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Full text of "Paris anecdote"

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University  of  Toronto 


littp://www.archive.org/details/parisanecdoteOOpriv 


PARIS  ANECDOTE 


BLOT  ET  FILS-AIÎIE,  IMPRIMEURS,   RDE  DLEUli, 


PARIS  ANECDOTE 


LES   INDUSTRIES  INCONNUES 

LA     CHILDEBERT.   —   LES    OISEAUX    DE    NUIT 

LA    VILLA     DES    CHIFFONNIERS 

VOYAGE     DE     DÉCOUVERTE    DU    BOULEVARD    A    LA 

COURTILLE,  PAR  LE  FAUBOURG  DU  TEMPLE 

PARIS   INCONNU 


AILEX.     PRIT  AT    »  A]»OIiESIOIVT 


PARIS 

A.  DELAHAYS,  LIBRAIRE-ÉDITEUR 

4-6,    RUE    CASIMIR-DELAVIGNE 


B5îLIOTH£CA 


r-,.0 


PARIS  ANECDOTE 


LES  INDUSTRIES  INCONNUES 


I. 


LA   LOUEOSE   DE   VOITURES  A   BRAS   ET   SA    REMISE. 
LE    FABRICANT    d'aSTIGOTS. 

Ne  VOUS  est-il  point  arrivé,  en  vous  promenant 
dans  Paris  ,  un  jour  de  fôte  ,  par  exemple,  de  vous 
demander  comment  toute  cette  population  peut 
faire  pour  vivre?  Puis,  vous  livrant  m.entalement 
aux  douceurs  de  la  statistique,  cette  science  si  chère 
aux  flâneurs  et  aux  savants ,  si  vous  avez  calculé 
combien  la  grande  cité  contient  de  maçons,  de 
rentiers,  de  charcutiers,  d'avocats,  de  charpen- 
tiers,  de  médecins ,  de  bijoutiers,  de  forts  de  la 
halle ,  de  banquiers,  en  un  mot  d'hommes  exerçant 
au  grand  jour,  par  devant  la  société  et  la  loi,  des 
professions  avouées  et  inscrites  dans  le  diction- 
naire de  l'Académie,  n'avez-vous  pas  toujours 
trouvé  des  masses  énormes  de  gens  auxquels  vous 


—  6  — 

ne  pouviez  assigner  aucun  état ,  aucun  emploi , 
aucune  industrie  ? 

Eh  bien  !  tous  ces  gens-là  composent  la  grande 
famille  des  existences  problématiques,  que,  suivant 
les  statisticiens  patentés ,  MiM.  Parent  Duchatelet, 
Moreau  Jonnès ,  Frégier,  on  évalue  à  soixante- 
dix  mille  ;  c'est-à-dire  que  chaque  malin  il  y  a 
à  Paris  soixante-  dix  mille  personnes  de  tout 
âge  qui  ne  savent  ni  comment  elles  mangeront, 
ni  où  elles  se  coucheront.  Et  cependant  tout  ce 
monde-là  finit  par  manger  ou  à  peu  près.  Comment 
font-elles?  C'est  leur  secret,  secret  souvent  ter- 
rible ,  que  divulguent  les  tribunaux. 

Mais  nous  n'avons  rien  à  dire  des  classes  dan- 
gereuses ;  nous  laissons  aux  hommes  sérieux  le 
soin  d'en  parler  dans  de  gros  livres  que  personne  ne 
lit,  mais  que  rAcadêmie  couronne.  ÎNous  ne  vou- 
lons que  vous  donner  une  idée  de  l'esprit  ingé- 
nieux du  t^arisien ,  en  passant  en  revue  la  race 
pauvre  ,  laborieuse  ,  intelligente,  qui  à  su  se  créer 
une  industrie  honnête  répondant  aux  divers  be- 
soins du  public. 

Dans  nos  excursions  à  travers  le  douzième  ar- 
rondissement ,  nous  avons  vu  des  choses  si  sur- 
prenantes ,  que  nous  n'avons  pu  résister  au  désir 
de  les  livrer  à  la  curiosité  des  lecl(?urs.  Ils  verront 


—  t  — 

que  bien  desgeiis  entreprennent 'do  loilg?  voy&g'és, 
des  courses  périlleuses ,  pour  trouver  des  cftOSéS 
extraordinaires,  lorsqu'à  ïeiit-  porte,  à  unie  cid\l«e 
d'omnibus  de  leur  foyer,  le  nouveau,  lébi^rrè, 
l'extraordinaire  ,  se  rencontrent  à  chaque  pas. 
1  Les  mœurs  patriarcales  de  l'âge  d'or,  la  finéssb 
du  sauvage ,  la  naïveté  du  nègre  de  là  côte  de  Guf- 
née,  sont  des  choses  communes.  Levaillant,  le  ca- 
pitaine Cook,  Pténé  Cailliô  ,  n'ont  rien  observé  dé 
plus  curieux  dans  leurs  voyages  aux  pays  sans 
nom  que  ce  que  nous  avons  vu  dans  certains  quar- 
tiers de  Paris. 

Il  existe  derrière  le  collège  de  FrâïUcé ,  entre 
la  bibliothèque  Sainte-Génevièvé  ,  les  bâtîmeilts 
de  l'ancienne  école  normale  »  le  collège  Sainte- 
Barbe  et  la  rue  Saint-Jean-de-Latran,  tout  un 
gros  pâté  de  maisons  connu  sous  le  nom  de  Mont- 
Saint-Hilaire.  Ce  quartier  ressemble  beaucoup  à 
un  gigantesque  échiquier  :  il  est  tout  emmêlé  de 
petites  rues  sales  et  étroites,  qui  se  coupent  à; 
angle  droit,  et  forment  de  tout  petits  carrés  de 
maisons  adossées  les  unes  aux  autres.  Dans  cet 
îlot,  long  d'une  centaine  de  mètres  sur  quarante 
de  large,  on  trouve  une  dizaine  de  rues  toutes 
vieilles,  noires  et  tortueuses.  Le  Mont-Saint-Hi- 
laire  est  le  point  culminant  de  ce  qu'on  est  con- 


—  8  — 

venu  d'appeler  le  quartier  latin  ;  c'est  rextrôme 
limite  du  pays  de  la  science  et  de  la  montagne 
Sainte-Geneviève,  dont  il  est  séparé  par  une  rue 
et  quelques  maisons. 

Mais  quelle  différence  de  mœurs ,  de  population 
et  d'industries  !  Car  Paris  a  cela  de  merveilleux, 
que  les  habitudes  de  la  population  d'une  rue  ne 
ressemblent  pas  plus  à  celles  des  habitants  de  la 
rue  voisine  que  les  mœurs  du  Lapon  ne  ressem- 
blent à  celles  des  peuples  de  l'Amérique  du  Sud. 
Vous  tournez  un  coin  de  rue ,  et  l'aspect  change, 
la  population  aussi.  Les  goûts ,  la  manière  d'être , 
les  travaux ,  les  industries ,  rien  ne  se  ressemble. 
Les  habitants  de  la  rue  Meslay  sont  aussi  diffé- 
rents de  ceux  de  la  rue  Saint-Martin  que  les 
mœurs  douces  des  petits  rentiers  de  la  rue  Copeau 
diffèrent  des  coutumes  bruyantes  de  leurs  voisins 
de  la  rue  Mouffetard. 

Un  étranger  qui  aurait  passé  un  jour  dans  la 
rue  du  Croissant  sans  en  sortir,  qu'on  enfermerait 
dans  une  voilure  pour  lui  faire  faire  un  long  détour 
et  le  déposer  dans  la  rue  du  Sentier,  ne  croirait 
jamais  que  ces  deux  rues  correspondent  ensemble. 

C'est  ce  qui  fait  l'incomparable  supériorité  de 
Paris  sur  toutes  les  villes  du  monde.  C'est  cette 
physionomie  multiple  qui  captive  tous  les  gens 


qui  ont  vu  notre  bonne  ville.  C'est  ce  kaléidoscope 
continuel  qui  charme  tant  l'observateur  et  met  un 
si  profond  regret  au  cœur  de  tous  ceux  que  leurs 
affaires  forcent  à  quitter  notre  vieille  cité. 

Faisons  un  tour  sur  les  hauteurs  de  TUniver- 
sité,  et  nous  y  trouverons  deux  quartiers  jumeaux, 
les  Monts  Sainte-Geneviève  et  Saint-Hilaire.  Au- 
tant la  Montagne-Sainte-Geneviève  est  bruyante , 
criarde,  tapageuse,  flâneuse,  déguenillée,  autant 
son  voisin,  le  Mont-Saint-Hilaire,  est  calme,  tran- 
quille, laborieux  et  propre.  Les  maisons  sont  aussi 
vieilles ,  aussi  tremblottantes ,  d'un  côté  que  de 
l'autre;  mais  celles  du  Mont-Saint-Hilaire  ont  un 
aspect  vénérable  qui  leur  donne  l'air  de  bons  vieil- 
lards, tandis  que  les  autres  font  l'effet  de  vieilles 
femmes  ivrognesses  titubant  sur  leurs  jambes 
amaigries.  Les  derniers  reflets  de  la  truanderie 
s'aperçoivent  encore  à  la  Montagne-Sainte-Gene- 
viève. Les  ombres  sévères  des  vieux  scolastiques 
semblent  planer  incessamment  sur  le  Mont-Saint- 
Hilaire  ,  à  l'ombre  des  grands  murs  de  tous  les 
établissements  scientifiques  accumulés  dans  ce 
petit  coin  de  Paris. 

L'enfant  de  la  première  prendra  une  hotte  de 
chiffonnier,  pour  contenter  ses  goûts  de  bohème 
et  vaguer  constamment  dans  les  rues  ;  ou  bien  il 


—  10  -- 

choisira  un  métier  bruyatit  pour  chanter  on  chœur, 
se  disputer,  et  faire  le  lundi  en  nombreuse  compa- 
gnie. Celui  du  second  choisira  une  proression 
tranquille,  sans  marteau,  qu'il  pourra  exercer  en 
chambre.  L'un  sera  débardeur,  porteur  aux  hal- 
les, garçon  marchand  de  vin ,  servant  de  maçon  ; 
Tautre  sera  relieur,  cordonnier,  fabricant  de  boî- 
tes et  de  menus  objets  en  carton.  En  un  mot , 
ce  sont  presque  deux  peuplés  de  race  et  de  nature 
différentes. 

Le  Mont-Saint-Hilaîre  appartient  tout  entier  à 
ces  petites  industries  inconnues  qui,  en  le  faisant 
vivre,  donnent  à  l'ouvrier  la  liberté  et  l'indépen- 
dance. L'esprit  ingénieux  et  libre  de  l'enfant  de 
iParis  s'y  est  développé  sous  toutes  ses  faces.  La 
petite  fabrique  y  a  pris  des  développements  exces- 
sifs. Toutes  les  maisons  renferment  des  inventeurs 
auxquels  il  ne  manque  qu'un  plus  grand  théâtre 
pour  devenir  célèbres.  C'est  le  véritable  micro- 
cosme du  génie  humain.  Le  fondateur  des  bouti- 
ques de  galette  sur  le  boulevarl,  le  précurseur  du 
brillant  pâtissier  du  Gymnase,  le  fameux  M.  Coupe- 
Toujours,  qui  a  laissé  de  si  solides  souvenirs  à 
tous  les  estomacs  sexagénaires,  l'homme  qui  du- 
rant vingt  ans  a  occupé  toutes  les  bouches  de  la 
république,  du  premier  empire  et  de  la  restau- 


—  11  — 

ration ,  était  originaire  du  Moht-Saint-Hiîaire.  Il 
a  fait  une  immense  fortune  à  vendre  des  parts  de 
galette  à  un  sou,  sur  le  boulevard  Sàînt-Martin. 
Aujourd'hui  Tastrô  du  Gymnase  a  fait  pâlir  son 
étoile.  Il  n'y  a  plus  guère  que  quelques  familles 
du  Marais  qui  se  souviennent  de  cette  gloire  dé- 
chue ,  et  qui  font  encore  venir,  aux  grands  jours 
de  galas,  les  jours  de  cidre  et  de  marrons,  le  gâ- 
teau ,  si  cher  aux  enfants  de  Paris  ^  de  la  modeste 
boutique  de  cette  ancienne  renommée.  Les  gamins 
elles  grisettes  de  notre  temps  dédaignent  sa  pâte 
feuilletée.  M.  Napoléon  Richard,  l'inventeur  du 
café  avec  petit  verre  à  deux  sous  la  demi-tasse^ 
vulgairement  connu  sous  le  nom  d'Estammet  des 
pieds  humides  y  était  également  un  enfant  de  ce 
quartier.  M.  Coupe-Toujours  avait  fait  ses  études 
au  fameux  Puits-Certain,  au  coin  dé  iarue  Saint- 
Jean-de-Beauvais,  une  des  plus  vieilles  maisons 
de  pâtisserie  du  monde,  car  sa  renommée  remonte 
au  quatorzième  siècle,  et  ses  pâtés  chauds  sont  en^ 
core  aujourd'hui  aussi  en  vogue  qu'au  beau  temps 
de  nos  aïeux.  Jamais  les  propriétaires  n'y  passent 
plus  de  dix  années  pour  faire  fortune.  Jugez, 
d'après  cela,  de  la  prodigieuse  quantité  de  pâtés 
au  veau  et  au  jambon  que  doivent  consommer  les 
estomacs  p^isiens. 


—  15  — 

Lorsqu'un  homme  d'une  ville  de  province  a 
fait  fortune  à  Paris  en  vendant  n'importe  quoi,  en 
exerçant  n'importe  quelle  profession,  tous  ses 
compatriotes  s'empressent  de  l'imiter  ;  ils  embras- 
sent cette  profession  ou  vendent  ce  n'importe  quoi. 
Le  premier  Auvergnat  qu'a  vu  Paris  y  a  dû  ra- 
masser des  écus  en  vendant  de  la  vieille  ferraille  , 
et  le  premier  Normand  en  achetant  des  vieux 
habits,  vieux  galons.  Depuis  ce  temps,  temps  im- 
mémorial ,  tous  les  Auvergnats  sont  marchands  de 
ferraille  et  tous  les  Normands  brocantent  de  vieux 
habits. 

La  grande  révolution  de  1789,  en  changeant  la 
population  du  Mont-Saint-Hilaire,  qui  était  alors 
occupé  par  les  étudiants  des  diverses  Facultés ,  y 
a  porté  des  ouvriers.  L'un  d'eux  a  fait  ses  affaires, 
comme  on  dit  aujourd'hui,  en  inventant  un  petit 
commerce  de  détail.  Depuis  ce  temps,  tous  les 
enfants  du  quartier  veulent  aussi  inventer  quelque 
chose,  pour  faire  leurs  affaires,  comme  les  in- 
venteurs de  la  galette  et  du  café  à  deux  sous. 

Cela  se  comprend  :  l'homme,  en  apparence,  n'est 
qu'un  singe  perfectionne,  beaucoup  plus  méchant, 
plus  traître,  plus  laid,  mais  infiniment  moins 
malin  que  le  singe,  quoi  qu'en  dise  Buffon,  et 
même  Boileau. 


—  13  — 

Après  avoir  visité  la  Montagne-Sainte-Gene- 
viève en  tous  sens  ,  quelques  membres  de  la  com- 
mission du  douzième  et  moi,  nous  nous  pro- 
menions dans  ces  rues  calmes ,  mais  affreuses , 
comme  dans  un  oasis.  Nous  éprouvions  ce  bien- 
être  que  doit  éprouver  tout  voyageur,  après  avoir 
été  aveuglé ,  étouffé ,  presque  englouti  par  les 
sables  du  désert,  en  arrivant  à  la  fontaine ,  sous 
un  bosquet  d'arbres  parfumés,  verdoyants  ,  plein 
d'ombre  ,  de  silence  et  de  fraîcheur.  Nous  nous 
sentions  heureux  ,  nos  poitrines  étaient  moins  op- 
pressées ,  la  vie  revenait  ;  nous  retrouvions  enfin 
les  hommes,  la  civilisation,  l'existeuce. 

Notre  tâche  n'était  pas  remplie  :  nous  devions 
visiter  encore  quelques  uns  de  ces  logements  , 
voir  les  habitants,  les  interroger.  A  la  premicre 
maison  ,  nous  remarquons  celte  enseigne  : 

M™«  Lecoeur,  loueuse  de  voitures  a 
BRAS.  Les  I'REnd  e^  resiise. 

Une  remise  de  voilures  à  bras!  c'était  assez  cu- 
rieux pour  des  touristes  :  nous  entrâmes. 

Figurez-vous  une  grande  cour  entourée  de 
hangars,  encombrée  de  roues,  de  boîtes,  d'es- 
sieux, de  bâches.  Ces  boites,  longues  de  1  mètre 
40  centimètres ,  étaient  les  voitures.  M"^'^  Lccœur 


^  u  _« 

est  une  femme  de  trente  ans,  grande,  grasse, 
brune,  tout  à  fait  désirable ,  qui  rit  plus  souvent 
qu  a  son  tour,  pour  montrer  des  dents  éblouis- 
santes. Elle  a  de  jolies  mains,  de  jolis  pieds,  de 
beaux  yeux,  des  bras  superbes,  qu'elle  fait  voir 
avec  une  complaisance  à  nulle  autre  pareille.  Elle 
aime  à  causer,  surtout  avec  les  messieurs  bien. 
En  moins  d'un  quart  d'heure  elle  nous  avait  confié 
tous  les  secrets  de  son  industrie. 

Elle  loue  les  charrettes  pour  déménagements 
cinq  sous  l'heure,  et  les  charrettes  des  quatre 
saisons  dix  sous  la  journée.  Ainsi  il  est  très 
rare  que  les  petits  marchands  passants,  criant 
les  légumes  dans  la  rue  ,  soient  propriétaires  des 
petites  voitures  qu'ils  poussent  devant  eux;  géné- 
ralement ils  les  louent.  Lorsque  par  hasard  ils 
ont  assez  d'avances  pour  se  procurer  un  numéro  , 
ils  remisent  la  nuit  chez  la  belle  M™«  Lecœur. 
Cette  location  se  fait  à  forfait.  Si  le  marchand  sort 
à  trois  ou  quatre  heures  du  matin  pour  aller  à  la 
halle,  il  paie  un  sou  de  plus  par  jour;  s'il  ne  vient 
qu'après  le  soleil  levé  ,  il  ne  paie  que  deux  francs 
vingt-cinq  centimes  par  mois ,  ou  six  liards  par 
jour. 

Comme  nous  nous  récriions  sur  ce  prix  exor- 
bitant de  cinq  sous  l'heure  ,  M™^  Lecœur  ,  qui , 


—  15  — 

quoique  riant  toujours  à  belles  dents ,  a  cependant 
réponse  à  tout,  nous  dit  : 

«  Comment  !  cinq  sous  l'heure ,  c'est  trop 
cher!  Ah  bien!  mais  c'est  dans  rinlérêt  des  sa- 
voyards :  ça  les  empêche  de  flâner,  et  ça  contente 
les  pratiques. 

—  C'est  très  bien  pour  des  bourgeois;  mais 
ces  pauvres  revendeurs,  leur  faire  payer  dix  sous 
par  jour  une  chose  qui  vous  coûte  peut-être  vingt 
francs  une  fois  confectionnée  ! 

—  Oui  !  mais  vous  ne  comptez  pas  les  patentes, 
les  numéros  et  les  fourrières.  Et  puis  ces  mar- 
chands-là font  les /?a/ze5  (pauvres)  ;  mais  il  ne  faut 
pas  les  croire:  il  n'y  en  a  pas  un  qui  ne  mette  de 
côté  au  moins  une  pièce  de  trente  sous  tous  les 
l'ours!  » 

Comme  nous  voulions  calculer  à  peu  près  ses 
bénéfices  journaliers ,  elle  nous  dit  : 

«  Oh  !  je  n'y  vais  pas  par  quatre  chemins  :  le 
remisage  des  autres  me  paie  mes  frais  au  bout  de 
Tannée.  Quant  à  mes  cinquante  voitures,  elles 
rapportent  chaque  soir  à  la  maison  leurs  petites 
trois  pistolos  et  demie ,  comme  disent  les  chara- 
bias. Quand  j'en  aurai  une  centaine,  et  cela  ar- 
rivera avec  du  temps  et  de  réconomie  ,  je  pourrai 
marier  mes  filles,  s'il  m'en  vient  jamais.  » 


—  IG  — 

Comme  nous  nous  étonni':>ns  des  bénéfices 
énormes  de  M"^*'  Lecœur. 

«  Qu'est-ce  que  c'est  qi»^  cela,  nous  dit-elle, 
auprès  de  ce  que  gagne  la  mère  Brichard?  Vous 
(TOUS  étonnez  de  ce  qu'une  femme  seule  gagne  sa 
vie!  La  mère  Brichard  a  son  mari,  ses  garçons, 
qui,  loin  de  l'aider,  lui  coûtent  les  yeux  delà  tête. 
Malgré  ça,  elle  gagne  de  l'or,  et  sa  fille  Annétte 
est  un  bon  parti  :  elle  pourrait  la  marier  avec  un 
avocat;  mais  elle  aime  mieux  la  faire  travailler,  et 
lui  acheter  une  bonne  place  à  la  halle  le  jour 
qu'elle  la  mariera  à  quelque  bon  ouvrier,  qui  de 
ce  jour-là  se  croira  rentier  et  se  fera  nourrir  par 
sa  femme. 

Il  esta  remarquer,  en  effet,  que  dans  cette  classe 
la  majeure  partie  des  hommes  mariés  à  des  mar- 
chandes ou  à  de  bonnes  ouvrières  ne  font  rien 
ou  presque  rien.  C'est  à  peine  s'ils  aident  leur 
femme  dans  ses  travaux;  ils  passent  leurs  journées 
lu  cabaret,  à  godailler,  se  grisent,  rentrent 
;hez  eux  toujours  entre  deux  vins.  Les  malheu- 
reuses femmes  se  trouvent  encore  heureuses 
lorsque,  sur  une  observation,  ces  hommes  biutaux 
ne  répondent  pas  par  des  voies  de  fait ,  qui  finis- 
sent presque  toujours  à  la  police  correclionnellfi 
ou  sur  JAs  bancs  de  la  cour  d'assises.  Pour  ces 


—  17  — 

femmes,  le  prototype  de  rélégance,  de  la  distinc- 
tion ,  de  Tcsprit ,  est  Tavocat ,  soit  à  cause  de  la 
cravale  blanche  inhérente  à  cette,  classe  de  ci- 
toyens ,  soit  à  cause  de  la  robe  noire  et  de  la 
parole  à  Theure,  qui  ont  encore  beaucoup  de  pres- 
tige sur  ces  imaginations.  Cependant  Finfluence 
du  barreau  est  contrebalancée  par  celle  du  phar- 
macien ,  qui  est  le  ne c  plus  ultra  de  la  science  et 
du  savoir;  il  leur  apparaît  dans  son  officine  ,  en- 
touré de  bocaux  verts ,  rouges  et  bleus ,  comme 
un  espèce  de  magicien ,  de  mire  du  moyen  âge. 

M™«  Lecœur  voulut  bien  s'offrir  pour  nous 
conduire  chez  la  mère  Brichard,  sa  voisine. 

En  sortant  de  sa  maison,  nous  rencontrâmes  un 
vieillard  rouge  en  couleur,  une  véritable  trogne 
de  pèr^  Trinquefort^  un  amant  de  la  dive  bou- 
teille, comme  on  disait  jadis  ;  un  ami  delà  treille, 
cpnamç  disent  encore  les  guinguetliers.  M"*'*  Le- 
cœur le  f  alua  l^gèreraent  de  la  main.  Le  père  Salin, 
c'est  son  jQom,  répondit  à  ce  signe  amical  par  la 
plus  profonde  révérence.  Nous  avons  su  depuis 
qu'il  était  son  locataire,  car  M'"®  Lecœur  esi prin- 
cipale de  la  maison  dont  sa  remise  occupe  la  cour, 
Elle  a,  comme  on  voit,  plusieurs  cordes  à  son  arc; 
aussi  emploie-t-elle  une  femme  de  ménage  à  six 
francs  par  mois. 

2 


—  18  — 

«  Que  fait  M.  Salin?  demanda  M... 

—  Oh  !  il  n'est  pas  au  bureau  de  Tassislance 
publique!  (Être  au  bureau  est  une  honte  pour 
un  homme,  dans  ces  quartiers  de  travailleurs.) 
C'est  un  homme  qui  gdigne joliment  sa  vie  :  il  est 
Fabricant  d'Asticots. 

Nous  avouons  que  nous  ne  nous  y  attendions 
pas.  Cette  industrie  nous  parut  exorbitante.  Le 
fabricant  d'asticots  dépassait  de  cent  coudées  notre 
imagination.  Nous  craignions  de  n'avoir  pas  bien 
entendu,  mais  certainement  nous  ne  comprenions 
pas.  Il  nous  fallait  une  explication. 

«  Fabricant  d'asticots!   dis-je  avec  surprise. 

—  Mais  oui...  Vous  savez  bien  ces  petits  vers 
qui  servent  à  pêcher. 

—  Je  sais.  Mais  comment  les  fabrique-t-il  ? 

—  Ah  voilà!  Ce  n'est  peut-être  pas  très  pro- 
pre ,  cet  état-là,  mais  on  y  gagne  sa  vie.  Il  y  a  à 
Paris  plus  de  deux  mille  pêcheurs  à  la  ligne, 
beaucoup  de  gamins  et  pas  mal  de  bons  bourgeois 
établis  ou  retirés  des  affaires.  Le  père  Salin  a  fait 
connaissance  avec  ceux-ci  sur  le  bord  de  l'eau.  Il 
leur  fait  des  asticots  pour  amorcer  toute  Tannée. 
Pour  cela  il  a  loué  tout  le  haut  de  la  maison,  un 
ancien  pigeonnier.  Il  y  met  macérer  des  charo- 
gnes de  chiens  et  de  chats  que  lui  fournissent  les 


—  19  — 

chiffonniers.  Quand  c'est  en  putréfaction^  les  vers 
s'y  mettent;  le  père  Salin  les  recueille  dans  des 
boîtes  de  fer-blanc  qu'on  nomme  calottées^  et  il 
les  vend  jusqu'à  quarante  sous  la  calottée.  Vous 
voyez  que  ce  n'est  pas  bien  malin  à  fabriquer. 
Mais  dame  !  il  faut  un  fier  odorat  pour  faire  ce  mé- 
tier-là! T^^î  ie  monde  ne  le  pourrait  pas.  Aussi 
ses  journées  sont-elles  très  bonnes  au  commen- 
cement de  la  saison  :  il  ne  gagne  jamais  moins  de 
dix  à  quinze  francs  par  jour,  et  tout  le  reste  de 
l'année  sept  à  huit  francs.  Mais  ça  n'a  pas  d'or- 
dre, ça  aime  trop  à  lever  le  coude  (boire). 

—  Cependant,  lorsque  les  eaux  sont  hautes, 
on  ne  pêche  guère;  il  doit  souvent  chômer  pen- 
dant l'hiver? 

—  Au  contraire,  c'est  son  meilleur  temps,  par- 
ceque  alors  il  élève  des  vers  pour  les  rossignols ,  ce 
qui  est  un  excellent  métier,  dont  il  a  presque  le 
monopole.  C'est  propre,  c'est  facile,  cela  rapporte 
beaucoup.  Il  suffit  de  prendre  de  la  recoupe  (pe- 
tit son),  qu'on  mêle  avec  de  la  farine  et  de  vieux 
morceaux  de  bouchons  ;  on  les  laisse  couver  dans 
de  vieux  bas  de  laine ,  et  les  asticots  rouges  nais- 
sent tout  seuls.  Cela  se  vend  dix  sous  le  cent.  Gé- 
néralement les  amateurs  de  rossignols  sont  de 
vieilles  femmes  riches  et  des  bourgeois  qui  ont 


—  20  - 

dejs  mptier^  trancjuilles  :  les  bouquinistiBS,  |es  re- 
lieur?, ^es  tailleurs  à  façon.  Tous  ces  gens-là 
paient  bien  et  comptant  :  il  suffit  donc  d'avoir  une 
dizaine  de  pratiques  possédant  chacune  trois  ou 
quatre  oiseaux  pour  vivre  bien  à  son  aise  et  payer 
une  femme  de  ménage.  S'il  n'aimait  pas  tant  la 
boisson,  le  père  Salin  pourrait  être  propriétaire 
tout  comme  un  autre  ;  mais  il  mourra  à  l'hôpital,  il 
est  trop  artiste.  » 


J 


21  — 
H. 


UN  MOT  SUR  LES  ARTISTES  POPULAIRES.  —  LA  CUISEUSE 
DE  LÉGUMES.  —  UN  RENTIER  A  CINQ  FRANCS  DE  CAPI- 
TAL. —  LE    TZIGAN  MUSICIEN. 


Nous  VOUS  avons  conduit  dans  un  monde  étran- 
ge, que  vous  ne  connaissez  pas ,  dont  vous  com- 
prenez à  peine  le  langage,  car  ce  moiide-là  a  un 
lexique  à  lui,  des  mots  qui  lui  appartiennent  en 
propre,  et  nous  vous  en  devons  l'explication  tou- 
tes les  fois  qu'ils  se  présenteront  sous  notre  plume. 

Il  est  trop  artiste  !  a  dit  M™®  Lecœur.  Etre 
artiste  veiitdîre  ici  :  jeter  l'argent  par  les  fenêtres, 
le  dépenser  à  tort  et  à  travers  sans  compter ,  boire 
dc-ci  et  de-ià,  courir  la  fillette,  chanter,  rire  tou- 
jours, en  un  mot  être  un  gai  boute-en-train,  un 
enfant  dé  la  joie,  un  Roger  Bontemps.  En  effet, 
dans  ces  quartiers,  on  ne  connaît,  en  fait  d'artistes, 
que  les  pëiritres  en  décors  de  boutiques  et  les  mu- 
siciens cl'brclièstres  de  barrières,  gens  engendrant 
le  moins  qu'ils  peuvent  la  mélancolie  et  ne  cra- 
chant pas  du  tout  sur  le  jus  de  la  treille.  Ils  i,a- 
gnent  facilement  leur  vie,  ils  travaillent  le  moins 
possible,  ils  sont  passablement  payés!  aussi  clc- 


22  

pcîisent-îls  leur  argent  beaucoup  plus  vivement 
qu'ils  ne  le  gagnent. 

Braves  gens  au  demeurant,  cœurs  loyaux,  tou- 
jours prôts  à  rendre  service  à  tout  le  monde  indis- 
tinctement; bons,  charitables,  mais  flâneurs,  pa- 
resseux avec  délices;  ne  refusant  jamais  une  par- 
lie  de  plaisir,  en  proposant  toujours,  ils  ont  le  mot 
pour  rire  et  ils  chantent  agréablement  la  romance 
égrillarde  et  la  chanson  bachique. 

Ils  sont  très  aimés  du  peuple  ,  parcequ'ils  sont 
bons  drilles  et  passent  pour  des  farceurs  qui  n'ont 
pas  froid  aux  yeux.  La  plus  belle  partie  du  genre 
humain  les  estime  fort,  car,  après  tout,  ils  forment 
la  haute  aristocratie  des  classes  laborieures.  Ils  ne 
sont  pas  encore  bourgeois,  ils  ne  sont  déjà  plus 
ouvriers  ;  ils  se  trouvent  sur  l'extrême  limite,  et 
servent  pour  ainsi  dire  de  chaînon  pour  relier  les 
deux  castes.  Ils  sont  indépendants,  libres  et  fiers; 
ils  n'ont  ni  patrons  ni  bourgeois,  ce  qui  est  beau- 
coup. 

Nous  avons  rencontré  dans  ce  monde-là  des 
vertus  louchantes,  des  délicatesses  exquises.  Lais- 
sez-nous vous  raconter  l'histoire  du  chef  d'orches- 
tre du  Ihéûtre  de  M.  Morin.  Cet  homme  est  âgé 
de  cinquante  et  quelques  années  ;  c'est  un  petit 
7ieillard,  au  visage  triste  et  réfléchi,  plein  de  ré- 


—  as- 
signation. L'œil  est  doux  et  intelligent  ;  on  voit 
que  cet  homme  pense  et  qu'il  est  bon.  Il  est  tou- 
jours vêtu  de  noir  ;  ses  habits,  quoique  vieux,  sont 
d'une  propreté  militaire.  Il  fait  peu  de  gestes  ,  il 
parle  bas  et  semble  écouter  avec  plaisir  son  inter- 
locuteur, tout  en  donnant  audience  à  ses  pensées. 
Il  est  d'une  politesse  méticuleuse  ;  il  a  plutôt 
l'air  d'un  homme  de  chiffres  et  de  calcul  que 
d'un  homme  d'inspiration.  Il  est  né  en  Sa- 
voie ;  il  se  nomme  Brosset.  Il  partit  de  son  pays  à 
l'âge  de  huit  ans  pour  venir  chercher  fortune  à 
Paris;  il  était  avec  son  frère.  Ils  jouaient  de  la 
vielle,  en  demandant  un  petit  sou  ,  le  long  de  la 
route.  Après  un  voyage  qui  dura  bien  long-temps, 
hélas  !  pour  de  pauvres  petites  jambes  de  dix 
ans  ,  ils  entrèrent  dans  la  grande  ville.  Là  leur 
sort  devait  changer,  car,  à  peine  la  barrière  fran- 
chie, la  première  chose  qui  se  présenta  à  leurs 
yeux  était  un  portefeuille  bien  ventru,  bien  re- 
bondi, aj  int  tous  les  airs  d'un  meuble  de  bonne 
maison.  Nos  deux  petits  Savoyards  s'empressèrent 
de  cacher  leur  trouvaille  à  tous  les  yeux  ;  retirés 
dans  un  coin,  ils  l'examinèrent  :  il  contenait  dix 
beaux  mille  francs  en  billets  de  banque,  et  d'au- 
tres papics,  tels  que  lettres  de  change,  billets  à 
ordre,  etc.,  etc.,  et  toute  la  série  des  papiers  tim- 


—  u  -^ 

brés  paraphés  de  noms  goîval)les.  —  Ali!  mon 
Dieu!  s'écria  Brosset,  ausbilôt  qu'il  cul  apprécié 
la  valeur  de  sa  trouvaille,  il  doit  être  bien  mal- 
heureux celui  qui  a  perdu  un  pareil  trésor!  II  faut 
le  retrouver  et  lui  rendre  son  bien. 

Les  deux  frères  ne  prirent  aucun  repos  qu'ils 
n'eussent  trouvé  le  propriétaire  du  portefeuille 
^erdu.,  C'était  un  riche  commerçant.  Ce  beau  trsiit 
de  probité  le  toucha;  il  prit  les  deux  enfants,  leur 
fit  faire  des  études,  apprendre  la  musique,  et  leur 
procura  ainsi  tous  les  moyens  de  gagner  honora- 
blement leur  vie.  Il  ne  voulut  pas  que  ce  trait  de- 
meurât inconnu;  il  le  fit  raconter  dans  tous  les 
journaux  du  temps,  en  citant  l'âge  et  les  noms 
des  deux  frères.  Brossét  depuis  lors  eut  bien  des 
succès,  car  il  est  excellent  musicien  ;  il  à  couru 
la  monde  d'un  bout  à  l'autre,  mais  il  a  toujours 
conservé  le  journal  qui  relate  ce  fait,  encadre 
dans  sa  chambre ,  parceque ,  dil-il ,  il  lui  rappelle 
le  temps  de  sa  misère  et  le  souvenir  de  la  recon- 
naissance qu'il  doit  à  son  bienfaiteur.  Malheureu- 
sement, le  nom  de  ce  dernier  nous  échappe  ;  nous 
ne  pouvons  l'accoler  ici  à  celui  de  l'obligé. 

Ainsi  le  père  Salin  est  artiste  par  la  seule  rai- 
son que,  sans  boutique,  sanspalente,  sans  frafs,  il 
gagne  sa  vie  sans  avoir  besoin  de  personne,  et 


—  25  — 

qu'il  vit  tout  à  fait  à  sa  guise,  se  renfermant  dans 
sa  spécialité. 

Nous  arrivâmes  chez  la  mère  Brichard.  Sa  bou- 
tique est  un  immense  fourneau  :  figurez-vous  deux 
bassines  gigantesques  où  Ton  pourrait  faire  cuire  un 
bœuf  entier  avec  ses  cornes  et  ses  autres  agré- 
ments ;  une  cheminée  comme  on  n'en  voit  plus 
que  dans  les  provinces  les  plus  éloignées,  et,  au 
milieu  de  tout  cela,  M™°  Brichard  et  sa  fille, 
M^^^  Annette.  L'une  préside  à  la  cuisine,  l'autre 
à  la  vente  des  artichauts.  La  mère  Brichard  est 
une  femme  de  quarante-cinq  ans  environ,  grosse, 
ronde,  courte,  un  type  de  bœuf  de  labour,  de 
cheval  de  trait.  Elle  est  active,  remuante,  tou- 
jours en  mouvement;  elle  va,  vient,  crie,  rit,  parle, 
chante,  travaille,  tout  cela  à  la  fois;  elle  ne  perd 
pas  un  moment  et  dit  cinquante  paroles  de  trop  à 
chaque  phrase.  Sa  fille,  M^^®  Annette,  est  blonde, 
jolie,  avec  dé  beaux  yeux  bleus  ;  elle  semble  ti- 
mide, et  ne  parle  qu'avec  la  plus  grande  réserve. 

Ce  que  M"^®  Lecœur  aurait  expliqué  en  cinq 
minutes,  la  mère  Brichard,  grâce  à  ses  phrases  in- 
cidentes, mit  une  bonne  heure  à  nous  le  dire.  Pen- 
dant la  saison  ,  elle  achète  les  artichauts  sur  pied 
aux  champs,  et  à  la  halie  par  voitures.  Elle  choi- 
sit les  plus  beaux,  qu'elle  ""^nd  aux  fruitières  pour 


—  26  - 

les  maisons  bourgeoises;  les  petits  sont  mangés  h 
la  poivrade  ;  elle  fait  cuire  tous  les  autres  pour  son 
commerce.  Elle  ell  fournit  à  presque  tous  les  pe- 
tits marchands  à  charrettes  qui  les  crient  par  la 
ville.  Le  prix  de  l'achat  en  gros  et  sur  une  grande 
échelle  est  si  minime,  qu'il  parait  presque  incroya- 
jle  :  il  varie  de  un  à  six  centimes.  Lorsqu'ils  sont 
cuits  et  livrés  aux  crieurs,  la  mère  Brichard  gagne 
deux  centimes.  Il  va  sans  dire  que  ceux  qui  sont 
vendus  au  détail  aux  passants  et  aux  bourgeois 
procurent  un  bénéfice  triple. 

Pendant  l'automne  et  l'hiver,  son  matériel  lui 
sert  à  fournir  de  légumes  cuits,  oseille,  chicorée, 
épinards ,  une  partie  des  fruitières  et  des  mar- 
chandes de  la  halle.  Elle  fait  outre  cela  des  poires 
et  des  pommes  cuites  pour  les  détaillants. 

—  «  Pourquoi  ceux-ci  ne  font-ils  pas  cuire 
leurs  légumes  eux-mêmes? 

—  Cela  leur  coûterait  plus  cher  que  de  les 
acheter  tout  cuits ,  nous  répondit  la  mère  Bri- 
chard :  ils  ne  sont  pas  outillés,  et  le  matériel 
coûte  très  cher.  Ce  métier- là,  il  faut  le  faire  en 
grand  ou  ne  pas  s'en  mêler  :  on  y  perdrait  son 
temps  et  son  argent.  Dans  notre  partie,  il  faut 
savoir  d'avance,  à  un  centime  près,  sa  dépense, 
pour  chauffage ,  entretien,  loyer,  temps,  et  tout 


—  27  — 

le  reste  :  il  n'y  a  pas  de  petites  économies  ;  il  ne 
faut  rien  perdre,  pas  un  charbon,  pas  une  minute 
de  feu.  Si  je  nourris  des  lapins,  c'est  pour  pro- 
iîter  de  mes  épluchures. 

Au  commencement  du  printemps  ,  elle  fait  des 
œufs  rouges  et  entreprend  par  adjudication  ceux 
des  coquetiers  en  gros.  Elle  a  toujours,  en  toutes 
saisons ,  quelque  chose  à  vendre  aux  petits  mar- 
chands ambulants  ,  parcequ  elle  tient  avant  tout  à 
conserver  ses  pratiques,  et  elle  ne  veut  pas  les 
déshabituer  de  venir  à  sa  maison  faire  leurs  pro- 
visions. 

Pendant  que  nous  causions  avec  M™^  Brichard, 
nous  entendîmes  un  grand  caquetage  à  la  porte. 
La  rue  devant  rétablissement  avait  l'aspect  de  la 
rue  du  Coq-Saint-Honoré  au  moment  de  l'exposi- 
tion du  jour  de  Tan  de  la  maison  Alphonse  Giroux. 
Seulement,  au  lieu  des  beaux  cochers  fourrés , 
poudrés ,  luisants ,  c'étaient  de  pauvres  femmes 
en  guenilles ,  de  jeunes  filles  portant  la  glorieuse 
livrée  du  travail ,  et  des  petites  charrettes  à  bras  à 
la  place  des  fringants  équipages.  C'était  l'heure 
d'une  cuite^  M™^  Brichard  allait  commencer  sa 
vente  de  l'après-midi ,  celle  de  deux  heures , 
moment  où  les  ouvriers  des  fabriques  font  leur 
second  déjeuner. 


—  28  — 

La  mère  Brichard  fournissait  aux  demandes , 

M'^*^  Annetle  recevait  Targent.  Toutes  ces  femmes 
payaient  sans  discuter,  sans  mot  dire.  C'est  que 
la  mère  Brichard  n'eniend  pas  raillerie  à  rarticle 
du  crédit.  Elle  préférerait  faire  crier  par  les  rues 
toutes  ses  cuites  à  sa  fille  Ânnette,  que  de  faire 
deux  sous  à' œil  (crédit). 

«Cependant,  lui  dis-je,  ces  fiauvres  fem- 
mes ne  doivent  pas  toujours  avoir  l'argent  à  la 
poche? 

—  Elles  savent  bien  où  en  trouver.  Est-ce  qu'il 
n'y  a  pas  dans  ce  quartier  M...  Vautour^  un 
brave  Auverpin  (Auvergnat),  qui  a  fait  ses  affaires, 
et  chez  qui  elles  savent  qu'il  y  en  a  toujours? 

—  Oui ,  mais  à  quelles  coridilioris? 

—  Oh  !  c'est  un  bien  brave  homme ,  allez  !  Il 
aime  à  obliger  le  pauvre  nidhde.  11  leur  donne 
cinq  francs  tous  les  matins ,  et  elles  lui  rapportent 
cent  cinq  sous  tous  les  soirs. 

—  Cinq  sous  d'intérêt  pour  cinq  francs  et  pour 
douze  heures!  Mais  c'est  exorbitant  ! 

—  Il  leur  rend  service  ! 

—  Ah  !  vous  appelez  cela  un  service  !  Si  M... 
Vautour  proie  aux  nichies  conditiohs  à  celles  qui 
travaillent  pendant  la  niilt,  c'est-à-dire  cinq 
francs  à  six  heures  du  soir  pour  avoir  cinq  f^ancs 


—  29  — 

cinq  sous  à  six  heures  du  matin,  un  écu  lui  rap- 
porte cent  quatre-vingt-deux  francs  cinquante 
centimes liav  an,  et  chacune  de  ces  pauvres  mar- 
chandes lui  donne  par  an  quatre-vingt-onze 
francs  Tingt-cinq  centimes  d'intérêt,  ce  qui  fait 
que  son  argent  est  prêté  à  dix-huit  cent  vingt-cinq 
pour  cent. 

—  Diantre  î  fit  M"^®  Lecœur,  mais  c'est  assez 
bien  placer  sa  monnaie. 

—  Mais  oui ,  c'est  un  assez  bon  métier,  dit  la 
mère  Brichard  ;  ça  vaut  mieux  que  de  se  brûler 
le  tempérament  à  faire  bouillir  un  tas  de  choses. 

—  Savez-vous  qu'avec  cent  francs  ainsi  placés, 
c'est-à-dire  vingt  pièces  de  cent  sous ,  cet  homme 
si  bienfaisant,  ce  protecteur  des  pauvres,  se  ferait 
dix-huit  cent  deux  francs  de  revenu  par  an  ? 

—  Bon  Dieu!  le  vieux  coquin»,  s'écrièrent 
toutes  les  femmes. 

Puis  on  n'y  pensa  plus.  Mais  nous  autres,  nous 
y  pensions,  et  nous  disions  :  En  supposant  que  cet 
honnête  philanthrope, cet  homme  honoré,  respecté, 
vénéré  dans  son  quartier,  soit  un  homme  d'ordre, 
un  homme  qui  travaille,  un  homme  venu  à  Paris, 
comme  la  plupart  de  ses  compatriotes,  pour  s'a- 
masser un  petit  hoursicaut,  afin  d'acheter  un  petit 
morceau  de  terre  dans  la  Limagne;  si  cet  ami  de 


—  30  — 

rhumaniténe  dépense  pas  ses  cinq  francs  et  leurs 
iniérôls  ,  que  devient  alors  le  célèbre  calcul  des 
grains  de  blé  multipliés  sur  les  cases  de  l'échi- 
quier ?  Tous  les  quatre  jours  il  a  un  franc.  11  prête 
généreusement  à  toutes  les  femmes  qui  lui  sont 
recommandées  et  dont  répondent  ses  pratiques ,  et 
Oieu  sait  combien  il  y  a  dans  notre  ville  de  gens 
qui  accepteraient  ces  conditions  pour  avoir  le 
droit  de  travailler!  En  faisant  le  calcul  des  intérêts 
composés,  au  bout  de  Tannée  il  se  trouve  avoir 
gagné  avec  une  pièce  de  cinq  francs  3,900,000 
francs,  ou  780,000  pièces  de  cinq  francs. 

Faisons  maintenant  un  calcul  plus  facile ,  pour 
ceux  qui  n'auraient  pas  le  temps  d'additionner  jour 
par  jour  pendant  la  durée  d'une  année  de  365 
jours. 

Cinq  francs,  avons-nous  dit,  à  cinq  sols  (2  5  cen- 
times) d'intérêt  par  jour,  rapportent  91  francs25 
centimes  par  année.  Si  dans  l'année  suivante  on 
se  sert  de  la  somme  gagnée  pour  ce  même  com- 
merce, aux  mêmes  conditions,  on  obtient  1665  fr. 
3i  centimes,  plus  une  fraction.  La  troisième  année 
lui  rapportera  une  somme  de  30,391  fr.  90  cent, 
plus  une  fraction.  La  quatrième  année  le  trouvera 
à  la  tête  654,652  fr.  17  centimes  ,  plus  fraction. 
Enfin  la  cinquième  année  donnera  la  somme  énorme 


—  31  — 

de  11,947, -402  francs  10  centimes  et  fraction. 
A  la  septième  année,  le  capital  accumulé  surpas- 
serait considérablement  la  totalité  de  la  monnaie 
circulant  en  France. 

Et  l'on  parle  de  l'usure  qui  ronge  nos  campa- 
gnes, du  paysan  saigné  à  blanc,  ruiné  !  Hélas  ! 
voilà  ce  qui  se  fait  à  Paris,  au  centre  de  la  ville, 
dans  tous  les  quartiers  populeux.  Abordez,  dans 
la  rue,  n'importe  quelle  petite  marchande  criant 
ses  légumes  :  si  vous  savez  lui  inspirer  de  la  con- 
fiance, en  lui  parlant  son  langage,  elle  vous  don- 
nera l'adresse  d'un  de  ces  vampires  qui  s'attachent 
à  l'existence  du  pauvre  et  sucent  son  sang  jus- 
qu'à ce  que  mort  s'ensuive. 

Il  y  a  dans  Paris  peut-être  mille  sociétés  de 
bienfaisance  se  partageant  toutes  les  paroisses. 
De  jeunes  femmes  du  monde,  des  fils  de  famille, 
des  hommes  haut  placés,  vont  chaque  jour  visiter 
les  pauvres  à  domicile ,  leur  porter  du  linge,  du 
bois,  des  habits,  du  pain.  C'est  très  bien  :  il  n'est 
rien  au  monde  que  nous  respections  à  l'égal  de  la 
charité,  c'est  une  vertu  toute  divme. 

Mais  est-ce  assez  que  de  donner? 

Ne  devrait-il  pas  y  avoir  aussi  une  société  qui 
encourageât  le  travail? 

Ne  serait-ce  pas  une  grande  et  belle  œuvre 


—  32  — 

que  celle  qui  dèlivrernit  de  Tuf^urc  ces  malheu- 
reux travailleurs? 

Et  pour  cela  il  ne  faudrait  qu'une  simple  mise 
de  fonds  de  quelques  centaines  de  francs  :  car 
jamais,  de  mémoire  de  marchande,  ces  misérables 
usuriers  n'ont  perdu  une  seule  pièce  de  cinq 
francs.  Celle  qui  ne  leur  rapporterait  pas,  le  soir, 
la  somme  prêtée  le  malin,  serait  montrée  au  doigt 
et  vilipendée  dans  tout  le  quartier. 

]Xous  prions  M.  Tabbé  Mullois,  dont  nous 
avons  lu  avec  intérêt  les  livres  sur  la  charité,  de 
prendre  notre  idée  en  considération. 

Vous  concevez  qu'après  avoir  découvert  des 
choses  si  extraordinaires  :  une  loueuse  de  voiture  à 
bras  qui  se  faisait  12  à  15,000  livres  de  rentes; 
une  cuiseuse  de  légumes  des  quatre  saisons  qui 
bénéficiait  de  25  à  30,000  francs  par  an;  un  phi- 
losophe élevant  dçs  .vers  pour  les  rossignols  et 
des  asticots  pour  la  pêche  qui  gagnait  autant 
qu'un  chef  de  division  et  beaucoup  plus  que  de  cé- 
lèbres feuilletonnistes  ;  enfin  un  monsieur  auprès 
duquel  nos  plus  illustres  banquiers  n'étaient  que 
des  philanthropes,  nous  ne  pouvions  nous  arrêter 
dans  nos  pérégrinations  :  nous  avions  rencontré 
l'incroyable,  nous  voulions  de  l'impossible. 

Nous  avious  rencontré  les  musiciens  errants, 


—  sa- 
les joueurs  d'orgue,  les  moiUreurs  de  singes  et 
d'animaux  vivants;  —  il  y  a  là  des  maisons  qui 
sont  de  véritables  ménageries,  —  les  impresarii 
de  marionnettes  y  établissent  leurs  quartiers  gé- 
néraux. Ceux-ci  ont  importé  toute  une  industrie 
dans  la  rue  du  Clos-Bruneau.  Us  y  font  vivre  toute 
une  population,  population  curieuse,  douce, 
bonne  ,  presque  artiste  ,  qui  rappelle  de  loin 
certains  personnages  des  contes  fantastiques 
d'Hoffmann.  Elle  est  toute  employée  à  la  fabrica- 
tion des  fantoccini.  Il  y  a  d'abord  le  sculpteur  en 
bois  qui  fait  les  têtes.  Il  est  à  la  fois  peintre  et 
perruquier;  il  travaille  dans  le  commun  et  dans  le 
soigné.  Il  vend  ses  têtes  jeunes,  dans  le  soigné, 
de  2  à  4  francs  ;  celles  de  vieillards  à  barbe  et 
cheveux  blancs,  de  40  à  15  francs;  une  perruque 
simple ,  12  sous  ;  avec  agréments  et  frisure,  pour 
femme  ou  pour  chevalier  Louis  XIII,  2  francs, 
A  côté  de  lui  se  trouve  Thabilleuse  qui  fait  les 
costumes;  on  lui  fournit  les  étoffes;  lorsqu'elle 
travaille  pour  un  spectacle  bien  établi,  comme 
celui  de  M.  Morin,  rue  Saint-Jean-de-Beauvais, 
elle  gagne  2  francs  par  jour,  sans  se  donner  trop 
de  mal.  Puis  viennent  les  cordonnières,  celles 
qui  font  les  souliers  de  satin  pour  les  marionnettes 
danseuses  et  les  bottes  en  chamois  pour  les  rh<»- 

3 


—  34  — 

valiers.  Les  souliers  se  vendent  i  sous  la  ^âire, 
les  boUes  15  sous.  Enfin,  le  véritable  magicien 
de  ce  monde,  celui  qui  enseûrêtélës  bouisbouis. 
Ensècréter  un  bouisbouis  consiste  à  lui  attacher 
tous  les  fils  qui  doivent  servir  à  le  faire  mouvoir 
sur  le  théâtre  :  c^^stèe  qui  doit  cornpléter  l'illu- 
sion.  Il  faut  iihé  certaine  science  poui-  bien  ensè- 
créter, car  celui  qui  est  chargé  dé  faire  danser  \t 
marioimette  doit  ne  jamais  pouvoir  se  tromper  et 
ne  prendre  jamais  un  fil  pour  un  autre,  faire  re- 
muer un  bras  pour  uhe  jambe;  là  disposition  de 
i'ensecrètement  doit  être  telle,  qu'en  voyant  les 
fils  détachés,  celui  qui  a  Thabitude  de  ces  exer- 
cices doit  dire  :  Celui-ci  sert  aux  bras,  celui-là 
aux  jambes. 

Dans  vos  proiménades  d'été  â  travers  les  bois, 
^iôUs  êtes-vous  quelquefois  arrêté  sous  la  tonnelle, 
dans  un  de  ces  délicieux  cabarets  des  environs  de 
Paris,  oii  les  clématites,  les  volubilis,  ICs  capu- 
cines et  lesgobéas  semblent  se  disputer'  à  qui 
vous  donnera  Tombre  la  plus  fraîche  et  le  par- 
fum le  plus  suave;  où  la  brise  arrive  douce  et 
parfumée;  où  les  oiseaux,  se  piquant  d'amour- 
propre,  vous  chantent  à  qui  mietix  mieux  leurs 
plus  délicieuses  cavatines  ?  Et  là,  avez-vous  été 
tout  à  coup  réveillé  par  des  chants  barbares  qui 


—  35  — 

On(  fait  s'envoler  à  la  fois  les  rêves  et  les  oiseaux? 

Vous  avez  rencontré  devant  vos  yeux  un  vieil^- 
îard,  au  teint  basané,  à  l'œil  faUve,  aux  haillons 
picaresques,  raclant  avec  un  morceau  de  plume 
sur  une  mandoline  bizarre,  une  manière  de  Guzzla, 
'  quelque  chose  rappelant  l'origine  de  la  musique, 
une  espèce  d'écaillé  de  tortue,  comme  devait  être 
la  lyre  du  poète  Orphée. 

C'est  un  tzigân  de  la  Valachie,  un  bohémien, 
comme  nous  disons  ;  un  Zingari,  un  Gypsy,  comme 
disent  les  autres  du  midi  et  du  nord.  Cet  homme 
a  une  histoire,  ce  qui  est  rare. 

Il  est  né  àBucharest;  il  était  serf  au  service 
d'un  boyard  quelconque.  Ce  Seigneur  avait  fait  ses 
études  à  Paris  ;  il  retourna  dans  son  pays  avec  les 
idées  françaises.  Son  premier  soin,  en  rentrant 
sur  ses  propriétés,  fut  de  faire  brûler,  devant  les 
paysans,  tous  les  instruments  de  supplices,  knout, 
batogues  (baguettes),  cordes,  nerfs  de  bœufs. 
Les  paysans,  voyant  Cet  auto-da-fé,  ne  com- 
prirent qu'une  chose ,  c'est  que  leur  jeune  sei- 
gneur les  faisait  libres,  c'est  qu'il  abolissait  le  tra- 
vail obligé.  Car  qu'est-ce  que  la  liberté  pour  un 
tzigan  de  Valachie  ou  un  nègre  de  l'Amérique,  si 
ce  n'est  le  droit  de  ne  rien  faire?  On  se  mit  à  se 
promener,  à  jouêf  de  la  gUZïlâ,  â  dânSef  toute  la 


—  36  — 

journée.  Les  premiers  jours,  le  Valaque  crut 
qu'on  lui  faisait  fêle,  que  chacun  célébrait  à  sa 
manière  l'avènement  des  idées  progressives.  Mais 
bientôt  il  s'aperçut  de  Terreur  de  tous  ces  braves 
gens;  et,  pour  les  réintégrer  dans  les  saines  idées 
des  amis  de  l'ordre,  il  leur  donna  à  chacun  un 
petit  morceau  de  papier,  en  les  priant  de  le  por- 
ter au  chef  de  la  police  de  Bucharest. 

Ces  morceaux  de  papier  étaient  autant  de  bons 
pour  cinquante  coups  de  knout  à  se  faire  admi- 
nistrer par  les  valets  de  ville. 

Le  moyen  était  dur;  mais  il  paraît  qu'il  était 
bon,  car,  dès  le  lendemain,  chacun  se  remit  au 
travail,  et,  pendant  un  mois,  personne  n'eut  un 
reproche  à  subir  :  les  travaux  étaient  exécutés 
avec  une  exactitude  merveilleuse.  Mais,  le  mois 
suivant,  on  commença  à  se  relâcher  :  les  dos 
étaient  cicatrisés;  on  oubliait  le  terrible  exemple 
du  mois  précédent;  on  baguenaudait;  chacun  en 
prenait  à  son  aise.  Il  fallut  revenir  aux  petits 
morceaux  de  papier,  aux  bons  de  knout.  L'ordre 
rentra  dans  l'atelier.  Noire  jeune  homme,  recon- 
naissant l'excellence  de  son  invention,  ne  trouva 
rien  de  mieux  que  d'assembler  tous  les  premiers 
du  mois  ses  serfs,  et,  de  môme  qu'ici  on  fait  la 
paie,  on  leur  remettait  à  chacun  un  de  ces  ter- 


—  37  — 

ribles  petits  bons  ;  qu'il  fût  content  ou  non,  qu'on 

eût  travaillé  ou  flâné,  qu'on  eût  bien  ou  mal  fait, 
c'était  une  affaire  réglée,  le  premier  du  mois  on 
recevait  son  petit  morceau  de  papier. 

Notre  homme,  qui  était  plus  avancé  que  les  au- 
tres, se  fatigua  de  ce  régime.  Un  jour  ,  il  prit  sa 
guzzla  sous  son  bras,  tout  ce  qu'il  put  enlever  sur 
son  dos ,  et  il  partit  à  la  grâce  de  Dieu ,  ne  sa- 
chant où  il  allait.  Mais,  étant  chez  son  maître,  il 
avait  entendu  parler  de  Paris.  Paris  !  Qu'est-ce 
que  cela  pouvait  être?  N'était-ce  pas  le  pays  où 
s'allume  le  soleil?  N'était-ce  pas  la  terre  promise 
par  les  prophètes  aux  bienheureux  de  toutes  re- 
ligions? C'était  la  ville  des  plaisirs  ,  du  bon  vin, 
des  arts  et  de  la  liberté  :  que  fallait-il  de  plus  à 
notre  maugrabin?  Il  aimait  toutes  ces  belles  cho- 
ses-là. Il  partit  pour  la  patrie  de  ces  beaux 
rêves. 

Vous  dire  comment  il  fil  les  six  cents  lieues  qui 
séparent  Paris  delà  Valachie,  cela  serait  toute  une 
odyssée.  Il  eut  quelques  bonnes  veines  et  beau- 
coup de  misères.  Il  rencontra  une  troupe  de 
bohémiens,  il  courut  avec  eux  les  foires  d'Alle- 
magne en  qualité  de  musicien.  Enfin  ils  arrivé-' 
rcnt  sur  les  bords  du  Rhin  ;  il  contemplait  déjà 
celte  terre  de  France  tant  désirée,  il  s'y  voyait 


—  38  — 

arpentant  les  grandes  routes.  Mais  hélas  !  Thommo 
propose  et  Dieu  dispose. 

Il  comptait  sans  la  gendarmerie,  cette  noble 
institution  qui  existe  partout,  môme  en  Allemagne; 
tes  compagnons,  qui  ne  laissaient  jamais  rien 
traîner,  avaient  trop  emprunté  aux  bons  Germains 
pendant  leur  lourd  sommeil  de  bière.  On  s'était 
fâché,  la  troupe  fut  appréhendée  au  corps.  Ce 
qu'on  lui  reprocha ,  on  n'en  saura  jamais  rien. 
Toujours  est-il  que  notre  tzigan  ne  revit  le  Rhin 
et  la  terre  française  que  six  longues  et  sans  douto 
bien  tristes  années  après  sa  première  contempla- 
tion. 

Tant  qu'il  fut  en  Alsace,  tout  allait  pour  le 
mieux  ;  il  avait  appris  la  langue  allemande  pen- 
dant son  long  séjour  en  Saxe.  Mais,  dès  qu'il  eut 
quille  ces  contrées,  il  se  trouva  dans  une  posi- 
tion identique  à  celle  de  laSarrasine  de  la  légende, 
la  mère  de  saint  Thomas  Becket,  nous  croyons , 
qui  partit  de  son  beau  pays  d'Orient  pour  venir 
en  Angleterre  chercher  un  amant  volage,  en  ne 
sachant  que  deux  mots  de  la  langue  d'Occident, 
Londres  et  Becket.  Le  tzigan  avait  un  désavan- 
tage sur  elle  encore  :  il  n'en  savait  qu'un,  Paris! 

Enfin,  à  force  de  demander,  il  arriva.  Le  soirde 
ton  entrée ,  se  croyant  encore  dans  les  plaines  de 


—  39  — 

la  Kouuiaiiie,  il  se  coucha  sans  souper  sur  le  pre- 
mier banc  qui  se  présenta.  Une  patrouille  passa; 
onFinierrogea,  lui  et  sa  compagne  de  voyage,  une 
jeune  et  beliq  gypsy  qu'il  avait  ramenée  d'Alle- 
magne. Ils  répondirent  en  allemand  ,.  on  les  con 
duisitàla  préfecture.  L'interprète  du  lieu  leur 
dit  que  ,  s'ils  demandaient  une  médaille  de  chan^ 
leurs  des  rues,  on  pourrait  les  rendre  à  la  liberté. 

Le  lendenaain,  ils  commencèrent  donc  leur 
nouvel  état.  La  femme  était  jeune  et  jolie,  elle 
faisait  la  quête.  On  est  toujours  généreux  avec 
une  jolie  femme.  L'homme  amusait  par  ses  gri- 
maces et  son  instrument  inconnu.  Dans  la  journée 
ils  posaient  chez  les  peintres  pour  augmenter  leur 
revenu.  Il  y  a  de  cela  quarante  ans.  L'homme 
chante  toujours  et  joue  toujours  de  la  guzzla.  La 
femme  s'est  faite  tireuse  de  cartes;  elle  vend  des 
noix  et  des  coquilles  dorées  dans  lesquelles  sont 
enfermés  les  arrêts  du  destin.  Vous  devez  l'avoir 
vue  aux  Champs-Elysées.  C'est  une  vieille  femme 
au  teint  bistré  ,  à  l'œil  noir,  édentée,  refrognée, 
ridée  comme  une  pomme  de  l'année  dernière. 
Paris  leur  a  porté  bonheur,  ils  sont  aujourd'hui 
propriétaires  ! 

Oui,  propriétaires!  et  ne  deux  maisons  encore! 
Deux  maisons  sises  à  Paris,   dans  le  quartier  de 


—  40  - 

Lourcine ,  deux  maisons  louées  à  la  semaine^ 
rapportant  deux  mille  huit  cents  francs. 

Louées  à  la  semaine  !  Nous  avons  souligné  ces 
mots,  parceque  beaucoup  de  nos  lecteurs  ne  sa- 
vent peut-être  pas  que  cette  mode  anglaise  est 
encore  un  emprunt  fait  aux  vieilles  coutumes  de 
la  France,  coutume  barbare,  qui  s'est  perpétuée 
dans  les  quartiers  pauvres,  comme  tout  ce  qui  est 
laid  et  cruel.  Le  dimanche,  les  propriétaires  vien- 
nent faire  la  ronde  chez  tous  leurs  locataires,  rece- 
voir leur  argent  ou  donner  congé  dans  les  vingt- 
quatre  heures.  De  celle  façon,  les  mois  n'ont  que 
vingt-huit  jours  pour  eux  ;  ils  ont  inventé  des 
années  de  treize  mois.  C'est  ingénieux  et  produc- 
tif. 

Notre  izigan  est  sans  pitié  pour  les  mauvais 
payeurs.  Que  si  on  lui  parle  de  Télat  qu'il  continue 
d'exercer  :  Qu'appelez- vous  demander  l'aumône? 
dit  notre  homme  en  se  drapant  dans  ses  haillons. 
Je  suis  musicien,  on  paie  mon  talent;  est-ce  que 
Paganini  demandait  l'aumône  quand  il  donnait 
un  concert  ? 


—  41  — 

III. 

l'aklequin.  —  l'employé  aux  yeux  de  bouillon.  — 
les  loueurs  de  viande.  —  le  peintre  de  pattes 
de  dindons. —  le  boulanger  en  vieux,  etc. 

J'ai  dit  que  des  membres  de  la  commission  cen- 
trale des  propriétaires  et  habitants  du  douzième 
arrondissement  m'avaient  prêté  le  concours  de 
leur  expérience  et  me  guidaient  à  la  recherche  des 
étrangetés  qui  n'appartiennent  qu'à  cette  zone  de 
Paris.  Mais  il  commençait  à  se  faire  tard,  la  nuit 
s'avançait  à  grands  pas  ;  de  fumeuses  chandelles 
s'égouttaient  en  longues  stalactites  au  fond  de  tou- 
tes les  boutiques  :  mes  compagnons  me  quittèrent. 
Resté  seul,  je  m'adressai  à  un  des  industriels  de 
la  localité  que  j'avais  visités  le  matin.  Il  voulut 
bien  m'accompagner. 

«  Savez-vous,  me  dit-il,  comment  mange  une 
partie  de  cette  population? 

—  Je  connais,  répondis-je,  le  plat  de  viande  à 
deux  souset  delégumes  à  cinq  centimes,  etj'ai  en- 
tendu parler  du  hasard  de  la  fourchette  et  du 
bouillon  à  jet  continu. 

—  Oui,  mais  ce  que  vous  ignorez,  c'est  que  les 


—  42  — 

ouvriers  qui  ont  du  travail  mangent  seuls  le  plat  à 
deux  sols  ;  les  autres  se  nourrissent  tout  simple- 
ment cbez  le  Bijoutier. 

—  Le  bijoutier!  qu'est-ce  donc?  Serait-ce  par 
hasard  la  fameuse  soupe  au  caillou  dont  on  m'a 
tant  parlé  dans  mon  enfance? 

—  Non  ;  suivez-moi  un  moment,  et  vous  ver- 
rez. Si  vous  avez  des  nausées,  ne  vous  en  prenez 
qu'à  votre  curiosité,  et  surtout  bornez-vous  à  ra- 
conter ce  que  vous  aurez  vu  ;  vous  n'avez  pas  be- 
soin de  rien  exagérer  pour  apitoyer  utilement  sur 
le  sort  de  ces  malheureux  et  appeler  sur  eux  l'at- 
tention des  gens  compétents. 

Nous  descendions  une  de  ces  petites  rues  rai- 
des  dont  les  pavés,  appuyés  les  uns  contre  les 
autres,  semblent  se  faire  la  courte  échelle  pour 
monter  jusqu'au  Mont-Saint-Hilaire.  A  la  rue  des 
Noyers,  mon  cicérone  me  dit  : 

—  Visitons  d'abord  les  alentours  du  marché. 
Voici  la  mère  Maillard  :  c'est  une  bijoutière  ou 
marchande  d.' arlequins.  Je  ne  sais  pas  trop  l'ori^- 
gine  du  mot  bijoutier,  mais  Varlcquin  vient  de  ce 
que  ses  plats  sont  composée  de  pièces  et  de  mor- 
ceaux assemblés  au  hasard,  absolument  comme 
l'habit  du  citoyen  de  Bergame.  Ces  monceaux  de 
viandes  que  vous  voyea  là  sont  1res  copieux  ,  et 


—  -13  — 

cependant  ils  se  vendent  un  sou,  indistinctement. 
Ce  bon  marché  n'a  rien  d'étonnant.  La  mère  Mail- 
lard a  passé  un  traité  avec  les  laveurs  de  vaisselle 
de  presque  tous  les  grands  restaurants.  Ces  hom- 
mes, qui  sont  relégués  dans  une  étuve  où,  d'un 
bout  de  Tannée  à  l'autre,  il  restent  soumis  à  une 
chaleur  de  soixante  à  quatre-vingts  degrés  centi- 
grades, ont  généralement  vingt-cinq  francs  d'ap- 
pointements fixes  par  mois  ;  mais  ils  se  font  de 
quatre  à  cinq  cents  francs  par  mois  avec  les  restes, 
qui  leur  appartiennent. 

Ce  qu'on  appelle  en  terme  du  métier  les  roga- 
tons, c'est-à-dire  tous  les  morceaux  que  la  prati- 
que laisse  dans  les  assiettes,  se  vendent  par  seaux. 
C'est  là  ce  qu'achète  la  mère  Maillard ,  et  c'est 
avec  cela  qu'elle  compose  ses  arlequins.  Le  seau 
vaut  trois  francs.  On  y  trouve  de  tout,  depuis  le 
poulet  truffé  et  le  gibier  jusqu'au  bœuf  aux  choux. 
Les  ortolans,  si  on  en  mange  à  Paris,  y  cou- 
doient familièrement  le  modeste  beefsteak.  Les 
eaux  grasses,  les  os,  les  rognures,  les  épluchures, 
se  vendent  à  part  ;  la  graisse  se  met  dans  de  petits 
barils,  elle  est  achetée  par  les  fabricants  de  lam- 
pions pour  les  illuminations,  à  raison  de  sept 
francs  le  baril.  C'est  un  prix  fait,  comme  les  petits 
pâtés.  Mais  il  y  a  là  un  terrible  revers  de  la  mé- 


—  4^  — 

daille  :  ces  hommes  ne  peuvent  jamais  durer  plus 
de  trois  ans  à  faire  leur  métier  ;  ils  se  cuisent,  ils 
finissent  par  ne  plus  avoir  de  sang.  C'est  une  es- 
pèce de  glu,  quelque  chose  comme  de  la  confiture 
de  groseilles,  qui  coule  dans  leurs  veines.  Les  ver- 
riers, les  chauffeurs  de  machines,  sont  dans  un 
doux  printemps  auprès  de  ces  pauvres  diables, 
qui  tous,  pareils  à  des  jokeys  entraînés  au  moment 
des  courses,  sont  d'une  maigreur  vraiment  épique. 
La  mère  Maillard  travaille  tous  ces  rogatons; 
elle  les  assemble,  elle  les  assortit,  elle  les  appro- 
prie et  les  vend  aux  gens  aisés  pour  les  animaux 
domestiques,  et  aux  pauvres  pour  leur  nourriture. 

—  C'est  triste. 

—  Je  n'en  disconviens  pas.  Quant  aux  os,  je 
vais  vous  dire  ce  qu'on  en  fait.  Avant  d'arriver 
chez  le  marchand  de  noir  animal,  le  tabletieroule 
fabricant  de  boutons,  ils  sont  cuits  deux  ou  trois 
fois.  D'abord  le  boucher  les  vend  quatre  sous  la 
livre,  sous  le  nom  de  réjouissance^  aux  bourgeois 
et  aux  grands  restaurants  ,  pour  faire  des  consom- 
més ;  ceux-ci  les  cèdent  au  rabais  aux  traiteurs  de 
quatrième  ordre,  qui  en  font  des  potages  gras  pour 
leurs  abonnés  ;  enfin  ces  derniers  les  repassent  aux 
gargotiers,  qui  en  composent  une  espèce  d'eau 
chaude,  qu'ils  colorent  à  grand  renfort  de  carol- 


—  45  — 

tes,  d'oignons  brûlés,  de  caramel  et  de  toutes  sor- 
tes d'ingrédients.  Or  ,  comme  ces  ingrédients  ne 
peuvent  donner  ce  que  recherchent  les  amateurs, 
c'esl-à-dire  des  jeux  au  bouillon,  un  spéculateur 
habile  a  inventé  X employé  aux  yeux  de  bouillon. 
Voici  à  peu  près  comme  cela  se  pratique  :  un 
homme  prend  une  cuillerée  d'huile  de  poisson  dans 
sa  bouche,  au  moment  où  doivent  arriver  les  pra- 
tiques, à  l'heure  de  V ordinaire.,  et,  serrant  les  lè- 
vres en  soufflant  avec  force,  il  lance  une  espèce 
de  brouillard  qui,  en  tombant  dans  la  marmite, 
forme  les  yeux  qui  charment  tant  les  consomma- 
teurs. Un  habile  employé  aux  yeux  de  bouillon 
est  un  homme  très  recherché  dans  les  établisse- 
ments de  ce  genre. 

—  Mais  cela  doit  avoir  un  goût  détestable  ! 

—  Eh  mon  Dieu!  le  goût  ne  se  développe  que 
par  la  pratique.  Comment  voulez-vous  que  des 
gens  habitués  aux  arlequins  de  la  mère  Maillard 
deviennent  des  gourmets?  L'eau-de-vie, d'ailleurs, 
Jeur  a  brûlé  le  palais. 

—  Heureusement,  ajoutai-je,  les  viandes  que 
nous  voyons  pendues  aux  vitres  de  toutes  ces  gar- 
gottes  me  semblent  belles  et  bonnes. 

—  Ces  viandes  ne  sct  'à  que  pour  le  coup 
d'oeil. 


—  46  — 

—  Comment ,  pour  le  coup  d'œil? 

—  Oui  :  ces  quartiers  de  bœuf,  de  mouton  et 
de  veau  pendus  aux  vitres  des  marchands  de  soupe, 
ne  leur  appartiennent  pas  :  ce  sont  des  viandes 
louées. 

—  Des  viandes  louées  !  De  qui,  et  pourquoi? 

—  Pour  servir  de  montre,  pour  achalander  la 
boutique.  Ces  gens-là  vendent  le  plat  de  viande 
six  sols  au  plus,  trois  sols  au  moins;  ils  ne  peu- 
vent donc  employer  que  de  basses  viandes*  Et  que 
voyez-vous  chez  eux?  de  magnifiques  filets,  de 
superbes  gigots ,  de  succulentes  entre-côtes.  S'ils 
donnaient  cela  à  leurs  pratiques,  ils  se  ruineraient. 
Ils  s'entendent  donc  avec  des  bouchers  qui,  moyen- 
nant redevance,  consentent  à  leur  louer  quelque- 
fois même  des  animaux  entiers.  Le  loueur  les 
reprend  quand  il  en  a  besoin. 

• — C'est  encore  une  industrie  qui  m'était  incon- 
hUe.  Je  ne  soupçonnais  pas  \q  Loueur  de  viandes. 
Cependant,  dans  nos  visites  rue  Traversine  et 
Clos-Bruneau,  nous  avons  vu  çà  et  là  bouillir  le 
pol-aa-feu. 

—  Je  le  sais  bien;  mais  alors  c'est  du  pot-au- 
feu  de  rognures  et  d'abats. 

—  En  vérité,  les  exploitants  doivent  être  aussi 
pauvres  que  les  chalands. 


—  47  '- 

—  C'est  une  erreur  :  ils  gagnent  beaucoup  d'ar- 
gent, et  certains  qui  ont  commencé  avec  des  sous 
comptent  aujourd'hui  par  louis.  Les  filles  de  la 
rtière  Maillard  sont  toutes  quatre  établies  dans  de 
bonnes  boutiques.  Leur  mère  a  des  succursales 
dans  tous  les  marchés  de  Paris,  et  elle ^ vend  éû 
gros  k  ses  concurrentes. 

-^  Il  me  semble  entendre  un  conte  fantastique 

—  Eh  bien!  tout  cela  n'est  rien.  Si  vous  vou- 
lez me  suivre,  je  vais  vous  présenter  au  Fiothschild 
du  quartier,  au  millionnaire  qui  fait  la  hausse  et  la 
baisse  dans  sa  partie.  Vous  allez  voir  le  père  Cha- 
pellier,  Boulanger  en  vieu  comme  M™^  Mail- 
lard est  traiteur  en  vieux. 

Le  père  Chapellier  est  un  homme  d'une  soixan- 
taine d'années  enviroh.  Son  établissement  est  sans 
contredit  le  Creuzol  ^m  microcosme  industriel  de 
ces  quartiers  si  ingénieux.  De  tous  les  inventeurs 
que  nous  avons  visités,  le  père  Chapellier  est  celui 
qui  fait  preuve  de  la  plus  grande  imagination.  Il 
faut  être  presque  un  homme  de  génie  pour  tirer 
des  croûtes  de  pain  tant  de  choses  extraordinaires 
et  leur  faire  produire  les  choses  qu'elles  produi- 
sent. 

En  1815,  le  père  Chapellier  revint  à  Paris,  car 
U  a  été  soldat,  comme  tous  fôB  Français  de  son  âge. 


—  48  — 

La  réquisition  était  venue  le  prendre  à  dix-huit 
ans  pour  en  faire  un  guerrier.  A  l'armée,  il  avait 
appris  à  tirer  des  coups  de  fusil,  à  échanger  pro- 
prement un  coup  de  sabre,  à  tuer  avec  élégance 
les  ennemis  et  quelquefois  les  amis  ;  mais  on  ne 
^ui  avait  rien  enseigné  qui  pût  le  faire  vivre.  Il 
n'avait  pas  d'état,  et  à  Paris  le  meilleur  ouvrier, 
l'homme  le  plus  habile,  s'il  n'a  pas  deux  ou  trois 
cordes  à  son  arc  pour  les  circonstances  difficiles, 
risque  fort  de  mourir  de  faim  pendant  une  grande 
partie  de  l'année.  Enfin,  ne  sachant  que  faire,  le 
brave  soldat  de  l'armée  d'Espagne  se  fit  Raifa- 
geur. 

Encore  une  industrie  qu'on  ne  connaîtra  bien- 
tôt plus. 

On  donnait  ce  nom  à  des  hommes  qui,  lors- 
que les  rues  avaient  un  seul  ruisseau  au  milieu, 
y  fouillaient  avec  un  morceau  de  bois  pour  en 
retirer  les  clous  de  chevaux,  les  morceaux  de  fer 
ou  de  cuivre  ;  quelquefois,  mais  rarement,  ils  y 
trouvaient  des  pièces  de  monnaie.  Leur  récolte  se 
rendait  à  la  livre  chez  les  marchands  de  ferraille. 
Les  journées  d'un  ravageur,  même  des  plus  ac- 
tifs, étaient  fort  minimes;  mais,  en  y  joignant  des 
commissions,  l'ouverture  des  portières  de  voi- 
tures le  soir  et  la  planche  faisant  pont  les  jours 


—  49  — 

de  grandes  averses,  on  pouvait  en  vivre  très  mal. 
L'administration  municipale,  sous  prétexte  qu'ils 
déchaussaient  les  pavés,  a  défendu  l'industrie  du 
ravageur,  qui,  d'ailleurs,  devait  être  tuée  par 
le  système  des  rues  à  dos  d'âne,  avec  deux  ruis- 
seaux sous  les  trottoirs.  Aujourd'hui,  il  n'y  a  plus 
que  les  vieux  Parisiens  qui  se  souviennent  de  ce 
métier,  et  même  de  la  planche  sur  laquelle  il  pas- 
saient pour  ne  pas  se  mouiller  les  pieds. 

Chapellier  rencontra  quelques  anciens  cama- 
rades revenant  de  l'armée  ;  il  eut  honte  de  son 
état,  quoiqu'il  n'eût  aucun  préjugé  et  qu'il  se  fût 
souvent  répété  le  fameux  proverbe  parisien  :  Il 
ny  a  pas  de  sot  métier ^  il  n'y  a  que  de  sottes 
gens.  Il  renonça  au  ravage  pour  entrer  chez  un 
chiffonnier  en  gros  de  la  Montagne-Sainte-Gene- 
viève. Il  devint  Trillcur. 

Lorsque  vous  voyez  un  de  ces  braves  philoso- 
phes des  faubourgs  partant  crânement  son  ca- 
briolet sur  le  dos,  ou  une  pauvre  femme  pliée 
sous  son  cachemire  d'osier ^  vous  ne  pouvez  vous 
figurer  tout  ce  que  renferment  ces  hottes  pleines. 
Là  se  trouvent  tous  les  débris  de  la  création  et  de 
l'industrie  :  vieux  os,  tessons  de  verres,  peaux 
d'animaux,  chiffons  de  laine,  de  linge,  de  coton 
et  de  papier,  loques  de  parures  de  fête  et  débris 

k 


—  »0  — 

de  festins,  rogatons  de  toutes  sortes,  épaves  re- 
cueillies sur  toutes  les  côtes  de  la  civilisation. 

Le  chiffonnier  insouciant,  gagnant  sa  vie  au 
jour  le  jour,  dormant  sur  le  coin  d'une  table  de 
cabaret,  n'ayant  le  plus  souvent  ni  feu  ni  lieu, 
vend  sa  récolte  journalière  aux  hauts  commer- 
çants de  la  partie.  Ceux-ci  se  chargent  de  la  divi- 
ser, de  mettre  tous  les  objets  de  même  nature 
ensemble,  de  les  garder  en  magasm,  jusqu'à  ce 
qu'une  occasion  favorable  de  vente  se  présente. 
Ils  emploient  pour  celte  besogne  des  hommes  et 
des  femmes  que  l'on  nomme  trilleurs.  Ces  mal- 
heureux vivent  douze  heures  de  la  journée  dans 
une  atmosphère  empestée,  à  laquelle  les  exha- 
laisons des  amphithéâtres  d'anatomie  ne  sont  pas 
comparables.  Le  salaire  du  trillage  n'était  guère 
plus  élevé  que  le  gain  du  ravageur;  mais,  du 
moins,  Chapellier  travaillait  à  couvert;  il  n'était 
plus  exposé  à  rougir  en  rencontrant  ses  anciens 
camarades.  A  ceux  qui  lui  demandaient  ce  qu'il 
faisait,  il  pouvait  répondre  :  «Je  travaille  chez  un 
négociant  »,  et  s'ils  lui  proposaient  de  l'aller  voir, 
il  disait  :  «  Le  patron  nous  défend  de  recevoir 
des  visites  à  l'atelier.  »  Bref,  il  fit  ce  métier  six 
mois;  mais,  habitué  à  vivre  au  grand  air  et  à 
prendre  beaucoup  d'exercice,  il.  dépérissait;  le 


—  51  — 

mauvais  air  le  rendit  malade.  Il  fut  obligé  de  de- 
mander à  la  charité  publique  un  lit  pour  se  faire 
traiter. 

A  Thôpital,  il  fit  connaissance  avec  un  gaveur 
de  pigeons,  qui  lui  proposa  de  le  présenter  à  son 
patron,  riche  marchand  de  volaille  de  la  Vallée. 
Il  fut  admis.  Son  nouveau  métier  consistait  à  se 
remplir  la  bouche  de  graines  ou  de  pois,  à  ouvrir 
le  bec  des  jeunes  pigeons  et  à  leur  ingurgiter  le 
tout  dans  l'œsophage.  —  «  La  chose  vous  paraît 
simple  »,  nous  dit-il,  «  mais  vous  ne  pouvez  vous 
figurer  combien  il  est  fatigant  d^e  gaver  ainsi  deux 
ou  trois  cents  pigeons  en  une  heure.  » 

Le  père  Chapellier  gagnait  quarante  sous  par 
jour  à  ce  métier.  Son  ambition  n'était  pas  satis- 
faite. En  regardant  autour  de  lui,  il  vit  que  les 
marchandes  de  volaille  qui  ne  vendaient  pas  leur 
provision  tout  de  suite  étaient  obligées  d'en  bais- 
ser le  prix  d'un  quart  par  chaque  jour  de  retard  , 
de  telle  sorte  qu'elles  arrivaient  même  à  la  vendre 
à  perte,  quoique  la  marchandise  eût  la  même  ap- 
parence de  fraîcheur  que  si  elle  venait  d'être  tuée. 
Et  pourtant  aucune  cuisinière  ne  s'y  trompait.  Il 
s'inquiéta  de  ce  prodige;  on  lui  répondit  que 
c'était  uniquement  parceque  les  pattes  des  din- 
des, qui  étaient  noires  et  brillantes  le  jour  de 


—  52  — 

leur  mort ,  prenaient  des  tons  de  plus  en  plus 
grisâtres  à  mesure  qu'on  s'éloignait  de  ce  mo- 
ment. 

Il  n'en  fallait  pas  plus  à  un  homme  de  génie. 
Chapellier  rentra  chez  lui  et  se  mit  à  composer 
un  vernis  qui  pût  conserver  aux  gallinacées,  bien 
des  jours  après  leur  trépas,  ce  lustre  brillant 
qui  orne  leurs  pattes  et  constate  leur  valeur  au- 
près des  gourmets.  Deux  jours  après  la  révé- 
lation qui  lui  avait  été  faite,  il  revint  triomphale- 
ment au  marché;  il  pouvait  s'écrier  comme  je  ne 
sais  plus  quel  ancien  :  Eurêka  !  ou  comme  je  ne 
sais  quel  moderne  :  ]'ai  trouvé!  Il  expliqua  et 
expérimenta  sa  découverte  :  toutes  les  commères 
s'y  trompaient  elles-mêmes.  On  fit  des  essais;  on 
présenta  de  la  volaille  à  pattes  vernies  aux  plus 
fines  cuisinières  ;  elles  se  laissèrent  prendre  aux 
apparences.  L'invention  fut  adoptée. 

Le  père  Chapellier  reçut  des  marchandes,  sur 
toute  volaille  peinte,  la  moitié  du  quart  qu'elles 
auraient  perdu  à  la  vendre  avec  ses  pattes  ternies. 

Le  métier  de  Peintre  de  pieds  de  dindons  était 
assez  lucratif,  mais  il  fallait  trop  de  surveillance 
pour  se  faire  payer.  Et  puis  l'ambition  du  père 
Chapellier  n'était  pas  encore  satisfaite;  il  n'avait 
pas,  ce  qui  était  le  but  de  sa  vie,  un  établissement 


—  53  — 

à  lui,  son  petit  daduj  traînant  sa  petite  carriole. 
Vous  voyez  qu'il  y  a  déjà  loin  du  modeste  rava- 
geur, demandant  simplement  à  gagner  sa  vie, 
au  brillant  coloriste  devenu  la  Providence  des 
dames  de  tout  le  marché.  Aussi  vendit-il  son  se- 
cret et  sa  clientèle  à  un  ami  moyennant  1,000 
francs.  Ce  successeur  est  aujourd'hui  retiré  avec 
de  belles  rentes,  ce  qui  ne  fait  Téloge  ni  de  la 
sincérité  des  marchandes  de  volaille,  ni  de  la 
perspicacité  des  cordons  bleus,  ni  de  la  délica- 
tesse du  palais  des  Parisiens. 

— Je  voulais  rn  établir,  me  dit  le  père  Chapel- 
lier.  Mille  professions  se  présentaient .  Je  ne  pouvais 
passer  devant  une  boutique  sans  envier  le  sort 
de  celui  que  j'y  voyais  installé.  J'interrogeais  tout 
le  monde;  chacun  me  donnait  un  conseil;  chaque 
soir  j'arrêtais  un  plan,  qui  était  abandonné  le  len- 
demain. Je  me  croyais  né  tantôt  pour  être  frui- 
tier, tantôt  pour  être  traiteur,  tantôt  pour  être 
marchand  de  vins.  Mais  je  connaissais  mes  capa- 
cités absorbantes,  et  j'avais  peur  de  manger  et 
de  boire  mon  fonds.  Et  puis  j'avais  trop  d'amis, 
et  les  crédits  m'effrayaient.  Il  me  fallait  donc 
quelque  chose  qui  ne  fût  pas  de  consommation 
immédiate.  Enfin  j'allai  voir  mon  premier  pa- 
tron, dans  l'intention  de  m'associ.er  avec  lui.  Sa- 


—  54  — 

ves-vous  combien  il  me  demanda  pour  m'inté- 
resser  à  ses  affaires? 

—  Non  ;  vos  mille  francs,  peut-être? 

—  Vous  n'en  approchez  pas  ;  il  me  demanda 
50,000  francs  comptant. 

—  Diantre  !  50,000  francs  pour  être  chif- 
fonnier en  gros  ! 

—  Aujourd'hui  cela  ne  m'étonne  plus  ,  je 
connais  le  métier  :  on  peut  y  devenir  facilement 
millionnaire,  et  mon  patron  Test  devenu  deux 
fois.  C'est  néanmoins  à  lui  que  je  dois  le  petit 
bien-être  dont  je  jouis.  J'étais  arrivé  dans  ses 
magasins  au  moment  de  la  vente  du  matin,  c'est- 
à-dire  lorsque  les  chiffonniers  errants  viennent 
débiter  leur  bottée.  On  les  paie  toujours  au  comp- 
tant; il  n'y  a  pas  de  crédit  dans  ce  mélier-là:  ces 
pauvres  gans  ont  besoin  du  prix  de  leur  journée 
pour  vivre.  Une  chose  me  frappa  :  ce  fut  la 
grande  quantité  de  morceaux  de  pain  qu'ils  avaient 
en  leur  possession.  Je  les  questionnai;  je  sus 
comment  tous  ces  rogatons  leur  arrivaient  et 
comment  ils  s'en  défaisaient.  J'eus  l'idée  de  m'é- 
tablir  boulanger  en  vieux  et  de  vendre  en  gros 
ce  que  les  autres  vendaient  au  détail. 

Le  père  Chapcllier  venait,  en  effet,  de  trouver 
la  route  qui  devait  le  mener  à  la  fortune.  Il  ne 


—  55  — 

perdit  pas  de  temps.  Le  jour  même,  il  fit  acquisi- 
tion d'un  petit  bidet  et  d'une  charrette  ;  il  loua 
une  grande  pièce  dans  un  des  anciens  collèges  si 
nombreux  dans  ces  vieux  quartiers,  et  il  alla  voir 
tous  les  garçons  de  cuisine  des  grands  établisse- 
ments scholaires  du  douzième  arrondissement. 
Ceux-ci  étaient  habitués  depuis  longues  années  à 
donner  leurs  morceaux  de  pain  aux  chiffonniers: 
ils  crurent  avoir  affaire  à  un  fou  ;  ils  acceptèrent 
toutefois  ses  propositions. 

Le  succès  que  notre  homme  obtint  auprès  des 
cuistres  de  collège  ne  fit  que  l'encourager  :  il  ré- 
solut d'accaparer  toutes  les  croûtes  de  pain  de  la 
ville,  de  façon  à  ne  pas  laisser  de  place  à  un  con- 
current. Il  vit  tous  les  laveurs  de  vaisselle  des 
restaurants  grands  et  petits,  il  s'entendit  avec  les 
chiffonniers,  et  fit  à  chacun  des  avantages  qu'il  ne 
pouvait  rencontrer  nulle  autre  part.  Lorsque  tou- 
tes ses  précautions  furent  bien  prises,  un  matin,  il 
s'établit  à  la  halle  avec  des  bourriches  vides  et  de 
gros  sacs  pleins  autour  de  lui.  Au  dessus  de  sa  tête 
on  lisait  cet  écriteau  :  Croûtes  de  pain  à  vendre.  Le 
spéculateur  connaissait  son  Paris;  il  savait  que  la 
population  parisienne  qui  fréquente  les  barrières 
a  pour  la  gibelotte  de  lapin  un  goût  tout  particu- 
lier. Or,  pour  élever  des  lapins,  môme  sans  avoir 


—  56  — 

la  bizarre  ambition  de  M.  ^^aldant,  de  s'en  faire 
3,0Q0.  francs  de  rentes,  il  faut,  outre  les  choux, 
beaucoup  de  pain.  Les  poules  qu'on  engraisse 
pour  la  consommation  sont  aussi  presque  exclusi- 
vement nourries  avec  les  miettes  de  la  desserte 
parisienne.  Les  chiens  et  tous  les  animaux  do- 
mestiques en  absorbent  également  des  quantités 
prodigieuses. 

Le  père  Chapellier,  qui  vendait  sa  bourriche 
pleine  6  sous,  c'est-à-dire  beaucoup  meilleur 
marché  que  le  pain  de  munition,  eût  bientôt  attiré 
à  lui  tous  les  petits  éleveurs  de  la  grande  et  de  la 
petite  banlieue.  Au  bout  d'un  mois,  il  put,  en 
comptant  son  bénéfice,  constater  qu'il  avait  eu 
une  idée  extrêmement  fructueuse. 

Il  avait  presque  doublé  son  fonds ,  et  cepen- 
dant il  n'avait  pas  encore  donné  à  son  commerce 
toute  l'extension  possible  :  il  était  seul  ;  il  ne 
pouvait  faire  sa  récolte  aux  quatre  coins  de 
Paris  avec  la  promptitude  dont  elle  avait  besoin 
pour  être  réellement  productive.  Il  ne  pouvait  pa- 
raître sur  le  marché  que  tous  les  deux  jours,  et  il 
fallait  absolument  y  prendre  place  tous  les  ma- 
tins. Il  aurait  bien  pris  un  aide,  mais  sa  maison 
n'était  pas  encore  suffisamment  établie,  et,  en  di- 
vulguant son  secret,  il  pouvait  se  susciter  un  con- 


—  57  — 

current  dangereux.  Enfin  il  se  souvint  d'un  pro- 
verbe qu'il  avait  souvent  entendu  répéter  par  les 
Italiens  enrôlés  dans  son  régiment,  et  que  nous 
ayons  arrangé  ainsi  :  Qui  va  piano  va  sano.  Il  se 
dit  :  Puisque  tout  un  peuple  se  conduit  d'après 
cet  axiome,  il  doit  être  bon. 

«  —  Que  vous  dirai-je  ?  continua  le  père  Cha<- 
pellier:  chaque  jour  je  passais  de  nouveaux  mar- 
chés avec  les  tables  d'hôte,  les  cafés,  les  chefs  de 
grandes  maisons,  les  cuisiniers,  et  môme  les  sœurs 
de  communautés  religieuses  ;  tous  les  matins  je 
voyais  augmenter  ma  clientèle.  Quatre  mois  après 
ma  première  apparition  à  la  halle,  j'avais  trois 
chevaux  et  trois  voitures  continuellement  occupés; 
nous  étions  en  1820.  Je  voyais  venir  le  moment 
où  je  pourrais  me  retirer  à  la  campagne  et  jouir 
en  paix  de  mes  épargnes.  Vous  savez  que  c'est  là 
la  toquade  de  tous  les  Parisiens  ;  ils  se  figurent, 
eux  qui  sont  nés  dans  des  rues  où  1^  ruisseau 
tient  plus  de  place  que  le  pavé,  qu'ils  ne  pourront 
être  heureux  que  sur  le  bord  des  claires  fonlainps, 
dans  des  prés  émaillés  de  fleurs.  Tous  ceux  qui 
l'ont  essayé  se  sont  ennuyés  à  périr,  et  ils  se  sont 
hâtés  de  revenir  ici  contempler  la  belle  nature 
dans  la  rue  Saint-Jacques  ou  dans  la  rue  de  la 
Harpe.  J'ai  eu  celte  folie-là  aussi.  J'en  suis  guéri. 


—  58  — 

Mais  je  lui  rends  grâces,  car  c'est  elle  qui  m'a 
poussé  à  donner  de  Textension  à  mes  affaires.» 

Dans  son  commerce,  le  père  Chapellier  se 
trouvait  nécessairement  en  rapport  avec  les  cuisi- 
nières, les  bouchers  et  les  charcutiers,  tous  grands 
amateurs  de  chiens.  Peu  à  peu  il  s'initia  aux  se- 
crets de  ces  diverses  professions;  il  apprit  que 
tous  ces  hommes  usaient  des  quantités  considé- 
rables de  chapelure  pour  les  côtelettes,  les  gra- 
tins, etc.  La  chapelure,  qui  se  fait  avec  du  pain 
sec  pilé  ou  râpé,  se  vendait  8  sous  la  mesure. 
Cette  mesure  était  d'une  capacité  un  peu  moindre 
que  le  litre.  Il  s'é'.ablit  fabricant  de  chapelure. 
Il  en  livra  le  litre,  mesure  légale,  pour  6  sous. 
Cette  baisse  de  prix  lui  attira  tous  les  consomma- 
teurs. En  moins  de  six  mois,  il  dut  encore  se 
procurer  des  chevaux  et  prendre  des  ouvriers. 

—  Monsieur  Chapellier,  lui  dis-je,  vous  êtes 
comme  tous  les  ambitieux  ,  insatiable. 

—  Que  voulez-vous  !  je  ne  suis  pas  meilleur 
que  les  autres.  Je  commandais  une  escouade  ;  je 
"Voulus  une  armée.  Quand  je  l'eus,  cette  armée, 
eh  bien!  elle  m'ennuya;  je  désirai  avoir  autre 
chose. 

En  effet,  à  son  commerce  de  boulanger  en 
vieux^  à  sa  fabrique  de  chapelure,  cet  homme  de 


—  59  — 

génie  joignit  bientôt  une  fabrique  de  croûtes  pour 
la  soupe. 

Dans  les  morceaux  queluilivraientsesvendeurs, 
il  avait  vu  des  croûtes  de  deux  espèces  :  de  bonnes 
et  de  gâtées.  Il  avait  bien  eu  la  pensée  de  les  di- 
viser et  d'en  faire  des  lots  séparés  ;  mais  le  gain 
ne  lui  parut  pas  assez  réel  pour  s'y  arrêter.  Il 
aima  mieux  inventer  une  nouvelle  industrie.  Il  fit 
des  croûtes  au  pot. 

Vous  avez  vu  chez  les  épiciers  de  ces  morceaux 
de  pain  croustillants  que  les  ménagères  achètent 
avec  empressement  les  jours  de  pot-au-feu.  Eh 
bien  !  défiez-vous  de  ces  choses  si  appétissantes 
dans  les  potages  gras  ;  défiez-vous  des  soupes  au 
pain  des  petits  restaurants;  défiez-vous  surtout 
des  purées  aux  croûtcuas.  Tout  cela  sort  de  la  fabri- 
que du  père  Chapellier  ;  tout  cela  est  le  reliquat 
du  pain  distribué  aux  enfants  dans  les  collèges,  les 
pensionnats  et  les  séminaires;  tout  cela  provient 
de  morceaux  que  vous  avez  laissés  il  y  a  quinze 
jours  sur  le  coin  de  votre  table.  Heureusement, 
dit-on,  le  feu  purifie  tout. 

Ces  espèces  d'épongés  noircies  se  vendent  moins 
cher  que  le  pain  ordinaire.  Aussi  la  consomma- 
tion qu'on  en  fait  dans  les  petits  ménages,  chez 
les  petits  gargottiers  des  halles,  pour  la  soupe  et 


—  60  — 

le  café  au  lait,  csl-ellc  prodi£;ieuse.  Cette  fabrica- 
lion  forme  la  meilleure  part  du  revenu  de  M.  Clia- 
pellier.  Il  a  établi  aux  environs  de  la  barrière 
Saint-Jacques  des  fours  qui  ne  refroidissent  jamais, 
et  où  sont  empilés  des  milliers  de  livres  de  pain, 
qui  servent  tant  à  la  chapelure  qu'aux  croûtes  au 
pot.  Une  multitude  d'ouvriers,  hommes,  femmes 
et  pnfanls,  sont  occupés  à  piler  et  à  râper  la  mar- 
chandise à  la  sortie  du  four.  On  met  de  côté  les 
parties  carbonisées,  dont  on  fait  du  noir  de  pain 
pour  blanchir  les  dents.  Cetle  poudre  est  ensuite 
passée  au  tamis  de  soie  et  vendue  aux  parfumeurs 
comme  poudre  dentifrice. 

Rien  n'est  plus  curieux  que  les  magasins  du 
père  Chapcllier.  Ce  sont  d'immenses  pièces  où  il 
arrive  à  chaque  instant  des  montagnes  de  pain. 
On  trille  toutes  ces  croûtes.  A  droite  sont  les 
mannes  destinées  aux  hommes;  à  gauche  celles 
qu'on  destine  aux  lapins.  Tout  cela  se  fait  avec  un 
ordre  et  une  propreté  extrêmes.  De  jeunes  filles 
font  les  paquets  de  croûtes  au  pot.,  après  Ips  avoir 
pesées ,  et  des  enfants  toiit  noirs ,  semblables  aux 
jeunes  nègres  des  colonies,  emplissent  de  grandes 
boîtes  de  poudre.  Le  propriétaire  est  parmi  ses 
travailleurs,  commandant,  causant,  riant,  plaisan- 
tant. 


—  el- 
le sortais  émerveillé  de  ma  conversation  avec 

ce  modeste  homme  de  génie. 

((  Le  père  Chapellier  est  donc  bien  riche  ?  de- 

mandai-je  à  mon  introducteur. 

—  Malgré  tout  ce  que  lui  ont  mangé  les  fem- 
mes, il  ne  connaît  pas  sa  fortune. 

—  Ce  qui  veut  dire  sans  doute  qu'il  a  trois  ou 
quatre  mille  francs  de  rente? 

—  Allons  donc!  Le  chevalier  Langlois,  dont 
vous  voyez  les  belles  voitures  dorées  porter  dans 
tout  Paris  des  allumettes  et  du  cirage,  a  quatre- 
vingt  mille  francs  de  rentes.  Il  a  donné  cent  mille 
francs  à  chacune  de  ses  filles  en  les  mariant.  Lé 
père  Chapellier  n'a  pas  d'enfants,  et  son  métier 
est  bien  meilleur  que  celui  de  M.  Langlois.  » 

Je  me  rendis  à  cette  raison,  mais  en  n'admet- 
tant que  la  première  moitié  du  proverbe  de  M.  Cha- 
pellier :  ((  Il  n'y  a  pas  de  sot  métier  »,  et  je  ne 
pus  m'empêcher  d'ajouter  :  «  Si  ce  n'est  tous  ceux 
qui  s'adressent  à  rintellit]^ence,  au  lieu  de  s'adres- 
ser à  l'estomac.  L'humanité  pense  un  peu  et  quel- 
quefois; elle  mange  toujours  et  beaucoup.  » 


—  6^2  — 
IV. 


LK  MARCHAND  DE  FEU.  —  LES  BRICOLEURS.  —  LES  RÈ- 
VEILLEURS.  —  l'ange  GARDIEN.  —  LE  FAVORI  DE  LA 
DÉESSE.  —  LES  CONTREMARQUES  JUDICIAIRES. 


Après  avoir  étudié  Paris  dans  tous  les  sens,  j'en 
suis  arrivé  à  formuler  ainsi  le  fond  de  ma  croyan- 
ce :  Si  on  me  disait  qu'il  existe  dans  quelque  rue 
éloignée  un  homme  qui  fait  des  manches  à  cou- 
teaux avec  les  vieilles  lunes  ,  je  le  croirais. 

Paris  a  usé  toutes  mes  facultés  d'étonnement. 
Je  ne  fais  plus  de  commentaires  ;  je  regarde,  j'é- 
coute, et  je  dis  :  «  C'est  possible.  »  J'ai  tout  vu 
dans  mes  courses  à  travers  la  cité  des  misères  ; 
j'y  ai  rencontré  des  hommes  de  génie,  des  Colombs 
qui,  pour  manger  le  jour  et  dormir  la  nuit  à  cou- 
vert, sont  obligés  chaque  matin  de  découvrir  quel- 
que nouvelle  Amérique. 

Dans  mes  précédents  articles  je  vous  ai  parlé 
du  boulanger  en  vieux.  Je  continue  la  galerie. 
Le  premier  portrait  qui  se  présente  est  celui  du 
marchand  de  feu, 

M.  Jannier  est  un  homme  de  trente-cinq  ans , 


—  63  — 

à  large  poitrine ,  aux  cheveux  rejctés  en  arrière 
comme  une  crinière  de  lion.  Le  visage  est  franc 
et  ouvert.  Il  porte  toujours  des  habits  de  velours 
à  larges  basques ,  des  paletots-sacs  et  de  larges 
pantalons  à  la  hussarde.  En  le  voyant  passer,  un 
vieux  Parisien  physionomiste  le  prendrait  plus 
volontiers  pour  un  sculpteur  ornemaniste  que  pour 
un  commerçant.  lia  Vair  artiste,  et  il  aime  les 
arts.  Dans  sa  jeunesse  il  a  tant  soit  peu  cabotine  , 
mais,  Tâge  lui  ayant  mûri  la  raison,  il  a  renoncé 
à  Satan,  à  ses  pompes  et  à  ses  œuvres.  Il  aime 
certes  encore  les  théâtres  du  boulevard,  les  mélo- 
drames et  les  vaudevilles  pleurnicheurs,  mais  son 
rôve  est  ailleurs  :  il  veut  faire  fortune. 

M.  Jannier  rêve  le  bien-être,  la  demi-fortune 
avec  un  cheval  pour  aller  voir  à  son  aise,  dans  sa 
stalle  prise  à  l'avance,  ses  comédiens  chéris.  Son 
ambition  suprême,  son  utopie,  c'est  de  réunir, 
dans  une  villa  blanche  à  volets  verts,  sous  sa  ton- 
ûelle,  MM.  Surville,  Francisque  jeune,  Saint- 
Ernest  et  Chilly,  ses  plus  anciennes  admirations, 
et  de  connaître  à  la  ville  MM.  Lacressonnière  et 
Deshaycs,  ce  qui  lui  permettrait  peut-être  de  tu- 
toyer MM.  Christian  et  Ernest  Vavasseur,  des 
Folies ,  et  de  saluer  en  plein  jour  les  dames  de 
théâtre  sur  le  boulevard.  C'est  là  le  mobile  qui  a 


—  64  — 

fait  agir  notre  invontonr,  Tétoilo  qui  l'a  conduit  h 
la  décoiiverte. 

Les  dames  des  halles  et  iliarchés ,  qui  restent 
toute  une  journée  exposées  à  l'intempérie  des  sai- 
sons, se  servent  toutes,  pendant  sept  mois  de 
Tannée,  de  chaufferettes  en  bois  doublées  de  tôle 
et  de  ceshorribles  petits  pots  en  grès  qu'on  nomme 
des  gueux.  Elles  les  posent  sur  leurs  genoux  pour 
se  réchauffer  les  doigts.  Ces  dames  faisaient  faire 
leur  chaufferette  et  leur  gueux  chaque  matin,  et 
souvent  deux  fois  par  jour,  chez  les  charbonniers 
voisins.  Elles  payaient  les  deux  feux  trois  sous , 
et  souvent  elles  étaient  obligées  d'attendre  le  bon 
plaisir  et  le  réveil  de  messieurs  les  Auvergnats. 
Ces  messieurs  étaient  indispensables,  ils  dormaient 
leur  grasse  matinée. 

M.  Jannier  bricolait  à  la  halle,  c'est-à-dire  qu'il 
y  faisait  à  peu  près  tout  ce  qu'on  voulait ,  qu'il 
était  au  service  de  qui  désirait  l'occuper,  qu'il  était 
porteur,  commissionnaire,  et  qu'il  remplaçait,  au 
besoin,  messieurs  les  forts,  lorsque  le  faix  était 
trop  lourd  pour  l'échiné  de  ces  privilégiés.  M.  Jan- 
nier donc  avait  remarqué ,  pendant  ses  longues 
nuits  passées  à  attendre  l'ouvrage,  la  négligence 
de  ces  hauts  barons  du  commerce  de  charbon.  Il 
résolut  de  les  supplanter.  I)  avait  une  idée,  idée 


—  65  — 

féconde,  qui ,  bien  dirigée ,  devait  inévitablement 

conduire  son  inventeur  à  cette  demi-fortune  tant 
rêvée,  à  cette  stalle  si  enviée. 

Il  se  dit  :  «  Je  ne  puis  arriver  à  mon  but  qu'en 
donnant  meilleur  et  à  plus  bas  prix ,  qu'en  allant 
complaisamment  au  devant  de  la  pratique  au  lieu 
de  l'attendre  couché.  Les  Auvergnats  garnissent 
les  chaufferettes  avec  du  poussier  de  charbon,  qui 
peut  être  dangereux  ;  il  me  faut  trouver  quelque 
chose  d'inoffensif ,  qui  donne  autant  de  chaleur 
et  brûle  plus  long-temps.  »  11  réfléchit ,  il  cher- 
cha ,  il  fit  des  essais ,  enfin  il  trouva  la  motte  car- 
bonisée ! 

Il  avait  barre  sur  les  fournisseurs ,  il  pouvait 
afficher  partout  :  «  Plus  de  maux  de  tête  !»  M.  Jan- 
nier  était  inventeur,  ses  concurrents  n'étaient  que 
de  vulgaires  marchands.  M.  Jannier  avait  du  gé- 
nie, il  était  dans  le  progrès,  tandis  qu'eux  ils  res- 
taient dans  la  routine. 

Vers  la  fin  de  l'hiver  de  1836 ,  alors  que  les 
dames  de  la  halle  n'usaient  plus  de  feu  que  pen- 
dant les  longues  attentes  nocturnes ,  et  qu'elles 
n'arrivaient  qu'au  moment  où  les  charrettes  des 
maraîchers ,  jardiniers  et  montreuils  (marchanda 
de  fruits)  débouchaient  sur  le  carreau,  il  s'appro- 
cha des  ÉTOuoes,  nrit  part  aux  conversations,  plai- 


—  66  — 

santa  agréablement  ces  dames ,  qui  se  Isdssaient 
faire  la  loi  par  les  charabias.  On  le  connaissait 
pour  un  bon  enfant ,  on  le  laissa  dire  ;  enfin  il  leur 
fit  insidieusement  cette  question  : 

m  —  Que  penseriez-vous  d'un  homme  qui  n'est 
ni  Âuvcrpin  ni  Charabia,  et  qui  chaque  matin 
vous  ferait  votre  chaufferette ,  à  votre  place,  sans 
que  vous  vous  dérangeassiez ,  sans  que  vous  eus- 
siez à  vous  en  occuper,  et  qui  serait  à  vos  ordres 
à  toutes  les  heures  du  jour  et  de  la  nuit  ? 

—  Nous  dirions  :  Celui-là  est  un  bon  garçon  ; 
il  ferait  notre  affaire  et  la  sienne. 

—  Eh  bien  !  ce  garçon-là ,  ce  sera  moi ,  car  je 
m'établis  marchand  de  feu  l'hiver  prochain.  » 

Une  idée  nouvelle ,  un  homme  voulant  faire 
autrement  qu'on  n'avait  jamais  fait ,  souleva  un 
toile  général,  un  haro  universel.  Avant  que  per- 
sonne sût  ce  qu'était  l'affaire ,  on  en  avait  décidé 
^'exécution  impossible,  les  essais  même  inutiles; 
il  n'y  fallait  plus  songer.  M.  Jannier  subit  toutes 
les  plaisanteries,  tous  les  mots  ironiques,  avec  le 
calme  du  génie.  Il  était  fort,  car  il  était  confiant 
en  lui-même  ;  il  laissa  passer  l'orage.  —  Se  chauf- 
fera bien  qui  se  chauffera  le  dernier ,  se  disait-il. 

Dès  le  lendemain ,  il  loua  là-bas,  sur  les  bords 
de  la  Bièvre,  presque  dans  les  champs,  rue  Crou- 


—  67  — 

lebarbe,  une  espèce  de  masure  abandonnée,  un 
loit  et  une  grande  pièce  entourée  de  murailles. 
Là ,  avec  quatre  pavés  pris  dans  les  terrains  va- 
gues ,  un  étouffoir  de  tôle  acheté  d'occasion ,  il 
commença  son  établissement.  Il  s'était  placé  en 
plein  douzième  arrondissement,  au  centre  des  tan- 
neries ,  afin  d'avoir  sa  matière  première  sous  la 
main.  Une  petite  charrette  à  bras  lui  servait  au 
transport  de  ses  achats,  et  un  grand  coffre  de  bois 
doublé  de  ferblanc  servait  de  magasin  aux  mar- 
chandises fabriquées.  Avec  ce  modeste  matériel» 
M.  Jannier  se  mit  à  la  besogne.  Il  établit  un  cou- 
rant d'air  dans  sa  chambre  ;  les  pavés  lui  servaient 
de  fourneau.  Il  jouait  sa  fortune  sur  une  carte  ;  il 
était  parti  à  la  grâce  de  Dieu ,  comme  ces  hardis 
marins  qui  vont  à  la  recherche  des  mondes  incon- 
nus. Il  n'avait  avec  lui  que  son  courage  et  sa 
bonne  volonté.  Il  commençait  avec  600  fr*  en 
beaux  écus  sonnants. 

Pendant  tout  l'été ,  il  passait  ses  journées  dans 
jon  laboratoire ,  sans  vêtements ,  subissant  à  peu 
près  la  température  du  pain  dans  un  four  de  bou- 
langer. Tout  autre  y  serait  mort;  mais  il  était  te- 
nace ,  courageux ,  entreprenant  ;  il  voulait  avoir 
raison  des  rieurs.  Malgré  ses  travaux  du  jour, 
M.  Jannier  n'avait  jamais  cessé  d'aller  à  la  halle 


—  68  — 

aider  les  marchands  pendant  la  nuit.  Il  y  faisait 
l'ouvrage  de  trois  hommes  de  première  force  ; 
mais  il  s'élait  solennellement  promis  de  ne  pas  tou- 
cher au  capital  consacré  à  son  établissement ,  et 
il  fallait  vivre  chaque  jour. 

Vers  la  fin  de  Tété ,  il  consiruisit  un  fourgon 
doublé  intérieurement  et  extérieurement  de  forte 
tôle.  Il  l'adapta  aux  roues  de  sa  charrette  à  bras , 
et,  dès  que  les  premiers  froids  se  firent  sentir,  par 
une  nuit  fraîche  et  bien  étoilée  de  la  fin  de  sep- 
tembre ,  il  apparut  tout  à  coup  sur  le  carreau  des 
Innocents,  traînant  derrière  lui  quelque  chose  de 
noir  qui  avait  toutes  les  apparences  d'un  coffre  de 
deuil.  Au  moment  où  on  s'y  attendait  le  moins ,  on 
entendit  tout  à  coup  ce  cri  bizarre ,  qui  fit  retour- 
ner toutes  les  têtes  : 

«  Feu  !  feu  à  vendre  !  Voici  le  marchand  de  feu  î 
Mesdames,  approvisionnez  vos  chaufferettes  !  Voi- 
ci le  marchand  de  feu  !  » 

Sa  voix  mâle  et  sonore  avait  traversé  le  marché 
de  la  rue  Saint-Denis  à  la  Halle  aux  Draps.  Un 
mmense  éclat  de  ri"re  accueillit  ce  cri  bizarre ,  qui 
renaît  augmenter  la  collection  des  cris  de  la  rue. 
Mais  il  avait  excité  la  GMriosité,  on  s'approchait, 
on  voulait  voir,  on  voulait  '''avoir.  Les  plus  hardies 
d'entre  les  marchandes  se  ^hasardèrent  à  lui  de- 


—  69  - 

mander  de  voir  sa  marchandise.  Lui,  toujours 

galant  et  conservateur  fidèle  des  traditions  de  la 
chevalerie  française,  il  s'empressa  de  leur  montrer 
rintérieur  du  fourgon,  qui  semblait  une  fournaise 
ardente.  Elles  firent /aïVe  leurs  chaufferettes  pour 
un  sou,  et  dès  le  lendemain  elles  se  chargeaient, 
en  caquetant,  de  lui  rendre  inutile  toute  publicité. 
On  ne  parla  plus  dans  les  halles  que  du  nouveau 
commerçant.  La  mode  vint  de  se  faire  faire  sa 
chaufferette  et  son  gueux  par  le  marchand  de  feu, 
qui  était  si  gai ,  si  bon  enfant ,  qui  avait  to  "  nrs 
le  mot  pour  rire. 

Aujourd'hui  M.  Jannier  emploie  quinze  à  /gt 
vieilles  femmes  à  sa  fournaise  ;  elles  carbonisent 
des  mottes  tous  les  jours  de  l'année  ,  hiver  comme 
été.  11  a  quatre  vigoureux  chevaux  percherons  qui 
traînent ,  non  plus  des  voitures  doublées  en  tôle , 
mais  des  espèces  de  locomotives  en  fer  battu,  qui 
ont  des  noms  inscrits  en  lettres  noires  sur  des  pla- 
ques de  cuivre  :  Vulcain  ,  Polyphème ,  Cyclope , 
Lucifer^  absolument  eomme  les  machines  d'un  che- 
min de  fer.  Ces  voilures  distribuent  du  feu  à  tou- 
tes les  femmes  des  halles  et  marchés  de  Paris ,  de- 
puis le  faubourg  Saint-Antoine  et  le  Temple  jus- 
qu'aux faubourgs  Saint- Germain  et  Saint-Honoré. 
Outre  cela ,  il  fournit  les  chaufferettes  des  vieil- 


—  70  — 

lards  de  plusieurs  grandes  maisons  de  refuge,  et, 
si  Tadministralion  de  l'assistance  publique  mettait 
en  adjudication  la  fourniture  de  feu  aux  femmes  de 
la  Salpétrière  et  aux  vieillards  de  Bicêtre,  M.  Jan- 
nier  soumissionnerait,  et  son  rêve,  qui  est  déjà 
aux  trois  quarts  réalisé  ,  se  trouverait  surpassé.  Il 
pourrait  recevoir  à  sa  table  chaque  jour  MM.  Des- 
hayes  ,  Saint-Ernest ,  Christian ,  Ernest  Vavas- 
seur,  venir  voir  jouer  ces  messieurs  dans  sa  loge 
prise  au  bureau  de  location ,  et  s'y  faire  mener, 
non  pas  dans  sa  demi-fortune ,  mais  bien  dans  une 
bonne  et  douce  calèche  tramée  par  deux  beaux 
chevaux  du  Mecklembourg. 

Certes  il  y  a  des  fortunes  immenses  à  la  halle, 
mais  il  ne  faut  pas  croire  pour  cela  qu'il  suffise 
d'approcher  du  carreau  des  ïnnocenset  d'avoir  une 
idée  pour  à  l'instant  voir  les  croûtes  de  pain  et  le 
feu  de  mottes  se  changer  en  or.  Là  aussi  il  y  a  les 
vamcus  de  la  fête ,  les  Pierres  qui  roulent  en  n'a- 
massant point  de  mousse.  11  gravite  autour  des 
marchés  une  infinité  de  pauvres  hères  qui  ne  ga- 
gnent leur  pain  qu'avec  des  peines  infinies  et  qu'en 
l'arrosant  de  leur  sueur.  Ceux  dont  nous  parlions 
tout  à  l'heure,  les  Bricoleurs,  par  exemple  ,  sont 
des  gens  actifs ,  entreprenants ,  hardis,  qui  ne  re- 
culent devant  aucun  travail ,  qui  s'offrent  pour  tout 


—  71  — 

faire,  qui  portent  des  fardeaux  à  assommer  un 
bœuf ,  font  dix  lieues  avant  le  lever  du  soleil ,  sont 
prêts  à  toute  course,  à  toute  commission,  à  tout 
labeur  connu  ou  inconnu.  Ils  n'épargnent  ni  leurs 
bras  ni  leur  corps  ;  ils  sont  dévoués  ,  probes  ;  ils 
ont  toutes  les  qualités  qui  dislinguenl  Thonnête 
homme,  et  cependant  ils  ne  recueillent  pour  tant 
de  qualités  qu'un  salaire  souvent  insuffisant. 

La  ï{êi>eilleuse  j  qui  passe  toutes  les  nuits  à  par- 
courir en  tous  sens  les  quartiers  de  Paris  pour  al- 
ler réveiller  les  marchands ,  les  forts ,  les  porteurs 
et  les  acheteurs  de  la  halle,  n'a  que  àxx  centimes 
par  personne  et  par  nuit.  Souvent  il  lui  faut  héler 
sa  pratique  pendant  un  quart  d'heure  avant  d'en 
recevoir  une  réponse.  Pour  peu  qu'un  coup  de  pic- 
ton  de  trop  se  soit  égaré  dans  le  gosier  de  l'abon- 
né ,  il  s'endort  la  tête  lourde  ;  la  pauvre  réveil- 
îeuse  est  obligée  de  monter  trois  ou  quatre  (^tages 
,  pour  l'arracher  aux  douceurs  du  lit.  Elle  est  reçue 
'  par  des  grognements ,  des  bourrades.  Rien  ne  l'é- 
meut :  elle  a  sa  conscience  pour  elle  ;  elle  sent 
qu'elle  fait  son  devoir,  et  elle  sourit  encore  à  ceux 
qui  l'injurient,  persuadée  qu'elle  est  que  le  len- 
demain ils  la  remercieront  de  son  insistance. 
j  L'état  de  réveilleuse  est  un  des  plus  durs  et  des 
plus  fatigants  de  tous  ceux  qui  s'exercent  aux  al  on- 


—  72  — 

tours  des  ftalles  et  marchés ,  et  néanmoins  c*est  un 
des  moins  rétribués.  Jadis  les  réveillés  donnaient 
aux  réveilleuses  de  quatre  à  six  sous  ;  mais,  aujour- 
d'hui que  les  affaires  vont  bien ,  que  les  loyers  aug- 
mentent, la  concurrence  s'en  est  mêlée,  et,  quoique 
les  somptueuses  bâtisses  de  la  rue  de  Rivoli  aient 
éloigné  du  quartier  presque  toute  la  population  des 
halles ,  il  y  a  des  réveilleuses  qui  s'offrent  à  dix 
centimes,  et  qui  sont  obligées,  pour  satisfaire  leurs 
pratiques,  de  se  transporterjusqu'au  fond  des  fau- 
bourgs bien  avant  l'heure  qui  leur  est  désignée. 
Auparavant,  lorsque  l'agglomération  existait  dans 
le  quartier  St-Denis,  une  bonne  réveilleuse  (car 
là  comme  partout  il  y  a  des  gens  qui  ont  du  talent, 
qui  sont  plus  ou  moins  appréciés  ;  les  voix  claires 
et  perçantes ,  par  exemple ,  sont  surtout  recher- 
chées), une  bonne  réveilleuse,  disions-nous, pou- 
vait avoir  jusqu'à  quinze  et  vingt  clients,  ce  qui 
lui  faisait  une  journée  de  trente  à  quarante  sols  par 
jour,  sans  compter  les  bonis,  plus  les  ménages  des 
réveillés ,  qui  lui  étaient  presque  toujours  octroyés. 
Aujourd'hui  il  est  presque  impossible,  avec  la  dis- 
sémination causée  par  les  démolitions  nouvelles , 
d'en  réunir  plus  de  cinq  ou  dix.  C'est  donc  un  étal 
perdu ,  pour  le  moment  du  moins. 

L'Angle  gardien  semble  devoir  subir  le  sort  des 


—  73  — 

eveilleuses  ;  il  a  beaucoup  perdu  de  son  importance 
ivecles  démolitions»  mais  il  lui  reste  uneressour- 
le  :  il  se  retire  aux  barrières ,  où  il  aura  encore  de 
.'ouvrage  pendant  de  longues  années. 

Mais,  à  propos,  qu'est-ce  qu'un  ange  gardien  ?  Je 
vais  vous  l'expliquer.  On  nomme  ainsi  un  homme 
qui  est  préposé ,  chez  les  marchands  de  vins  et  dans 
les  cabarets  en  renom ,  à  la  surveillance  des  ivro- 
gnes. Il  les  prend  sous  sa  protection,  il  les  recon- 
duit chez  eux,  et  il  en  répond  au  cabaretier  qui  les 
a  confiés  à  ses  bons  soins.  Il  doit  les  défendre,  au 
besoin  les  coucher,  en  un  mot  ne  les  quitter  qu'alors 
qu'ilssont  en  sûreté,  loin  de  la  portéedes  voleurs  dits 
au  poivrier^  gens  sans  foi ,  sans  croyance  ,  qui  dé- 
valisent les  ivrognes ,  sans  respect  pour  le  dieu 
Bacchus,  dont  ils  sont  les  fervents  adorateurs. 

N'est  pas  ange  gardien  qui  veut.  On  ne  peut  se 
figurer  toutesles  qualités  qui  lui  sont  demandées. 
11  passe  un  examen  où  plus  d'un  bachelier  échoue- 
rait. Un  bon  ange  gardien  doit  être  sobre  ;  sans 
cela  il  boirait  avec  son  protégé ,  et  tout  serait  per- 
du. 

Les  ivrognes  veulent  toujoursboire  ,  même  alors 
qu'ils  ne  peuvent  plus  porter  leur  vin.  Et  il  n'y  a 
pas  de  femme  désirant  une  parure ,  de  solliciteur 
demandant  une  place,  qui  emploient  plus  de  dé- 


—  74  — 

tours ,  plus  de  paroles  doucereuses ,  plu«  de  flat- 
teries ,  que  l'ivrogne.  Il  devine  toutes  les  insinua- 
tions, toutes  lescâlineriesdes  coquettes  les  mieux 
exercées,  pour  arriver  à  son  but.  L'ange  doit  de- 
meurer fern>e ,  impassible  ,  ne  se  laisser  induire  en 
aucune  tentation ,  aller  droit  son  chemin ,  n'accé- 
dant à  aucune  prière ,  ne  se  laissant  intimider  par 
aucune  menace.  Il  doit  être  brave  ,  en  effet,  car 
il  faut  qu'il  tienne  tête  à  ceux  qui  ont  le  vin  mau- 
vais^ qu'il  soit 'toujours  prêt  à  se  jeter  au  milieu 
de  la  rixe  lorsque  le  client  se  livre  à  ses  ébalte- 
ments  sur  les  épaules  de  quelque  passant  peu  en- 
durant. Et  puis,  de  quelle  patience  ne  doit-il  pas 
être  doué  pour  comprendre  et  réfuter  toutes  les  di- 
vagations que  suggère  le  vin  dans  ces  cerveaux  exal- 
tés, en  délire  ,  qui  semblent  jouer  aux  propos  in- 
terrompus. Il  doit  savoir  flatter  la  manie  de  son 
compagnon  ,  entrer  dans  ses  vues ,  le  comprendre , 
s'en  faire  écouter  et  l'intéresser  par  une  conversation 
vive  et  animée.  C'est  alors  qu'il  rendrait  des  points 
à  tous  les  diplomates  pour  la  finesse,  l'à-proposde 
ses  réparties ,  et  sa  façon  de  plaider  le  faux  pour 
arriver  au  vrai.  A  toutes  ces  qualités  morales  l'an- 
ge gardien  doit  joindre  les  qualités  physiques  les 
plus  remarquables.  S'il  n'est  adroit ,  vigoureux, 
ingambe ,  il  devient  impropre  à  remplir  ses  fonc- 


—  75  — 

lions ,  car  il  lui  faut  souvent  emporter  son  homme 
sur  ses  épaules  pour  l'arracher  aux  tentations  et 
aux  collisions  si  fréquentes  aux  barrières  et  à  la 
halle. 

Eh  bien  ,  toutes  ces  qualités ,  toutes  ces  vertus, 
(car,  si  nous  n'avons  pas  compté  la  probité  la  plus 
stricte ,  c'est  que  les  anges  gardiens  la  jugent  si  na- 
turelle chez  eux  ,  qu'ils  n'en  parlent  même  pas), 
ces  périls  qu'ils  affrontent,  tous  ces  ennuis  qu'ils 
subissent,  sont  cotés  comme  les  fonds  à  la  bourse. 
Ces  hommes,  qui  sont  si  bien  nommés  ,  ne  gagnent 
souventpasde  quoi  s'entretenir.  Chez  les  marchands 
de  vins ,  où  se  réunissent  les  véritables  ivrognes  , 
aux  renommées  ,  aux  guoguettes  (  maisons  où  l'on 
chante),  il  est  établi  qu'un  homme  qui  ne  peut  plus 
se  tenir  doit  être  reconduit.  Pour  cela ,  il  donne  ce 
qu'il  veut  à  son  ange  gardien ,  qui  se  fie  à  la  géné- 
rosité du  buveur  ;  mais  celui-ci  ne  peut  jamais  don- 
ner moins  de  cinquante  centimes  :  c'est  une  règle 
établie,  une  convention  adoptée,  à  laquelle  per- 
^  sonne  ne  manque. 

]  Celui  qui  refuserait  d'acquitter  cette  dette  serait 
renié  par  ses  confrères,  car  il  porterait  préjudice 
à  la  sûreté  de  tous.  En  effet,  dès  qu'un  homme 
est  mis  entre  les  mains  d'un  ange ,  eût-il  cent  francs 
dans  ses  poches ,  le  lendemain  en  se  réveillant  il 


—  76  — 

est  certain  de  les  trouver  tels  qu'il  les  y  avait  mis. 

On  ne  se  souvient  pas ,  de  mémoire  d'ivrogne  , 
d'un  seul  buveur  qui  ail  été  dépouillé  ou  qui  ait  eu 
à  se  plaindre  des  procédés  de  son  ange  gardien , 
car  à  toutes  les  qualités  énumérées  plus  haut  il 
faut  encore  joindre  la  politesse. 

Généralement  ils  sont  nourris  par  les  marchands 
de  vins  qui  les  emploient,  auxquels  ils  rendent  de 
menus  services ,  et  qui  les  en  récompensent  en 
leur  donnant  par  ci  par  la  un  morceau  à  manger. 

L'ange  gardien  est  ordinairement  une  espèce  de 
poète  ,  un  rêveur,  qui  aime  la  vie  contemplative  ; 
c'est  le  lazzarone  de  Paris;  il  se  contente  de  peu  et 
vit  dans  ses  rêves  à  la  recherche  d'un  inconnu  quel- 
conque. Sa  journée  ordinaire  ne  monte  jamais  à 
plus  de  trente  ou  quarante  sous  ;  mais  il  a  ses  di- 
manches et  ses  jours  de  réunion.  Les  habitués  le 
respectent  et  sont  pleins  d'attentions  pour  lui.  Ils 
ne  commandent  jamais  un  repas  sans  Tinviter  à  y 
prendre  place.  Il  vit  heureux  de  cette  considéra- 
tion et  fier  de  sa  conscience  pure  et  sans  tache.  Il 
ne  fait  pas  d'économies ,  mais  il  se  crée  de  bonnes 
relations  pour  les  mauvais  jours.  On  en  cite  deux 
qui  ont  été  portés  sur  le  testament  d'un  riche  ivro- 
gne, ancien  banquier,  quifréquentaitle  cabaret  de 
V Arrosoir,  à  Montparnasse,  et  qui,  malgré  ses  r^n- 


—  77  — 

tes  et  sa  passion  pour  le  vin  à  six ,  avait  su  garder 
au  fond  de  son  cœur  assez  de  reconnaissance  pour 
se  souvenir,  à  son  lit  de  mort,  des  deux  pauvres  dia- 
bles qui  lui  avaient  tant  de  fois  épargné  le  dange- 
reux bonheur  de  coucher  dans  les  champs. 

A  côté  de  ces  bonnes  ,  belles ,  fortes  et  franches 
natures,  pourquoi  placer  ce  petit  homme  à  jambes 
grêles  et  à  gros  ventre ,  cet  esprit  faux,  cauteleux, 
chicaneur,  âpre  au  gain ,  cet  être  amphibie ,  moitié 
avocat,  moitié  accusé?  C'est  qu'ici,  comme  partout, 
tout  est  contraste  ,  tout  est  antithèse.  Nous  allons 
entrer  dans  le  monde  qui  ne  vit  que  le  code  à  la 
main  et  qui  étudie  sans  cesse  la  manière  de  poser 
le  pied  entre  ses  paragraphes,  sans  jamais  marcher 
sur  un  article  criminel.  C'est  ce  qu'ils  nomment, 
dans  leur  argot,  faire  suer  Thémis ,  et  les  prati- 
ciens qui  exercent  l'état,  qui  vivent  des  conseils 
qu'ils  donnent  pour  faire  éviter  les  rigueurs  de  la 
loi,  prennent  le  nom  de  Favoris  c'e  la  déesse.  Ces 
gens  connaissent  le  code  mieux  qu'ils  n'ont  jamais 
su  le  catéchisme;  ils  en  savent  le  fort  et  faible, 
ils  en  ont  étudié  tous  les  détours ,  et  ils  se  promè- 
nent à  l'aise  dans  le  labyrinthe  des  lois.  Certes , 
leur  industrie  n'est  pas  parfaitement  honorable; 
un  bourgeois  delà  rue  Saint-Denis  ou  un  fabrican 
du  faubourg  n'y  destinera  pas  ses  fils ,  et  nous  ne 


—  78   ~ 

la  consignons  ici  que  parceque  nous  désirons  au- 
tant que  possible  faire  de  ces  études  une  galerie 
complète. 

Une  façon  d'huissier  marron ,  d'homme  d'affai- 
res ténébreux ,  plus  retors  qu'un  procureur,  tient 
son  cabinet  chez  un  marchand  de  vin  du  quai  aux 
Fleurs ,  au  milieu  des  tables  de  marbre ,  dont  l'une 
lui  est  réservée.  Lorsque  je  pénétrai  dans  ce  ca- 
binet ,  toutes  ces  tables  étaient  occupées.  Je  m'em- 
parai de  la  seule  libre.  Je  vis  que  cette  action  si 
simple  semblait  produire  un  effetinaccoutumé  dans 
l'endroit.  On  me  regardait  en  dessous  ;  toute  la 
race  des  rats  du  palais  qui  fréquentent  rétablisse- 
ment, praticiens,  recors,  grossoyeurs  d'études  de 
bas  étage,  gratte-notes  ,  en  un  mot  toute  l'aimable 
engeance  commençait  à  murmurer.  En  effet,  j'a- 
vais fait  une  école  ;  j'avais  eu  l'imprudence  dô  m'as- 
seoir  à  la  table  de  m.  auguste. 

M.  Auguste  est  lemamamouchi,  le  grand-vizir, 
l'homme  saint  de  l'établissement.  Il  est  choyé,  en- 
vié, admiré  ;  on  rit  de  ses  bons  mot-s.  Il  y  entre 
en  triomphateur.  On  se  lève ,  on  se  découvre  à  son 
approche.  Comme  Jupiter,  il  fait  trembler  tout  ce 
peuple  en  fronçant  le  sourcil.  Heureusement  pour 
ma  pauvre  personne ,  j'étais  en  compagnie  d'un 
homme  qui  avait  l'insigne  honneur  de  connaître 


—  79  — 

M.  Auguste.  Sans  cela  on  me  faisait  un  mauvais 
parti. 

Lorsque  M.  Auguste  fit  son  entrée  triomphale, 
il  nous  regarda  d'un  œil  courroucé;  mais  bientôt, 
ayant  reconnu  mon  compagnon,  il  s'avança  vers 
nous  d'un  air  souriant.  Tous  ces  gens  qui  atten- 
daient  un  éclat,  qui  étaient  prêts  à'nous  courir  sus, 
changèrent  de  physionomie  comme  par  enchante- 
ment. M.  Auguste  ne  nous  avait-il  pas  salués? 

M.  Auguste  est  un  homme  de  trente-cinq  à  qua- 
rante ans  ;  il  a  une  physionomie  qui  ne  prévient 
nullement  en  sa  faveur.  11  a  de  gros  yeux  vert  de 
mer  à  fleur  de  tête  qui  sont  faux,  une  bouche  fausse, 
un  faux  sourire ,  unfaux  loupetblond  albinos.  Nous 
l'avons  dit,  ses  jambes  sont  grêles  et  son  ventre 
est  gros.  Il  est  tout  de  noir  habillé  ,  il  singe  autant 
qu'il  peut  la  tenue  des  gens  du  palais.  Mais  tout 
cela  est  vieux  et  râpé ,  car  M.  Auguste  s'habille 
au  décroche-moi  cela,  ce  qui  veut  dire  en  fran- 
çais :  chez  le  fripier. 

Mon  compagnon  avait  jugé  à  propos,  pour  dé- 
lier la  langue  de  cet  important  personnage ,  de 
l'inviter  à  déjeuner.  M.  Auguste  jouit  d'un  remar- 
quable coup  de  fourchette;  mais  il  a  un  verre 
superbe;  au  café,  je  m'aperçus  qu'il  devait  être  un 
des  enfants  les  plus  distingués  de  Paris ,  car  ce 


—  80  — 

n'est  qu'au  septième  ou  huitième  petit  verre  qutl 
daigna  nous  donner  quelques  renseignements  sur 
son  truc ,  le  métier  qui  le  fait  vivre. 

M.  Auguste  est  un  ancien  clerc  de  province.  Il 
est  venu  à  Paris  sans  sou  ni  maille  ;  il  a  été  mar- 
chand de  contremarques  à  la  porte  des  théâtres 
du  boulevard  ,  où  il  a  connu  beaucoup  de  flâneurs 
et  de  petits  rentiers,  gens  désœuvrés  qui  ne  savent 
jamais  comment  franchir  l'abîme  immense  qui 
sépare  le  déjeuner  du  dîner,  la  lecture  du  journal 
de  l'ouverture  des  théâtres.  Un  jour  qu'il  se  pro- 
menait dans  le  palais,  il  vit  beaucoup  de  ces  bons 
citadins  qui  stationnaient  à  la  queue  du  public  des 
tribunaux  et  qui  faisaient  mille  gentillesses  aux 
gardes  municipaux  pour  les  attendrir  et  tâcher  de 
pénétrer  dans  le  sanctuaire  de  la  justice.  M.  Au- 
guste ,  qui  est  un  homme  à  expédient,  vit  là  une 
source  de  fortune.  Il  avait  une  idée. 

Dès  ce  moment  il  passa  ses  journées  à  courir 
dans  les  corridors  du  palais ,  accostant  toutes  les 
personnes  qu'il  voyait  sortir  des  cabinets  de  mes- 
sieurs les  magistrats  instructeurs.  Il  se  proposait 
pour  conduire  les  témoins  à  la  caisse  afin  d'y  tou- 
cher les  deux  francs  que  la  justice  alloue  à  tous 
ceux  qui  viennent  la  renseigner.  Lorsque  le  té- 
moin avait  reçu  son  argent,  et  qu'après  avoir  offert 


—  81  — 

soit  un  canon  de  vin,  soit  une  demi-tasse  à  M.  Au- 
guste ,  il  voulait  le  quitter  pour  vaquer  à  ses  af- 
faires ,  celui-ci  l'apitoyait  en  lui  contant  quelque 
histoire  bien  larmoyante,  bien  pathétique;  il  sa- 
vait encore  se  faire  donner  quelques  sous  pour  sa 
peine.  D'autres  fois,  le  témoin  dédaignait  la  rétri- 
bution ;  alors  M.  Auguste  changeait  sa  batterie  : 
il  inventait  un  autre  conte,  il  implorait  sa  pitié;  il 
lui  demandait  son  assignation  en  lui  disant  qu'il 
était  père  d'une  nombreuse  famille.  On  lui  aban- 
donnait facilement  ce  morceau  de  papier  inutile. 
C'est  en  collectionnant  toutes  ces  citations  et  assi- 
gnations que  M.  Auguste  a  fondé  le  magasin  qui 
le  fait  vivre. 

Aujourd'hui,  M.  Auguste  vit  comme  un  cha- 
noine ;  il  est  devenu  une  autorité  dans  le  bas  peu- 
ple du  palais;  il  gagne  beaucoup  d'argent.  H  loue 
des  citations  en  témoignage  aux  curieux  pour  les 
faire  entrer  aur  ^ours  d'assises  et  aux  chambres 
correctionnelles,  les  jours  de  procès  curieux.  Les 
gardes  municipaux  qui  sont  de  planton  aux  portes 
des  tribunaux  ont  pour  consigne  de  ne  laisser 
passer  que  les  personnes  assignées.  Ils  ne  lisent 
jamais  les  assignations  ;  il  suffit  donc  qu'on  se  pré- 
sente hardiment  avec  un  papier  timbré  pour  qu'ils 
vous  laissent  passe»     'mr  du  moment  au'on  a  le 


—  82  — 

papier,  la  consigne  est  sauve.  M.  Auguste  avait 
observé  cela;  aussi  a-t-il  su  en  profiter.  Il  sait  par 
cœur  la  liste  des  affaires  à  juger;  il  connaît  les 
jours  où  les  premiers  sujets  du  barreau  et  de  la 
magistrature  debout  doivent  prendre  la  parole  ;  el 
ces  jours-là,  dès  sept  heures  du  matin,  il  est  à  son 
poste  avec  sa  liasse  de  citations  et  d'assignations 
périmées.  11  les  loue  ordinairement  1  fr.  pour  la 
séance.  On  le  connaît;  il  a  ses  habitués;  on  ne 
paie  qu'après  qu'on  est  placé  ;  mais  on  est  obligé 
de  laisser  en  nantissement  5  fr. ,  qu'il  ne  remet 
qu'après  la  restitution  de  son  papier. 

—  «  Et  vous  gagnez  beaucoup  d'argent  à  ce 
métier-là  ?  lui  demandai-je. 

—  C'est  selon  les  procès  ;  celui  de  Laroncière 
m'a  rapporté  jusqu'à  cent  francs  par  jour  ;  j'étais 
obligé  d'envoyer  un  de  mes  clercs  dans  la  salle , 
pour  redemander  mes  assignations.  J'ai  loué  la 
même  citation  jusqu'à  dix  fois  en  une  séance. 
Soufflard  n'a  pas  mal  donné  ;  la  bande  de  Poil-de- 
Vache  était  bonne ,  mais  ne  valait  pas  les  habits 
noirs. 

—  Et  les  affaires  politiques  ? 

—  Cela  dépend  des  personnages.  Les  complots 
m'ont  laissé  d'ailleurs  d'excellents  souvenirs  ;  les 
procèê  de  presse  furent  d'un  assez  joli  rapport. 


—  83  — 

Les  cris  séditieux  valaient  moins.  Quant  aux  cri- 
mes, aux  infanticides,  aux  faux,  aux  vols  de  con- 
fiance, c'est  chanceux. 

—  D'après  ce  que  je  vois  ,  en  lisant  les  détails 
d'un  assassinat,  vous  savez  combien  il  vous  rap- 
portera. 

—  Il  y  a  crime  et  crime  ;  c'est  la  position  de 
l'accusé  qui  fait  tout.  SMl  est  jeune  et  féroce,  il 
devient  intéressant  ;  c'est  très  bon.  Si  c'est  un 
homme  qui  a  simplement  tué  sa  femme  ou  un  pas- 
sant dans  la  rue,  ça  ne  vaut  absolument  #ien.  Les 
maris  jaloux  et  farouches  amènent  des  dames. 
Mais  parlez-moi  de  ces  gaillards  qui  coupent  leur 
maîtresse  en  morceaux  !  qui  l'attendent  le  soir 
dans  une  allée ,  la  poignardent  et  tirent  un  coup 
de  pistolet  à  leur  rival  !  à  la  bonne  heure  !  c'est 
du  nanan  !  Ils  ont  un  public  à  eux,  on  les  lorgne, 
on  leur  envoie  des  albums  pour  y  écrire  deux 
mots,  ils  posent  devant  un  parterre  de  femmes. 
S'ils  sont  tant  soit  peu  jolis  garçons  et  que  l'affaire 
prenne  plusieurs  audiences ,  la  seconde  journée 
double  ma  recette.  Si  le  jugement  se  prononce  la 
nuit,  je  suis  obligé  de  donner  des  contremarques. 
La  nuit  est  très  propice  aux  drames  judiciaires, 
le  beau  sexe  s'y  crée  des  fantômes.  C'est  si  inté- 
ressant, un  scélérat  passionné  qui  égorge  propre^ 


—  sè- 
ment la  femme  qu'il  aime  !  il  y  a  de  quoi  en  rêver 
quinze  jours.  On  envie  le  sort  de  la  victime,  on 
voudrait  être  aimé  ainsi  une  fois ,  rien  que  pour 
en  essayer.  Ah  !  Lacenaire  !  nous  ne  trouverons 
malheureusement  pas  de  sitôt  son  pareil  !  Il  faisait 
des  vers,  monsieur!  s'écria  M.  Auguste,  d'un  air 
moitié  d'admiration  et  moitié  de  regret.  11  était 
galant,  intéressant,  il  s'exprimait  bien.  Encore 
deux  affaires  comme  la  sienne,  et  je  me  retirais 
dans  mes  terres.  Ah  !  si  le  huis-clos  n'existait  pas 
pour  certains  attentats  !  quelle  source  de  fortune  ! 
je  serais  millionnaire.  Tout  le  ntonde  en  veut: 
c'est  le  fruit  défendu.  » 

Une  espèce  de  pleutre  ballottant  dans  un  im- 
mense habit  noir  boutonné  jusqu'au  col ,  et  dont 
les  jambes  flageolaient,  vint  interrompre  M.  Au- 
guste au  milieu  de  ses  regrets.  C'était  son  clerc. 
Cet  homme  le  remplace  lorsqu'il  y  a  plusieurs 
affaires  intéressantes  le  même  jour;  il  lui  recrute 
des  clients,  il  lui  procure  des  affaires,  car  M.  Au- 
guste joint  à  son  industrie  celle  de  défenseur  offi- 
cieux aux  justices  de  paix  ;  il  fait  en  outre  des 
mémoires  et  des  pétitions  aux  ministres. 

Le  Bétripé,  il  est  ai«si  surnommé,  a  plusieurs 
cordes  à  son  arc.  Dés  qu'un  crime  est  commis ,  il 
se  transporte  fur  les  lieux  ;  il  recueille  tous  les 


-  85  — 

bruits,  il  raconte  les  détails,  il  a  soin  de  dire  sott 
nom  et  son  adresse  dans  les  cabarets  environnants, 
il  répèle  cent  fois  ces  détails,  il  en  invente  au 
besoin,  on  les  redit,  cela  arrive  jusqu'aux  magis- 
trats instructeurs  ;  on  le  fait  appeler,  il  raconte  ce 
qu'il  a  entendu  dire  ;  il  fait  une  déposition  insi- 
gnifiante. On  le  renvoie,  mais  il  a  ses  quarante 
sols,  c'est  toujours  ça  de  gagné.  Du  reste,  il  jure- 
rait, au  besoin,  sur  l'Évangile,  devant  Dieu  et  les 
hommes ,  après  avoir  vu  un  chien  de  chasse  étran- 
gler un  lapin ,  que  c'est  le  lapin  qui  a  commencé , 
qu'il  avait  tous  les  torts ,  et  que  ce  n'est  qu'à  son 
mauvais  naturel  qu'il  doit  sa  triste  fin. 

Ce  maître  Jacques  n'ose  faire  concurrence  à  son 
maître,  car  celui-ci  maintenant  ne  mendie  plus 
les  assi^^nations  :  il  les  achète  et  les  paie  plus  cher 
que  U  caissier  du  palais.  Il  ne  souffre  pas  de  ri- 
varx;  il  leur  fait  une  guerre  acharnée.  Il  a  fait  sa 
pjtite  pelote,  comme  il  dit;  il  espère  bientôt  pou- 
voir se  retirer  à  la  campagne,  pour  y  former  sou- 
che d'honnêtes  gens. 

Quand  nous  quittâmes  M.  Auguste,  il  nous  re- 
garda d'une  façon  triomphante,  et  il  dit  à  ses  admi- 
rateurs :  «  —  Je  les  ai  épatés^  les  bourgeois  !  n 

Il  avait  raison,  en  effet  :  nous  étions  émer- 
veillés. 


86 


V. 


CORRESPONDANCE.  —  LEj  FÊTES  ET  FOIRES. — LB8  JEUX 
LE  90. — LE  LAPIN  IMMORTEL.  —  LE  PATISSIER  AMBU- 
LANT, 

Un  journaliste  ne  manque  jamais  de  recevoir 
beaucoup  de  lettres  ,  affranchies  ou  non  ,  signées 
ou  anonymes,  de  compliments  ou  d'injures,  lors- 
qu'il a  entrepris  une  série  d'articles  sur  un  sujet 
quelconque.  En  voici  deux  entre  celles  qui  nous 
sont  parvenues  à  propos  de  nos  Industries  incon- 
nues : 

«  Monsieur, 

»  Je  lis  avec  le  plus  grand  plaisir  les  articles 
que  vous  publiez  dans  le  journal  le  Siècle^  qui 
est  mon  journal.  Vous  voulez  faire  une  galerie 
originale  de  tous  les  commerces  que  nous  inven- 
tons chaque  jour,  nous,  pauvres  gens  jetés  au  ha- 
sard sur  le  pavé  de  Paris.  Ce  que  vous  avez  dit 
jusqu'à  ce  jour  est  vrai,  bien  étudié  et  compris. 
Presque  tous  ces  industriels  me  sont  connus,  et 
quelques  uns  sont  mes  amis. 

»  J'ai  cependant  une  observation  à  vous  faire. 
Peut-être  veus  paraîtra-t-elle  juste. 


—  87  — 

»  Lorsque  vous  avez  parlé  de  mon  ami  Cha- 
pellier,  le  boulanger  en  vieux  ,  vous  avez  dit  : 
«  Le  père  Chapellier  a  su  tirer  des  croûtes  de 
»  pain  tout  ce  qu'on  en  pouvait  tirer.  » 

»  Cela  n'est  pas  exact.  Il  n'est  peut-être  pas 
d'industrie  au  monde  autour  de  laquelle  un  homme 
ne  trouve  à  ramasser  sa  vie.  On  peut  penser  à 
tout ,  embrasser  d'un  coup  d'oeil  toutes  les  bran- 
ches qui  viennent  se  rattacher  à  l'arbre  principal, 
mais  on  ne  les  cultivera  pas  toutes.  Le  temps, 
la  place,  les  outils,  la  patience,  manquent.  Puis 
vous  ne  pouvez  vous  figurer  quelle  est  la  force  de 
cet  axiome  :  «  Il  faut  que  tout  le  monde  vive.  » 
Rien  ici-bas  ne  se  fait  qu'en  vertu  de  ce  principe. 
Le  fabricant  de  bijouterie  qui,  après  avoir  brûlé 
ses  cendres  et  les  balayures  de  son  atelier,  vend 
les  cendres  des  cendres  au  laveur  de  cendres ,  sait 
parfaitement  bien  qu'il  y  a  encore  de  l'or  dans  ce 
qu'il  vend  ,  mais  il  se  dit  :  «  Il  faut  que  tout  le 
monde  vive.  »  Puis  il  n'a  pas  l'admirable  patience 
de  l'Auvergnat,  il  n'est  pas  outillé,  il  n'a  pas  d'em- 
placement convenable  pour  faire  le  lavage  lui- 
même  ;  il  perdrait  trop  de  temps  à  l'entre- 
prendre. 

»  Il  en  est  de  même  partout.  En  littérature, 
après  le  romancier,  qui  trouve  le  sujet,  esquisse 


^  88  — 

les  caractères,  décrit  les  lieux,  donne  la  vie  aux 
personnages,  les  fait  marcher ,  parler,  agir,  en 
»m  mot  écrit  un  Hvre,  vient  l'auteur  dramatique, 
qui  transporte  tout  cela  au  théâtre  sous  une  autre 
forme.  Le  premier  auteur  eût  pu  faire  la  pièce 
lui-même,  mais  il  n'est  pas  en  relation  avec  les 
directeurs,  et  d'ailleurs  il  n'est  pas  outillé  pour  le 
théâtre,  il  ne  connaît  pas  les  ficelles  de  la  scène. 
Il  ahandonne  donc  son  œuvre  à  qui  veut  la  pren- 
dre :  il  faut  que  tout  le  monde  vive. 

»  Examinez  ,  cherchez,  et  vous  trouverez  tou- 
jours une  glane  dans  les  champs  déjà  moissonnés. 
Quelqu'un  qui  voudrait  bien  s'en  donner  la  peine 
vivrait  même  des  huissiers,  qui  vivent  aux  dépens 
de  tout  le  monde,  et  ce  ne  serait  ni  la  moins  cu- 
rieuse ni  la  moins  productive  des  industries  in- 
connues, 

»Moi,  Monsieur,  qui  écris  ces  lignes,  j'ai 
trouvé  ma  glane  dans  le  champ  du  père  Chapel- 
lier,  j'en  vis  depuis  une  vingtaine  d'années,  et  je 
n'ai  pas  à  me  plaindre  de  mon  sort.  Si  je  ne  suis 
pas  un  capitaliste  comme  mon  heureux  ami ,  je 
suis  du  moins  un  notable  commerçant  dans  le 
genre.  Si  vous  voulez  me  faire  l'honneur  de  venir 
me  voir,  je  vous  montrerai  mes  fours,  je  vous  ex- 
pliquerai mes  moulins;  je  crois  que  vous  aussi 


—  89  — 

vous  pourrez  trouver  à  |?]aner  quelques  bonnes 
observations  dans  mon  champ. 

«Agréez,  Monsieur,  etc.  Hébard.  » 

Nous  nous  sommes  donc  rendu  derrière  ce 
▼ieux  collège  Henri  IV ,  où  nous  avons  passé  les 
dix  plus  belles  années  de  notre  vie,  pour  visiter 
l'usine  de  M.  Hébard.  Un  grand  gaillard,  qui 
portait  pardieu  bien  le  gilet  rouge  distinctif  des 
valets  de  grande  maison,  vint  nous  demander  ce 
que  nous  voulions. 

a  Je  désire  voir  M.  Hébard. 

—  Il  est  dans  sa  bibliothèque;  si  monsieur 
veut  me  dire  son  nom,  j'aurai  l'honneur  de  l'an- 
noncer.» 

Tout  se  fait  dans  les  formes  ;  mais  nous  som- 
mes habitué  aux  surprises.  Quelques  instants 
après,  un  homme  d'une  cinquantaine  d'années 
vint  à  notre  rencontre.  Il  était  vêtu  d'une  vareuse 
rouge  et  d'un  pantalon  de  moleton  à  pied.  C'était 
M.  Hébard. 

Si  les  Parisiens,  qui,  à  l'exemple  de  Voiture, 
ont  la  prétention  de  deviner  la  profession  d'ut 
passant  rien  qu'à  sa  démarche,  rencontraient  no- 
tre industriel  se  promenant  un  jour  au  Luxem- 
bourg, nous  sommes  certain  qu'ils  pourraient  s'at- 
tirer la  même  réponse  que  celle  qu'on  fit  au  poète 


—  90  — 

du  dix-septième  siècle,  lequel,  voyant  un  jour  un 
homme  en  carrosse  qui  passait  sur  le  Cours  la 
Reine  ,  l'aborda  en  disant  :  «  Monsieur,  j'ai  pa- 
rié que  vous  êles  un  receveur  aux  gabelles.  — 
Monsieur,  lui  répondit  le  quidam,  pariez  quevous 
êtes  une  béte,  et  vous  gagnerez.  » 

En  effet,  jamais  homme  n'a  moins  eu  le  physi- 
que de  son  emploi  que  M.  Hébard  :  il  est  petit, 
un  peu  replet  ;  il  a  les  mains  blanches,  le  visage 
pâle  et  blanc,  comme  tous  les  hommes  qui  mè- 
nent une  vie  sédentaire  ,  et  certainement  le  phy- 
sionomiste moderne  voudrait  voirdansM.  Hébard 
un  homme  de  bureau,  un  professeurou  un  savant, 
et  non  pas  un  homme  de  travail  manuel  et  d'in- 
vention commerciale. 

Nous  l'avons  dit,  presque  jamais  ces  hommes 
qui  cherchent  si  péniblement  la  fortune  n'aiment 
l'argent  pour  le  bien-être  qu'il  procure;  ils  veu- 
lent la  fortune  ,  non  pas  pour  la  fortune ,  mais 
pour  satisfaire  un  caprice,  pour  avoir  quelque 
chose  qui  leur  a  fait  envie  chez  un  autre  qu'ils 
ont  connu  il  y  a  vingt  ans.  M.  Hébard,  lui,  doit 
son  énergie  à  un  voisin  qui  possédait  une  biblio- 
thèque. M.  Hébard  y  passait  sa  journée  et  ses  soi- 
rées à  lire  Voltaire.  Un  jour  il  lui  arriva  à  peu 
près  ce  qui  arr^f*  dans  le  conte  des  Deux  Voisins. 


—  91  — 

L'un  deux  avait  des  livres  et  un  ménage  très  mal 
monté  ;  l'autre  avait  au  contraire  un  très  beau  mé- 
nage, mais  pas  le  plus  petit  livre.  Un  soir  celui- 
ci  cria  à  travers  la  cloison  :  «  Voisin,  prêtez- 
donc  un  livre,  je  ne  puis  dormir.  —  Mes  li- 
vres ne  sortent  pas,  répondit  celui-là;  venez  lire 
chez  moi  tant  que  vous  voudrez.  »  Quelques 
jours  après,  ce  fut  le  tour  du  bibliophile  de  s'é- 
crier :  «  Voisin  ,  mon  feu  ne  veut  s'allumer  ; 
prêtez-moi  votre  soufflet.  —  Venez  souffler  chez 
moi  tant  que  vous  voudrez,  répondit  l'autre,  mon 
soufflet  ne  sort  pas  de  chez  moi.  » 

Or,  dès  qu'Use  fut  brouillé  avec  son  voisin,  M. 
Hébard  se  dit  : — Moi  aussi  j'aurai  mon  Voltaire  ! 
Et  il  se  mit  à  travailler  pour  se  le  procurer.  Mais, 
âgé  de  quinze  ans,  il  n'était  que  petit  patronnet 
chez  un  regratder.  Les  regrattiers  sont  les  pâ- 
tissiers qui  fabriquent  les  chaussons  aux  pommes, 
les  brioches  sans  beurre  et  les  gâteaux  sans  sucre 
qu'on  vend  aux  écoliers  et  aux  gamins  de  Paris. 
Il  gagnait,  pour-boire  compris,  vingt-cinq  sous 
par  semaine.  M.  Hébard  était  nourri  à  la  bouti- 
que, et  ses  parents,  qui  étaient  portiers  d'un  hô- 
tel d'étudiants  dans  la  rue  Saint-Jacques,  le  lo- 
geaient. Pour  se  procurer  les  quatre-vingts  volu- 
mes de  Voltaire,  édition  Touquet,  à  un  franc 


—  92  — 

soixante  quinze  centimes  le  volume,  il  fallait  donc 
deux  années  d'économie.  M.  Hébard  ne  se  sentit 
pas  ce  courage.  Il  abandonna  son  métier  pour  se 
faire  camelot^  c'est-à-dire  marchand  de  bimbelot- 
teries  dans  les  foires  et  fêtes  publiques.  Il  y  por- 
tait de  la  bijouterie  fausse.  Pendant  trois  étés,  il 
fit  les  départements  de  la  Seine,  Seine-et-Marne, 
Seine-et  Oise.  Ses  affaires  prospérèrent  au  delà  de 
ses  espérances.  Mais  ce  qui  lui  profita  beaucoup 
plus  que  son  commerce,  c'est  qu'il  y  apprit  tous  les 
stratagèmes  que  les  marchands  forains  mettent  en 
pratique  pourvivre.  Il  connut  leurs  besoins,  leurs 
façons  d'acheter,  de  vendre ,  et  il  y  conçut  une 
idée  excellente  :  aussi  manqua-l-elle  de  Tenvoyer 
passer  cinq  ans  à  Sainte-Pélagie.  On  y  enfermait 
encore  les  prisonniers  pour  dettes.  Il  voulut  fon- 
der à  Paris  une  sorte  d'entrepôt  où  tous  les  came- 
lots s'approvisionneraient  de  marchandises.  L'af- 
faire ne  réussit  pas  ;  il  dut  faire  faillite,  et  le  Vol- 
taire ne  fut  pas  encore  acheté  de  cette  fois. 

Pendant  les  trois  années  d'ensuite,  il  accompa- 
gna les  Hercules,  les  femmes  phénomènes,  les 
disloqués,  les  avaleurs  d'épées,  les  mangeurs  de 
feu,  les  dentistes,  les  escamoteurs,  les  banquistes, 
les  nains,  les  géants,  les  enfants  à  deux  têtes,  les 
veaux  à  quatre  cornes  et  tous  les  charmants  spec- 


—  93  — 

taeles  qui  réjouissent  les  yeux  du  peuple  le  plus 
spirituel  du  monae  ùans  les  jours  de  réjouissan- 
ces. Il  s'était  acquis  une  certaine  réputation  dans 
le  boniment  f  \^  postiche  ^iXdi  parade.  On  nomme 
ainsi  le  prologue  que  les  saltimbanques  jouent 
devant  leur  baraque  pour  allécher  le  public  en 
l'amusant  aux  bagatelles  de  la  porte.,  et  qui  fi- 
nit invariablement  ainsi  :  «  Entrez,  messieurs, 
mesdames,  entrez  ;  vous  y  verrez  ce  que  vous 
n'avez  Jamais  vu  ;  et  cela  ne  coûte  que  2  sous.  2 
sous!  il  faudrait  ne  pas  avoir  2  sous  dans  sa  po- 
che, etc.  )) 

M.  Hébard,  qui  était  Parisien,  qui  savait  son 
boulevard  du  Temple  par  cœur,  imitait  les  comi- 
ques à  la  mode ,  faisait  des  grimaces ,  parlait  fort 
et  captivait  Tattention  des  combrousiera  :  c'est 
ainsi  que  les  forains  nomment  les  paysans.  Aussi 
Gringalet  était-il  fort  recherché  par  les  Bilboquets 
du  temps. 

C'est  tout  un  monde  à  part,  nous  disait-il, 
que  la  population  des  forains  ;  il  serait  très  curieux 
de  les  étudier.  Figurez-vous  qu'il  y  a  là  des  fa- 
milles entières  qui  n'ont  jamais  habité  dans  des 
maisons;  les  enfants  naissent,  vivent,  grandissent 
et  meurent  dans  ces  longues  et  larges  voilures 
qu'on  rencontre  souvent  sur  les  routes,  et  dans 


—  94  — 

lesquelles  ils  couchent,  font  leur  cuisine  et  trans- 
portent tout  leur  mobilier.  Ils  se  marient  entre 
eux,  et  les  nouveaux  conjoints  ne  font  que  passer 
d'une  voiture  dans  une  autre.  Un  enfant  n'a  pas 
deux  ans,  qu'on  lui  a  déjà  assoupli  les  reins,  pour 
lui  apprendre  la  dislocation  et  les  sauts  de  carpe. 
Il  fait  ses  exercices  d'agilité,  il  danse  la  danse  des 
œufs,  à  l'âge  où  les  autres  enfants  font  à  peine 
leurs  dents.  Ce  petit  être,  à  dix  ans,  connaît  à 
fond  toutes  les  roueries  qu'on  n'apprend  dans  le 
monde  que  par  une  longue  pratique  de  la  vie,  et 
la  fréquentation  assidue  des  sociétés  les  moins 
mêlées.  Lorsque  les  autres  balbutient  papa,  ma- 
man, et  jouent  à  la  poupée,  lui ,  il  entortille  déjà 
le pétrousquin  en  faisant  la  manche  il  sait  attra- 
per le  public  en  faisant  la  quête).  C'est  pitié  de 
voir  ces  vieux  enfants  qui  raisonnent  de  tout  et 
avalent  le  canon  comme  des  hommes.  Les  gens 
du  monde  croient  qu'Eugène  Sue  a  exagéré  les 
caractères  de  Bamboche  et  de  Basquine.  Non, 
le  profond  moraliste  n'a  fait  qu'atténuer,  au  con- 
traire, ce  que  ces  mœurs  nomades  ont  d'horrible. 
Il  faut  avoir  un  corps  de  fer,  un  cœur  d'acier,  une 
àme  de  bronze,  pour  vivre  de  celte  vie-là. 

Vient  ensuite  le  truqueur.  On  appelle  ainsi  tous 
ces  gens  qui  passent  leur  vie  à  courir  de  foire  en 


foire,  de  village  en  village,  n'ayant  pour  toute  in- 
dustrie qu'un  petit  jeu  de  hasard.  Cela  s'appelle 
passe-carreau ,  le  chandelier^  etc.  Le  jeu  du 
chandelier  consiste  à  abattre  un  chandelier  de 
feutre  sur  lequel  on  a  mis  1  sol.  Le  joueur,  armé 
d'une  longue  baguette ,  doit  d'un  seul  coup  faire 
tomber  ces  deux  objets  hors  de  l'assiette  qui  les 
supporte.  On  joue  ordinairement  un  lapin,  de 
l'argent  ou  des  macarons.  Cet  exercice  paraît 
fort  simple  au  premier  abord,  et  le  truqueur  l'exé- 
cute avec  une  telle  facilité  que  tout  le  monde 
veut  essayer.  On  s'entête  à  gagner,  les  paris 
s'engagent  entre  le  marchand  et  le  joueur,  et 
bientôt  celui-ci  quitte  la  place  le  gousset  à  sec. 

Il  est  tel  industriel  de  ce  genre  qui  part  au 
printemps,  emportant  un  lapin  dont,  à  la  fin  de 
la  campagne ,  il  fait  une  excellente  gibelotte. 
Pendant  les  six  mois  de  beau  temps ,  il  gagne  de 
quoi  passer  grassement  son  hiver.  Voici  la  mise 
de  fonds:  un  chandelier  en  feutre,  deux  sous; 
une  assiette ,  trois  sous  ;  un  lapin ,  trente  sous. 
Quant  à  la  baguette,  il  la  cueille  au  premier  aulne 
qu'il  rencontre  sur  son  chemin.  Ajoutons-y  le  sou 
à  mettre  sur  le  chandelier:  total,  trente-six  sols. 
C'est  avec  ce  capital  qu'il  vit,  qu'il  nourrit  sa 
femme,  qu'il  élève  plusieurs  enfants,  et  qu'il 


—  96  — 

finira  par  acheter  quelque  beau  domaine.  Il  y  a 
peu  de  financiers,  même  à  la  bourse  de  Paris,  qui 
saehenl  mieux  faire  sucr\Q\xv  argent. 

Dans  certains  pays ,  les  fêles  sont  organisées 
par  des  particuliers.  Ces  pays- là  sont  la  terre 
promise  des  banquiers  du  hirihi^  du  passe-car- 
reau et  du  chandelier.  On  charge  ordinairement 
de  la  surveillance  de  la  foire  le  garde  champêtre 
du  lieu  ou  un  des  gardes  du  plus  riche  proprié- 
taire. Alors  les  truqueurs  font  ce  qu'ils  nomment 
une  bouline .,  c'est-à-dire  une  collecte  *întreenx, 
et  ils  chargent  un  compère  de  distraira  le  surveil- 
lant, de  remmener  à  Té^art,  de  rinviter  et  de 
le  griser.  Alors ,  malheur  aux  pauvres  péfrous- 
quins  (particuliers)  qui  s'aventurent  à  jouer  !  ils 
sont  rançonnés  sans  merci.  Une  sentmelle  veille 
pendant  ce  temps  avec  mission  de  signaler  l'ap- 
proche fortuite  de  la  maréchaussée  :  la  gendar- 
merie a  tant  de  préjugés! 

Si  vous  vous  êtes  promené  dans  une  fête  de 
village,  vous  avez  dû  jouer  au  quatre-i^inf^t-dix . 
Ce  jeu  est  une  espèce  de  loto  ,  et  l'un  des  specta- 
teurs se  charge  de  remplir  l'othce  du  destin  :  il 
plonge  la  main  dans  un  sac  et  en  retire  le  numéro 
qui  doit  faire  un  heureux.  On  y  gagne  ordinaire- 
ment de  la  porcelaine.  Vous  y  voyez  des  déjeu- 


—  97  — 

ners,  des  vases  superbes,  de  belles  pendules ,  etc. 
Le  quatre-vingt-dix  adroit  aune  pièce  au  choix  du 
gagnant,  mais  ce  gagnant  est  presque  toujours  un 
ami  sûr,  un  compère^  qui  emporte  son  gain,  fait 
le  tour  de  la  tente  et  remet  l'objet  gagné  à  son 
premier  et  seul  propriétaire,  le  banquiste.  Quel- 
quefois celui-ci  offre  à  son  compère ,  devant  tout 
le  monde,  de  le  reprendre  pour  cent  cinquante  ou 
deux  cents  francs.  Le  compère  n'a  garde  de  refuser, 
et  on  lui  compte  la  somme.  Le  public,  alléché 
par  un  tel  gain ,  passe  sa  soirée  à  tirer  des  nu- 
méros, et  s'en  retourne  chez  lui,  emportant  des 
coquetiers ,  deux  ou  trois  verres  communs  et  des 
tasses  dépareillées.  Le  tour  est  fait,  le  combrowsier 
a  été  mis  dedans. 

Il  existe  dans  les  foires  des  environs  de  Paris 
une  boutique  de  porcelaines  véritablement  luxueu- 
se ;  on  y  voit  de  tout ,  des  vases  d'église  et  des 
glaces  dignes  de  figurer  dans  le  boudoir  d'une 
petite-maîtresse;  les  mille  caprices  de  la  mode  y 
chatoient,  coffrets  ornés  de  médaillons  ciselés  et 
verres  de  Bohême.  La  boutique  est  tenue  par  une 
dame  agréable  et  sa  demoiselle^  qui  est  char- 
mante. Lorsqu'elles  arrivent  dans  un  village,  en 
demandant  au  maire  la  permission  d'étaler,  elles 
comipencent  par  faire  un  don  de  cent  à  deux  cents 


—  98  - 

francs  aux  pauvres  de  la  paroisse.  Cela  fait  du 
bruit  dans  le  pays  ;  la  dame  et  sa  demoiselle  as- 
sistent à  la  grand'messe  et  n'ouvrent  leur  boutique 
qu'après  l'office  divin.  Cela  fait  très  bien.  La  haute 
société  du  lieu  s'empresse  d'accourir  au  magasin 
de  ces  dames  :  les  femmes  pour  voir  une  per- 
sonne si  pieuse ,  les  jeunes  gens  pour  contempler 
les  beaux  yeux  de  la  demoiselle.  La  partie  s'en- 
gage; c'est  à  qui  restituera  en  détail  la  somme  si 
généreusement  donnée  aux  pauvres.  Et  voilà 
comment  il  se  fait  que  la  dame  possède  aujour- 
d'hui deux  maisons  sur  le  pavé  de  Paris  et  que  la 
demoiselle  a  dû  l'an  dernier  épouser  un  notaire. 
Parlez-nous  de  la  philanthropie  !  c'est  le  meilleur 
placement  qu'on  ait  encore  prouvé.  Demandez  à 
messieurs  tels  qt  tçls,  qui  se  sont  fai(  de  si  bonnes 
rentes  en  visitant  les  pauvres  prisonniers. 

Donc  M.  Hébard  traversait  tou^  ce  monde-là, 
mais  en  philosophe  observateur.  11  était  un  peu 
poète  ,  et  faisait  des  couplets  ;  un  peu  orateur,  et 
i  composait  des  parades;  un  peu  acteur^  et  jouait  ses 
"œuvres;  et  cela  en  continuant  de  rêver  à  son  Vol- 
taire. Enfin,  un  jour,  jour  à  jamais  mémorable,  la 
troupe  d'acrobates  à  laquelle  appartenait  M.  Hébard 
donnait  ses  représentations  à  Moniargis.  Un  régi- 
'■'  ment  qui  passait  fit  sa  grande  halte  sur  la  place  de 


—  99  — 

la  ville.  Il  menait  à  sa  suite  tout  son  attirail  de 
guerre,  et  notamment  un  petit  four  ambulant. 
M.  Hébard,  qui  se  connaissait  en  fours,  voulut 
voir  celui-ci.  Il  l'examina  ei  s'en  fit  expliquer  tout 
le  mécanisme.  Il  eut  affaire  à  un  homme  qui,  par 
amour-propre  ,  lui  donna  tous  les  renseignements 
possibles.  C'était  le  boulanger  du  corps.  Ce  soldai 
boulanger  était  un  noble,  de  très  haute  naissance, 
dont  la  famille  avait  été  ruinée  et  dispersée  par 
les  événements.  Ne  sachant  que  faire ,  sans  état , 
sans  ressources ,  il  s'était  fait  soldat  pour  vivre , 
croyant  gagner  l'épaulette  en  six  mois;  mais  son 
éducation  était  trop  négligée ,  et  on  le  relégua  à 
la  manutention  des  vivres.  Là  il  devint  boulanger, 
et  excellent  boulanger.  En  18...  il  était  donc 
attaché  comme  maître-boulanger  à  un  régiment  de 
ligne.  Nous  le  reverrons  bientôt.  Mais  revenons. 
M .  Hébardvit  tout  de  suite  une  belle  fortune  dans 
ce  simple  four  de  campagne.  En  remontant  sur 
son  estrade  pour  faire  sa  dernière  parade,  il  feuil- 
letait déjà  dans  son  imagination  les  premières 
pages  de  son  Voltaire,  édition  Touquet.  En  effet, 
en  revenant  à  Paris,  le  premier  soin  de  notre 
voltairien  fut  de  courir  chez  les  fabricants  de  tôle 
et  de  se  faire  construire  un  appareil  semblable  à 
celui  qu'il  avait  admiré  la  vielle  à  Moatargis. 

Urwvôr  ;iUi 

BÎSLIOTHECA 

Ctfavieoê'* 


-  100  — 

Le  dimanche  suivant  il  s'établissait  dans  une 
des  avenues  des  Champs-Elysées.  C'était  le  temps 
de  la  vogue  de  M.  Coupe-Touj'ours,  le  marchand 
de  galette  du  boulevard  Saint-Martin.  M.  Hébard, 
d'après  ce  principe  que  tout  état  laisse  une  glane 
pour  quelqu'un,  se  mil  à  glaner  sur  M.  Coupe- 
Tou fours.  11  se  fit  fabricant  de  galette  ambu- 
lant ^  il  courut  les  fêtes  et  les  foires ,  traînant  tou- 
jours derrière  lui  son  établissement.  11  eut  un 
moment  de  grande  vogue  ;  mais,  voyant  qu'il  était 
menacé  d'une  nombreuse  concurrence,  au  lieu  de 
s'y  opposer,  il  se  mit  à  faire  fabriquer  des  fours 
pareils  au  sien ,  et  les  vendit  à  qui  en  voulut;  puis, 
avec  son  juste  instinct ,  sentant  que  l'affaire  ne 
pouvait  durer,  il  laissa  cette  industrie  devenue 
vulgaire  pour  se  faire  fabricant  de  pain  d'épice 
commun. 

Au  premier  coup  d'œil ,  faire  du  pain  d'épice 
ne  paraît  pas  être  une  grande  innovation.  Les 
Champenois  de  Reims  sont  réputés  pour  fabri- 
quer le  meilleur;  mais  le  faire  à  si  bon  marché 
nue  personne  ne  puisse  rivaliser  avec  vous,  voilà 
!a  malice.  11  fallait  trouver  quelque  prodige  de  la 
chimie  qui  remplaçât  la  farine  de  seigle  ,  comme 
les  gargotiers  de  la  barrière  savent  remplacer,  dit- 
on  ,  le  bœuf  par  du  cheval  el  le  lapin  par  du  chat. 


—  101  — 

Or  un  homme  vendait  des  croûtes  de  pain  à 
un  prix  qui  ne  permettait  pas  de  supposer  que 
jamais  ce  qu'il  vendait  fût  sorti  de  la  boutique  d'un 
boulanger.  C'est  là  qu'il  fallait  frapper.  Lq  prodige 
de  la  chimie  élciït  de  h\re  redevenir  cet  ex-pain 
farine.  C'est  à  ce  problème  que  s'arrêta  M.  Hé- 
bard.  Il  fit  des  essais  de  toute  sorte;  enfin,  ea 
soumettant  ce  pain  à  la  chaleur  d'un  bain  marie 
dans  un  four  construit  exprès  ,  il  réussit  à  le  sé- 
cher assez  pour  qu'en  passant  sous  la  meule  d'un 
moulin  de  son  invention  ,  il  fût  ramené  à  sa  forme 
première,  c'est-à-dire  à  l'état  de  farine. 

Ce  procédé  trouvé  ,  M.  Hébard  était  maître  de 
la  place  de  Paris;  il  pouvait  fournir  dupaind'épice 
communaux  marchands  ambulants,  à  ceux  qui 
pour  deux  sous  donnent  aux  enfants  plus  d'un 
demi-kilo  de  celte  friandise.  Comme  il  vendait 
sa  marchandise  à  cinquante  pour  cent  de  rabais  sur 
tous  les  autres  fabricants,  il  eut  bientôt  la  pratique 
de  tous  les  truqueurs  qui  tiennentces  petits  jeux 
de  tourniquet  où  Ton  gagne  à  tout  coup.  Ses  an- 
ciens confrères  devinrent  ses  clients. 

Décidément,  M.  Hébard  avait  conquis  son 
Voltaire. 

Mais,  hélas!  il  en  est  des  livres  comme  de 
l'appétit ,  qui  vient  en  mangeant  :  j'ius  on  en  a  , 


—  102  — 

plus  on  désire  eu  avoir,  et  Ton  finit  par  passer  à 
l'état  de  bibliomane.  Et  c'est  alors  le  vrai  moment 
où  on  cesse  de  lire. 

C'est  ce  qui  arrive  aujourd'hui  à  M.  Hébard  ;  il 
aune  magnifique  bibliothèque,  des  livres  précieux, 
dix  éditions  de  Voltaire  dans  tous  les  formats  ; 
mais  il  ne  les  ouvre  jamais.  Il  passe  des  journées 
à  les  ranger  sur  des  rayons  de  chêne ,  et  ses  soirées 
dans  les  salles  de  vente  pour  en  augmenter  inces- 
samment le  nombre. 

—  Si  vous  ne  lisez  plus ,  lui  demandai-je,  pour- 
quoi achetez-vous  tant  de  livres  ? 

—  Hélas!  monsieur,  la  nature  humaine  est 
ainsi  faite.  Ce  sont  les  gens  qui  digèrent  le  moins 
bien  qui  se  font  servir  les  meilleurs  dîners ,  comme 
ce  sont  les  plus  vieux  sultans  qui  possèdent  les 
plus  nombreux  harems.  J'ai  de  la  fortune  ;  per- 
sonne ne  pouvait  glaner  sur  mon  industrie.  La  na- 
ture m'a  donné  la  manie  des  livres  en  compen- 
sation. Les  librairies  sont  ma  caisse  d'amortis- 
sement. Il  faut  bien  que  tout  le  monde  vive  ! 


103 
VI. 


LE  PÈRE  PUTATIF.  —  LES  VIEUX  RUBANS.  —  L'aTEUEB 
DES  ÉCLOPÉES. — LE  BERGER  EN  CHAMBRE.  —UN  DER 
HIER  MOT  SUR  LES  ANGES  GARDIENS. 


Il  y  avait  chez  M.  Hébard  un  homme  robuste, 
quoique  grisonnant,  à  Tceil  ouvert,  à  la  parole 
brève.  Il  était  bojjtonné  dans  une  longue  redin- 
gotte  bleue  ;  il  portait  la  moustache  en  brosse  el 
l'impériale  longue  de  trois  pouces.  Pour  celui-ci,  il 
n'y  avait  pas  moyen  de  s'y  tromper  :  tout  le 
monde,  en  le  voyant,  même  sans  habit  mihtaire, 
eût  deviné  qu'il  avait  été  soldat. 

Il  se  nomme  le  comte  de...  ;  c'çst  l'ancien 
soldat ,  maître-boulanger  d'un  régiment  de  ligne, 
auquel  M.  Hébard  doit  sa  fortune.  En  sortant  du 
service,  il  s'est  souvenu  de  sa  connaissance  de 
Montargis,  et  il  est  venu  à  Paris  ;  sa  première 
visite,  avant  d'arrêter  un  logement,  fut  pour  son 
ami  de  hasard,  qu'il  croyait  trouver  tirant  le  dia- 
ble par  la  queue.  Jugez  de  son  bonheur,  lorsqu'au 
lieu  de  ce  qu'il  pensait,  il  trouva  le  bien-être  et 
l'aisance.  M.  Hébard,  qui  possède  entre  autres 


—  104  — 

vertus  la  reconnaissance  poussée  à  sa  quatrième 
puissance,  reçut  son  homme,  comme  on  dit,  à 
bras  ouverts.  Le  soldat-boulanger  avait  300  fr. 
de  pension  pour  ses  services  :  c'était  suffisant 
pour  le  tabac.  Mais  il  lui  fallait  un  emploi  pour 
▼ivre.  Le  fabricant  de  pain  d'épice  lui  offrit  un  lo- 
gement et  la  table  pendant  le  temps  qu'il  mettrait 
à  chercher  une  place.  L'ami  accepta,  comme  de 
juste  ;  il  accepta  même  avec  empressement,  pro- 
mettant de  se  mettre  en  course  dès  le  lendemain. 
Les  places  sont  rares ,  fort  rares ,  il  paraît ,  à 
Paris ,  car  il  y  a  quinze  ou  dix-huit  ans  de  cela  , 
et  l'ami  n'a  pas  encore  trouvé  à  employer  ses  ta- 
lents ,  et  il  demeure  toujours  dans  la  môme  cham- 
bre ;  il  y  est  toujours  en  camp  volant ,  car  il  doit 
toujours  se  mettre  en  quête  d'un  emploi  demain. 

M.  le  comte*'*  gagna  bientôt  de  l'argent,  il 
eut  une  industrie  très  lucrative  :  il  se  fii  père  puta- 
tif !  il  reconnaît  les  enfants  qui  n'ont  pas  de  père 
officiel. 

Étant  en  garnison  à  Givet,  un  jeune  officier  du 
régiment  de  M.  le  comte***  séduisit  une  jeune 
fille.  Il  appartenait  à  une  famille  noble  et  riche; 
sa  fortune  dépendait  d'un  oncle  qui  n'aurait  ja- 
mais souffert  une  mésalliance.  L'amant  heureux 
savait   que  la  moindre   infraction  aux  préjugés 


—  IOq  — 

aristocratiques  de  son  oncle  serait  une  exhéréda- 
tion.  Pendant  ce  temps,  la  jeune  fille  se  désolait; 
elle  voulait  un  nom  pour  son  enfant.  L'officier 
lui  disait  bien  qu'Eugène,  Alfred,  Arthur,  étaient 
des  noms  charmants,  et  qu'en  y  joignant  Didier, 
Bertrand  ou  Martin,  on  pouvait  faire  un  homme 
complet,  ayant  deux  patrons  intercédant  pour  lui 
dans  le  ciel,  et  toutes  les  apparences  d'une  famille 
comme  beaucoup  de  bourgeois  de  la  plus  fine 
bourgeoisie.  Mais  la  belle  ne  voulait  rien  en- 
tendre ;  elle  voulait  un  nom  sérieux,  avec  une  par- 
ticule nobiliaire  pour  le  moins. 

Que  faire  en  telle  occurrence?  Un  jour  qu'il  était 
de  semaine,  on  fit  l'appel  devant  lui.  Tout  à  coup 
il  entendit  le  nom  superbement  historique  du  sol- 
dat-boulanger. Il  se  fit  présenter  le  soldat  porteur 
d'un  si  beau  nom  ;  il  le  combla  de  bienfaits  en  lui 
payant  une  goutte  à  la  cantine.  Il  s'inquiéta  de  sa 
famille,  lui  fit  des  offres  de  services  ;  enfin,  après 
bien  des  détours,  il  finit  par  lui  proposer  de  le 
substituer  en  ses  lieu  et  place  et  de  lui  faire  pré- 
senter le  marmot  à  venir  chez  M.  le  maire. 

Notre  homme  fit  des  objections  ;  mais  le  jeune 
officier  sut  mettre  fin  à  ses  scrupules  en  lui  glissant 
trois  louis  dans  la  main,  lui  promettant  une  égale 
somme  pour  le  jour  de  la  présentation.  M.  le 


—   106  -^ 

comte  n'avait  jamais  soupçonné  qu'il  pût  y  avoir 
des  objections  contre  de  pareils  arguments  :  il 
ferma  la  main  et  ne  dit  plus  mot. 

Le  soir,  l'officier  se  présentait  devant  sa  lar- 
moyante victime  et  lui  disait  que  son  fils  serait 
en  possession  d'un  titre  de  comte,  qu'il  serait  re- 
connu et  porterait  un  des  plus  vieux  noms  de 
France.  Cette  nouvelle  fit  merveille:  car,  malgré 
toutes  nos  révolutions,  les  femmes  tiennent  encore 
énormément  à  la  noblesse.  Le  prestige  de^'aris- 
tocratie  nobiliaire  s'est  complètement  conservé 
dans  les  arrière-boutiques. 

Quelques  mois  après,  les  cloches  de  Givet  son- 
naient à  toutes  volées  :  on  baptisait  le  jeune  vi- 
comte Olivier  de  ***.  Il  va  sans  dire  que  l'offi- 
cier était  parrain. 

L'histoire  fit  du  bruit;  toutes  les  filles  de  Givet 
qui  devenaient  mères  voulaient  avoir  aussi  leur 
petit  vicomte  ;  de  sorte  qu'on  ne  voyait  quo  notre 
soldat  aux  mairies  de  la  petite  ville  et  des  envi- 
rons. M.  le  comte  de  ***  ne  pouvait  suffire  aux 
demandes;  il  était  toujours  en  fête,  il  menait  une 
vie  de  carnaval.  Il  ne  sortait  d'un  repas  de  nais- 
sance que  pour  assister  à  un  banquet  de  baptême.  ' 

Il  reconnaissait  même  au  rabais  :  car  il  s'était 
(ait  cette  réflexion  bien  simple  :  a  Lorsque  je 


—  107  — 

serai  vieux,  je  me  retirerai  tout  bonnement  chez 
le  plus  riche  de  mes  enfants,  et  il  ne  sera  pas  as- 
sez barbare  pour  chasser  son  vieux  père.  C'est 
donc  un  morceau  de  pain,  un  morceau  de  brioche, 
que  je  ménage  pour  ma  vieillesse.  » 

Dans  toutes  les  villes  où  le  régiment  tint  garni- 
son, le  comie  de*'*  continua  son  métier.  On  avait 
fini  par  en  faire  une  plaisanlerie  dans  le  régiment. 
On  l'appelait  même  lorsque  les  mères  ne  récla- 
maient point  de  nom  de  famille.  Le  métier  était 
bon,  notre  homme  ne  refusait  jamais.  Enfin  il 
prit  son  congé  en  laissant  nos  déparlements,  du 
nord  au  midi,  peuplés  de  deux  ou  trois  cents  jeunes 
vicomtes  ou  vicomtesses  ;  il  arriva  dans  la  grande 
ville,  ayant  la  ceinture  bien  garnie,  et  rencontrant 
la  Providence  au  fond  du  faubourg  Saint-Marceau, 
sous  les  traits  du  brave  M.  Hébard. 

A  cette  époque  ,  des  fils  de  famille  qui  ne  se 
sentaient  de  goût  pour  aucun  état,  ni  pour  la  di- 
plomatie, ni  pour  la  magistrature,  ni  pourTadmi- 
nistration,  ni  pour  la  politique,  avaient  adopté  la 
carrière  des  armes  pour  faire  dire  à  leur  famille  : 
((  Mon  fils  fait  quelque  chose  :  il  est  militaire,  en 
garnison  dans  tel  endroit .  «  Ce  qui  peut  se  traduire 
ainsi  :  «  Il  fume  des  cigares  et  il  fait  des  parties 
de  piquet  au  café  de  telle  sous-préfecture,  »  A  la 


—  lOS  — 

mort  de  ces  parents  fâcheux  qui  croient  qu'un  jeune 
homme  doit  s'occuper,  nos  officiers  n'avaient  rien 
de  plus  pressé  que  d'envoyer  leur  démission  au 
ministre  de  la  guerre  et  de  revenir  à  Pans.  Ils 
contèrent  à  leurs  amis  les  Parisiens  l'histoire  du 
comte  et  de  sa  très  nombreuse  progéniture.  On  en 
rit  beaucoup;  puis  on  n'y  pensa  plus. 

Mais  à  peu  près  à  celte  même  époque,  un 
jeune  baron  allemand,  homme  d'ailleurs  fort  spi- 
rituel, menant  grand  train  et  tout  à  fait  à  la  mode, 
fit  la  folie  de  reconnaître  un  fils  qu'une  femme  des 
plus  légères  lui  attribuait.  Il  voulait,  disait-il, 
faire  élever  cet  enfant  avec  tous  les  soins  pos- 
sibles, pour  savoir  ce  que  pouvait  devenir  un 
plant  de  lorette  transplanté  en  d'autres  climats. 

Cette  reconnaissance  mit  tout  le  camp  des  lo- 
relles  en  révolution.  C'était  un  cri  général,  c'é- 
tait à  qui  d'entre  ces  dames  aurait  son  petit  baron. 
On  n'entendait  plus  qu'un  cri  de  la  rue  Laffiteà  la 
barrière  Blanche  :  «  Je  veux  un  nom  pour  mon  en- 
fant !  Ce  cri  devenait  monotone,  car  ces  demoi- 
selles le  poussaient  même  pour  des  effets  rétroac- 
tifs. Déjà  la  foule  des  fils  de  famille,  qui  n'étaient 
pas  ravis  du  tout  de  celte  sempiternelle  même 
note,  commençait  à  éviter  la  société  des  camé- 
lias avec  un  soin  tout  particulier,  et  ils  s'en- 


—  109   — 

nuyaient,  lorsqu'un  des  officiers  du  régiment  dé- 
couvrit l'adresse  du  soldat-boulanger.  L'honneur 
était  sauf,  le  nom  était  trouvé,  ces  dames  pou- 
vaient être  tranquillisées.  On  leur  annonça  cette 
grande  nouvelle  avec  pompe.  Elles  cessèrent  leurs 
cris,  et  la  joie  reparut,  comme  par  enchantement, 
dans  tout  le  quartier;  les  soupers  retrouvèrent 
leurs  chansons,  les  gosiers  leur  soif  ;  l'ordre  fut 
rétabli.  Quant  à  M.  le  comte,  il  vit  renaître  ses 
beaux  jours  de  fête,  recommencer  son  perpétuel 
carnaval.  On  était  obligé  de  le  retenir  d'avance, 
car  il  reconnaissait  aussi  Tarriéré. 

Chaque  jour,  donc,  les  chances  du  repos  de  sa 
vieillesse  augmentaient ,  car  sa  progéniture  se 
propageait  dans  toutes  les  classes,  et  cette  origi- 
nale spéculation  augmentait  chaque  jour  de  deux 
ou  trois  noms  l'annuaire  nobiliaire  du  royaume 
de  France. 

Mais  hélas!  l'homme  propose  et  Dieu  dispose. 
M.  le  comte  de  ***  avait  compté  sans  son  hôte. 
Un  jour,  jamais  personne  ne  s'y  serait  attendu,  un 
homme,  tout  de  noir  habillé,  absolument  comme 
le  page  de  M™*  Marlborough,  mais  plus  vieux  ei 
plus  cravaté,  arriva  chez  M.  Hébard. 

C'était  un  notaire  royal. 

11  demandait  M.  le  comte  de*";  il  voulait  lui 


■-  110  — 

parler  en  particulier  pour  des  affaires  d'intérêt. 
M.  le  comte  venait  d'hériter  d'un  parent  de  pro- 
vince, d'un  noble  inconnu,  quiluilaissaitl20, 000 
livres.  C'était  la  manne  du  ciel  tombant  aux 
Hébreux  dans  le  désert.  Pendant  huit  jours , 
M.  de  •'*  ne  sortit  pas  des  cabarets  ;  il  déserta  les 
mairies;  il  dédaigna  les  mères  éplorées,  les  pères 
embarrassés,  les  enfants  abandonnés  ;  il  ne  vou- 
lait plus  rien,  il  ne  demandait  plus  rien  ;  il  rêva 
pour  lui-même  les  joies  ineffables  de  la  paternité  : 
une  femme,  un  ménage,  des  enfants  portant  son 
beau  nom,  de  droit,  pour  de  bon. 

Malheureusement,  pendant  quinze  jours,  le 
nom  du  comte  avait  été  affiché  à  la  quatrième 
page  de  tous  les  journaux  ;  on  y  lisait  une  annonce 
conçue  à  peu  près  en  ces  termes  : 

«  M*  X...,  notaire  à  Paris,  rue  de..,  prie  M.  le 
comte  de'**  de  passer  à  son  étude,  pour  affaire 
d'héritage.  » 

Ces  deux  lignes  en  mignonne  n'avaient  point 
été  lues  par  celui  à  qui  elles  s'adressaient;  mais 
elles  avaient  frappé  d'autres  personnes,  des  indif- 
férents. Ces  gens  en  avaient  parlé  ;  le  bruit  s'en 
répandit  ;  l'héritage  fit  comme  la  boule  de  neige 
poussée  par  des  enfants,  qui  grossit  en  avançant. 
Au  bout  de  huit  jours,  il  montait  à  plusieurs  mil- 


—  m  — 

lions.  Alors,  tout  à  coup,  M.  de***  vit  assiéger 
sa  porte  par  une  nuco  de  jeunes  garçons  et  de 
jeunes  filles,  qui  certes  n'avaient  jamais  pensé  à 
lui  avant  ralléchanle  annonce,  et  qui  tous  venaient 
lui  témoigner  leur-s  sentiments  filiaux.  Ils  arri- 
vaient par  cargaisons  de  tous  les  coins  de  la  France, 
les  uns  le  bâton  de  voyage  à  la  main,  en  blouse, 
en  sabots;  les  autres  pommadés,  vernis,  cirés, 
astiqués,  comme  des  gravures  démode.  Il  n'y  avait 
entre  eux  qu'une  similitude,  c'était  la  fin  de  leur 
conversation  :  ils  demandaient  tous  quelques  bil- 
lets de  mille  francs  pour  s'établir. 

M.  le  comte  se  trouvait  fort  embarrassé  ;  quel- 
ques uns  de  ses  bons  fils  avaient  été  clercs  d'a- 
voués, de  notaires  ou  d'huissiers  en  province  ; 
ceux-là  étaient  les  plus  insupportables;  ils  avaient 
étudié  la  loi,  ils  connaissaient  le  Code,  ils  mena- 
çaient de  faire  valoir  leurs  droits  à  la  pension  ali- 
mentaire. Le  pauvre  soldat-boulanger  était  ahuri, 
abruti,  il  ne  savait  que  répondre.  Ce  qui  lui  avait 
paru  une  bonne  plaisanterie  lui  apparaissait  sous 
son  vrai  jour,  c'est-à-dire  la  chose  la  plus  grave 
qui  se  puisse  imaginer.  Il  avait  voulu  jouer  avec 
la  loi,  qui  ne  rit  jamais;  elle  l'étreignait  dans  ses 
serres  et  lui  meurtrissait  sa  vie. 

Enfin,  voilà  comment,  à  bout  de  ressources, 
ayant  de  la  paternité  nar-dessus  la  tête,  il  alla 


—  112  — 

consulter  un  homme  de  loi ,  qui  lui  conseilla  de 
faire  à  M.  Hébard  une  donation  entre  vifs  qui  seule 
pouvait  lui  rendre  le  repos.  Le  conseil  était  bon , 
il  le  suivit. 

Et  voilà  pourquoi  il  se  dit  chaque  jour  :  «  De- 
/nain  j'irai  chercher  un  emploi»,  et  comment,  de- 
puis dix-huit-ans,  il  demeure  avec  son  vieil  ami. 


«  Monsieur, 

»  Tout  se  vend  à  Paris,  excepté  les  rognures 
»  de  soie  et  les  vieux  rubans,  car  on  n'a  pas  en- 
»  core  su  en  tirer  parti.  » 

»  Telle  est  la  phrase  que  je  trouve  imprimée 
dans  le  journal  le  Siècle ,  au  milieu  d'un  article 
signé  de  voire  nom. 

»  On  ne  peut  pas  tout  savoir.  Rien  que  dans 
celte  phrase,  il  y  a  trois  grosses  erreurs.  Permet- 
tez-moi de  vous  les  noter: 

»  1°  Si  par  rognures  vous  entendez  les  mor- 
ceaux de  coupons  de  soie  ,  ou  gardannes ,  vous 
ne  vous  êtes  pas  inquiété  d'une  branche  fort 
lucrative  de  l'industrie  parisienne. 

»  Ces  rognures  sont  défilées,  peignées,  mises 
en  bottes  et  revendues  à  des  fabricants  qui  en  font 
de  très  magnifiques  étoffes.  Cela  se  vend  encore 
pour  rassortiment  aux  femmes  qui  ont  besoin  de 


—  113  — 

raccommoder  des  robes  neuves  auxquelles  il  est 
arrivé  des  accidents. 

»  ^°  Si  au  contraire  vous  entendez  par  rognu 
resles  morceaux  qui  restent  aux  couturières  ei 
tâilleuses  de  robes,  après  qu'elles  ont  fait  leur 
office,  vous  vous4rompez  encore.  Ces  morceaux, 
qui  sont  grands  comme  les  deux  mains,  se  vendent 
en  balles  dans  les  provinces;  ils  servent  aux  ména- 
gères de  petites  villes  à  faire  de  ces  couvre-pieds 
multicolores  qui  font  la  joie  des  femmes  de  la  cam- 
pagne et  charment  les  ennuis  des  longs  jours  de  la 
fie  des  champs.  Vous  n'êtes  pas  sans  en  avoir 
rencontré  dans  vos  voyages  :  c'est  fort  laid,  cela 
attire  l'œil,  chatoie,  éblouit  et  finit  toujours  par 
agacer  les  nerfs.  Mais  on  aime  cela  en  province, 
on  le  trouve  de  bon  goût.  Et  des  goûts  et  des  cou- 
leurs, vous  le  savez,  on  ne  peut  discuter. 

»  3*^  Enfin,  si  vous  entendez  par  rognures  ces 
petits  morceaux,  ces  bandes,  ces  liserés  que  l'on 
détache  d'une  robe  lorsqu'elle  est  trop  large  ou 
trop  longue,  ou  lorsqu'on  ne  peut  pas  assembler 
deux  lès,  cela  se  vend,  cela  se  livre;  cela  rentre 
dans  ma  partie. 

»  Je  vais  donc  avoir  l'honneur  de  vous  expli- 
quer mon  industrie,  qui  en  vaut  bien  une  auire. 
C'est  moi  qui  ai  eu  l'honneur  d'inventer  les  éi.  .t- 

8 


—  114  — 

dons  de  soie  ,  et  je  vis  de  mon  métier  depuis  plus 
de  quarante  ans. 

»  Je  n'ai  jamais  eu,  comme  beaucoup  de  vos 
industriels,  le  bonheur  d'avoir  ma  matière  pre- 
mière pour  rien.  On  me  l'a  toujours  vendue,  et 
je  l'ai  toujours  payée  comptant.  Et  cependant, 
avant  moi,  on  jetait  à  la  borne  tous  ces  rogatons. 
Mais  les  femmes  sont  plus  curieuses,  plus  inté- 
ressées que  ne  le  sont  les  hommes.  Dès  qu'elles 
voient  qu'une  d'entre  elles  s'occupe  spécialement 
d'une  chose ,  elles  veulent  savoir  pourquoi  ;  et,  si 
elles  aperçoivent  le  moindre  commerce,  elles  pré- 
fèrent brûler  ce  qui  peut  leur  servir  que  de  le 
donner  pour  rien.  C'est  là  un  trait  caractéristique 
de  notre  sexe.  Enfin  tant  il  est  que  j'ai  su  faire 
quelque  chose  de  ce  qui  ne  servait  à  rien.  Aujour- 
d'hui j'occupe  une  douzaine  d'ouvrières,  toutes 
bossues,  perdues,  contrefaites.  Je  préfère  celles- 
là  :  elles  sont  moins  distraites,  elles  ne  sont  tour- 
mentées ni  par  l'envie  d'aller  au  bal  ni  par  l'heure 
des  rendez-vous.  Je  suis  certaine  au  moins  qu'à 
huit  heures  du  soir  il  ne  se  trouvera  pas  tout  un 
bataillon  de  godelureaux  en  faction  devant  ma 
porte.  Mes  employées  sont  toutes  sages,  rangées, 
exactes  :  elles  sont  assez  laides  pour  cela. 

»  Leur  travail  est  d'ailleurs  facile ,  monotone , 


—  H5  — 

mais  peu  fatigant.  Un  enfant  de  quatre  ans  le 
pourrait  faire  aussi  bien  que  la  meilleure  ouvrière. 
Il  ne  consiste  qu'à  faire  de  la  charpie  avec  des 
rubans,  à  défiler  des  rognures  de  soie.  Tous  ces 
fils,  réunis,  enfermés  dans  une  enveloppe  de  soie, 
font  des  édredons  doux,  légers  et  chauds.  Ils  se 
vendent  surtout  au  Temple,  où  quelquefois  les 
marchandes  les  mêlent  avec  de  Tédredon  vérita- 
ble pour  les  acheteurs  inexpérimentés. 
»  J'ai  Thonneur,  etc. 

»  Veuve  Baron.  » 

«  P.  S.  Si  vous  avez  un  moment  à  perdre,  ve- 
nez visiter  ma  maison  ;  je  me  ferai  un  véritable 
plaisir  de  vous  montrer  mes  produits.  » 

Je  n'eus  garde  de  manquer  une  si  bonne  occa- 
sion. J'allai  voir  M™®  veuve  Baron.  C'est  une 
aimable  vieille  de  soixante  ans  qui  apris  son  parti; 
elle  rit  de  son  âge  et  plaisante  fort  agréablement 
de  ses  lunettes  à  branches  d'argent.  Elle  n'a 
qu'un  regret,  c'est  d'avoir  été  veuve  trop  lard, 
alors  qu'il  n'y  avait  plus  moyen  de  profiter  des 
bénéfices  de  son  veuvage. 

Son  mari  était  marchand  d'habits;  il  avait 
un  bon  établissement  à  la  rotonde  du  Temple, 
mais,  comme  le  Sganareile  du  Médecin  malgré 
lui\  il  mangeait  une  partie  de  ee  qu'il  gajjnait  et 


—  116  — 

buvait  toutes  les  autres.  Il  lui  laissait  trois  en- 
fants sur  les  bras,  sans  avoir  même  l'attention  de 
lui  dire  de  les  poser  à  terre.  Mais  le  côté  par  le- 
quel il  ressemblait  le  plus  au  personnage  de  Mo- 
lière était  le  côté  de  la  brutalité.  Chaque  fois 
qu'il  rentrait  avec  son  jeune  homme  (un  ipeu  gris), 
il  n'écoulait  rien,  il  ne  voulait  rien  entendre;  si 
sa  femme  le  querellait,  il  la  battait;  si  elle  ne 
disait  mot,  cela  lo  taquinait,  il  s'écriait  :  «Je 
suis  un  gueux,  un  scélérat,  un  infâme  coquin  !  J'ai 
encore  écrasé  un  grain  aujourd'hui.  Tu  le  vois 
bien.  (Elle  se  taisait.)  Mais  parleras-tu?  Ah! 
elle  a  juré  de  me  faire  mourir!»  El,  prenant  son 
bâton,  il  la  battait  jusqu'à  ce  que  tout  le  quartier, 
attiré  par  les  cris  de  la  malheureuse,  vînt  la  lui 
arracher  des  mains.  Si  les  enfants  criaient,  s'ils 
avaient  faim  et  froid,  cet  aimable  époux  prenait 
sa  hête  à  deux  fins  (c'est  ainsi  qu'il  nommait  sa 
canne,  parcequ'elle  lui  servait  à  faire  taire  et  à 
faire  crier  sa  femme)  ,  et  il  lui  administrait  une 
correction.  De  façon  que,  n'importe  comment, 
qu'elle  fût  gaie  ou  triste,  bien  portante  ou  malade, 
^jme  Baron  savait  en  se  réveillant  le  matin  ce  qui 
l'altendait  le  soir,  car  son  mari  n'aimait  pas  à 
changer  ses  habitudes  :  il  s'enivrait  tous  les  jours, 
et  par  conséquent  il  battait  sa  femme  tous  les  soirs. 


—  417  — 

Enfin  cet  homme  charmant  fut  appelé  à  rendre 
îes  comptes  au  tribunal  suprême.  Un  soir  qu'il 
avait  rencontré  des  amis,  il  fêta  tant,  tant,  tant  et 
si  bien  cette  heureuse  rencontre,  qu'il  ne  reconnut 
plus  sa  maison  ;  il  entra  dans  la  première  allée  qui 
se  présenta,  il  prit  l'escalier  de  la  cave  pour  celui 
des  étages  supérieurs,  il  dégringola  trente  mar- 
ches sur  k  tête.  Le  dieu  qui,  dit-on,  protège  les 
ivrognes,  se  trouvait  sans  doute  occupé  aiileurs  en 
ce  moment-là  ,  il  ne  put  venir  au  secours  d'un  de 
ses  plus  fervents  adorateurs  :  il  en  fut  que  ,  lors- 
qu'on arriva  au  bruit,  on  ne  trouva  plus  que  feu 
Baron.  L'âme ,  qui  devait  avoir  un  petit  peu  des 
défauts  du  corps,  folâtrait  sans  doute  parmi  les 
tonneaux. 

]yjme  Baron  était  veuve  avec  trois  petites  filles  ; 
l'aînée  avait  dix  ans  à  peine.  Aussitôt  les  créan- 
ciers, les  huissiers,  envahirent  son  domicile;  ils 
arrivaient  tous  munis  de  grimoires  incroyables.  La 
pauvre  veuve  n'y  comprit  rien,  comme  de  juste; 
mais  toujours  est-il  que,  six  semaines  après  la 
mort  de  l'aimable  Baron,  elle  se  trouvait  sans  un 
sou,  ruinée,  dépouillée,  n'ayant  que  les  yeux  pour 
pleurer  et  les  bras  pour  vivre  ;  encore  ces  bras 
étaient-ils  occupés  à  porter  son  dernier  né,  enfant 
encore  à  la  mamelle.  EUle  avait  vingt-huit  ans, 


—  118  — 

mais  elle  avait  tant  souffert  qu'on  lui  en  eût  donné 

quarante  à  première  vue. 

Cependant  il  fallait  vivre  et  faire  vivre  ces  mal- 
heureuses petites  créatures  qui  s'accrochaient  à  sa 
jupe  de  deuil.  Une  femme  du  monde  qu'un  mal- 
heur aussi  complet  aurait  atteinte  eût  sans  doute 
réuni  ses  dernières  hardes ,  fait  un  paquet  du  tout 
pour  emprunter  le  plus  possible  au  mont-de-piété , 
puis,  après  avoir  vécu  quelques  jours  en  se  rassa- 
siant de  sa  douleur,  elle  eût  embrassé  ses  en- 
fants, fait  sa  prière  et  allumé  le  réchaud.  Mais 
M"*  Baron  n'était  pas  de  ces  femmes-là,  elle 
avait  été  mieux  trempée  ;  elle  sortait  de  cette  vi- 
goureuse race  du  peuple  qui  ne  connaît  pas  le 
désespoir,  qui  renfonce  ses  larmes  de  peur  de  fa- 
tiguer ses  yeux  pour  le  travail.  Elle  était  d'un  ca- 
ractère actif,  vaillant,  entreprenant,  ne  sachant 
pas  ce  que  pouvait  être  un  labeur  trop  dur.  Elle 
prit  le  sac,  la  médaille  de  son  mari,  et  se  mit  à 
courir  les  rues  en  criant  :  «Vieux  chapeaux,  chif- 
fons à  vendre  !  »  —  Pendant  ses  longues  et  pé- 
nibles courses,  sa  fille  aînée  soignait  ses  deux 
sœurs.  Elle  fit  ce  dur  métier  deux  ans  durant. 
Comme  toutes  les  grandes  découvertes,  elle  vf 
dut  la  sienne  qu'au  hasard. 

Un  jour  elle  avait  laissé  quelques  rubans  aux 


—  H9  — 

enfants  pour  jouer  à  la  poupée  pendant  son  ab- 
sence. Les  petites  s'étaient  amusées  à  défiler  tous 
ces  chiffons,  à  en  faire  un  tas.  En  revenant  au 
domicile,  M™^  Baron  vit  ces  dégâts;  elle  les  prit; 
en  voyant  la  légèreté  de  la  soie,  une  idée  lui  jaillit 
soudain,  et  les  faux  édredons  furent  trouvés.  Elle 
continua  son  commerce  de  vieux  chapeaux,  en 
recommandant  à  sa  fille  aînée  d'exercer  ses  petites 
sœurs  à  défiler  des  rubans  et  de  conserver  pré- 
cieusement les  soies.  Ce  travail  amusait  beau- 
coup les  enfants.  Ils  faisaient  merveille  et  ga- 
gnaient leur  vie  en  faisant  joujou.  Lorsqu'elle  put 
en  réunir  assez  pour  faire  un  édredon ,  elle  le 
porta  au  Temple.  La  chose  y  fut  très  goûtée.  Elle 
s'entendit  alors  avec  toutes  les  marchandes  à  la 
toilette  de  cette  nécropole  de  la  mode ,  et  elle 
organisa  son  atelier. 

L'atelier  de  M™®  Baron  a  véritablement  toutes 
les  apparences  d'un  établissement  orthopédique  ■; 
elle  n'avait  rien  exagéré  dans  sa  lettre.  C'est  vrai- 
ment pitié  de  voir  toutes  ces  pauvres  estropiées 
tournant  des  mécaniques  à  peigner,  dévidant, 
filant.  Ce  spectacle  n-ous  rappelait  la  compagnie 
des  borgnes,  boiteux,  bancroches,  lovée  par  sir 
John  Falstaff  avec  l'argent  du  roi  H:»nri.  Mais 
cet  intérieur  respire  la  paix,  le  calme  et\'aisance. 


—  120  — 

M"><>  Baron,  bonne  grosse  mère,  trône  ma- 
jestueusement sur  son  fauteil  de  cuir,  au  milieu 
de  son  infirmerie  ;  elle  encourage  les  unes,  aide 
les  autres ,  donne  des  conseils,  taille,  coupe,  ro- 
gne, chante  et  parle  tout  à  la  fois.  Elle  explique 
les  machines  faites  par  son  beau-fils  le  mécani- 
cien avec  une  lucidité  parfaite. 

«  Donnez  de  la  publicité  à  mon  affaire.  Mon- 
sieur, nous  disait*elle,  donnez-lui  en  beaucoup  ; 
cela  peut  rendre  service  à  quelque  pauvre  femme, 
la  sauver  du  désespoir  et  l'aider  à  élever  ses  en- 
fants. 

— Mais  vous  allez  vous  créer  des  concurrentes. 

— ^Tant  mieux!  quand  il  y  en  a  pour  un,  il  y 
en  a  pour  deux  ;  pins  il  y  aura  de  gens  qui  vi- 
vront, plus  le  bon  Dieu  sera  content,  puisqu'il 
nous  envoie  ici  pour  faire  le  plus  de  bien^que 
nous  pouvons.  » 

Un  grand  penseur,  un  poète,  a  dit  :  a  Les 
meilleurs  cœurs  sont  ceux  qui  ont  le  plus  souf- 
fert. » 

M"«  Baron  nous  prouve  que  ce  grand  poète 
est  un  grand  observateur.  Elle  se  console  de  ses 
douleurs  passées  en  obligeant  tout  le  monde,  en 
attirant  autour  d'elle  toutes  les  pauvres  ouvrières 
déshéritées  que  leur  laideur  fait  repousser  des 


-  121  - 

autres  ateliers ,  où  Ton  veut  plaire  à  la  pratique.^ 
Elle  souffre  leurs  caprices,  leur  mauvaise  humeur, 
Taigreur  de  leur  caractère,  sans  cesse  irrité  par 
les  quolibets  de  la  foule  ignorante  et  cruelle,  et 
elle  a  encore  de  douces  paroles  pour  les  consoler, 
les  encourager,  les  aider  à  la  patience.  Si  ce  n'est 
pas  là  de  la  grande  et  vraie  charité,  ma  foi,  noua 
ne  nous  y  connaissons  plus. 


Avez-Yous  rencontré  dans  vos  promenades  aux 
boulevards  extérieurs,  —  si  toutefois  vous  vous 
promenez  aux  boulevards  extérieurs,  — un  homme 
grand,  robuste,  coiffé  d'un  chapeau  de  feutre  à 
larges  bords,  vêtu  d'une  blouse  recouverte  d'une 
limousine?  II  mène  devant  lui  quatre  ou  cinq 
chèvres  paître  dans  les  terrains  vagues  des  envi- 
rons de  Paris.  Cet  homme  se  nomme  Jacques  Si- 
mon; il  est  originaire  de  Bourganeuf.  Il  habite 
un  cinquième  étage  dans  une  des  plus  noires  mai- 
,  sons  de  la  rue  d'Ecosse,  derrière  le  collège  de 
)  France  ;  il  y  exerce  la  profession  de  berger  en 
i  chambre. 

Lorsque  Jacques  Simon  vint  à  Paris,  il  avait 
seize  ans.  Il  servaitlesmaçon$;maissa  santé  chan- 
celante ne  lui  permit  point  de  travailler  de  son 
état  /  il  devint  quelque  chose  comme  garçon  de 


—  122  — 

bureau  chez  une  espèce  de  financier  qui  faisait  de 
la  littérature  et  des  prophéties.  Il  était  chargé 
d'attendre,  de  recevoir  les  clients ,  et  de  les  faire 
patienter.  Que  peut  faire  un  garçon  de  bureau  en 
son  bureau,  à  moins  qu'il  ne  lise?  M.  Simon  lut, 
il  lut  beaucoup;  mais  il  lisait  Florian,  Ducray- 
Duminil,  et  tous  les  naïfs  romanciers  de  la  fin  du 
dernier  siècle.  Il  ne  rêva  plus  que  petits  moutons 
plus  blancs  que  la  neige  et  bergers  céladons.  Il  se 
promenait  avec  une  houlette  enrubannée  de  cou- 
leurs roses,  et,  dans  sesjours  de  carnaval,  il  s'ha- 
billait en  personnage  de  Watteau.  Il  croyait  que 
tout  ce  qu'il  lisait  était  arrwé.  Il  se  maria  avec 
ses  illusions.  Sur  ces  entrefaites,  il  fit  à  peu 
près  comme  tout  le  monde,  il  prit  la  première 
femme  qu'il  crut  aimer.  Sa  femme  était  féconde, 
trop  féconde,  car,  à  sa  première  couche,  deux 
enfants  virent  le  jour. 

Simon  avait  des  économies.  Il  lisait  La  Calpre- 
nède.  Mais  les  choses  allèrent  de  mieux  en 
mieux.  M™*  Simon  eut  l'année  suivante  une 
autre  couche  heureuse;  elle  mit  au  monde  trois 
beaux  garçons.  Les  journaux  annoncèrent  que  la 
mère  et  les  enfants  se  portaient  bien  ;  l'assistance 
publique  s'en  inquiéta ,  elle  envoya  deux  chèvres 
à  la  pauvre  mère  pour  Taider  à  noHrrir  son  inte- 
rdisante famille.  Huit  iour?  iprès»  la  nauvre  femme 


—  123  — 

était  morte;  et  les  pauvres  petits,  malgré  tous  les 
soins  des  voisins,  suivirent  leur  mère  quelques 
jours  après.  Croyez  donc  les  journaux,  après  cela! 
Le  coup  fut  terrible  au  cœur  du  pauvre  Jacques 
Simon  :  il  conserva  la  chambre  de  sa  femme  telle 
que  celle-ci  l'avait  laissée;  il  loua  un  grenier 
pour  ses  chèvres,  et  dès  ce  jour  il  se  crut  Né- 
morin. 

L'étable  au  cinquième  étage  de  Jacques  Simon 
est  une  des  choses  les  plus  incroyables  de  Paris  ; 
elle  est  emménagée  comme  une  ferme  du  Limou- 
sin. Le  pauvre  homme  y  passe  ses  nuits  couché, 
près  de  ses  chèvres,  sur  leur  litière  ;  il  vit  avec 
elles  et  pour  ainsi  dire  pour  elles.  Son  troupeau 
augmente  chaque  saison  ;  il  ne  vend  ses  chevreaux 
qu'en  pleurant  le  sort  qui  leur  est  réservé.  Mais, 
pour  nourrir  ses  deux  premiers  enfants,  il  doit 
travailler.  Les  dames  du  quartier,  qui  connaissent 
celte  grande  infortune,  la  protègent  :  elles  lui 
achètent  son  lait,  et  elles  aident  ainsi  ce  pauvre 
fou.  Sa  folie  est  si  douce,  si  paisible,  si  triste,  si 
résignée,  qu'on  ne  le  quitte  jamais  sans  se  sentir 
les  paupières  humides. 

Jacques  Simon  est  une  des  originalités  pari- 
siennes, et  c'en  est  une  des  plus  intéressantes, 
car  c'est  certainement  la  plus  infortunée. 


—  124   - 

Depuis  que  nous  avons  parlé  des  Anges  gar- 
diens, ces  messieurs  se  sont  piqués  d'honneur; 
ils  ont  fait  faire  un  grand  progrès  à  leur  profession. 
Nous  sommes  heureux  de  savoir  que  c'est  à  notre 
publicité  que  ce  progrès  est  dû.  Ils  ont  établi  de 
petites  voitures  à  bras,  espèce  de  civières  à  roues, 
où  les  ivrognes  sont  couchés  tout  à  fait  à  leur  aise. 
Il  peuvent  ainsi  regagner  leur  domicile  sans  acci- 
dents et  sans  encombre. 

Nous  profitons  de  cette  occasion  pour  remercier 
MM.  Chérot,  Couëlsse,  Roche,  Leprévost,  anges 
gardiens  de  la  barrière  du  Montparnasse,  de  la 
lettre  toute  gracieuse  qu'ils  nous  ont  écrite  pour 
nous  féliciler  d'avoir  rendu  justice  à  leur  profes- 
sion si  éminemment  philanthropique. 


i25 

vni. 


kadr.ique  de  café  a  dects  sous  la  tasse.  —  makcfac- 
ture  de  pipes  culottées.— le  devineur  de  rébus. 

—  l'éleveuse  de  fourmis.  —  l'exterminateur  DB 
chats.  —  le  fabricant  db  crêtes  de  coq.   —  le 

pêcheur  de  buissons. —  LA  LOUEUSE  DE  SANGSUES.— 

—  LES  SOURIS  BLANCHES  ET  LES  RATS  BLANCS. 


Voulez-vous  faire  fortune? Oui,  n'est-ce  pas? 
Eh  bien  i  ayez  une  spécialité ,  soyez  spécialiste. 

M.  Demerville  est  spécialiste.  En  1846 ,  il  sor- 
tait de  l'armée ,  où  il  avait  été  sous-officier  in- 
structeur de  cavalerie.  Il  rentrait  dans  Paris  comme 
Gil  Blas ,  léger  d'argent  et  plein  d'espérance ,  re- 
gardant de  quel  côté  venait  le  vent,  voulant  tra- 
vailler, mais  ne  sachant  que  faire.  Tandis  qu'il 
s'orientait ,  ses  économies  s'épuisaient  et  les  arai- 
gnées allaient  tisser  leur  fil  au  fond  de  sa  cassette, 
lorsque  l'idée  lui  vint  de  s'établir  cafetier.  Il 
n'avait  plus  que  cinq  cents  francs. 

Il  loua  dans  la  rue  des  Anglais ,  près  de  la  place 
Maubert,  une  boutique  de  200  fr.  par  an,  qu'il 
meubla  de  quelques  planches  recouvertes  de  zinc, 
en  forme  de  comptoir,  d'un  petit  poêle  de  fonte, 


—  126  — 

d'un  brûloir,  d'un  moulin,  d'une  vingtaine  de 
lasses,  d'autanl  de  cuillers,  et  le  matériel  fut 
complet.  Là,  en  tacticien  habile,  il  livra,  moyen- 
nant deux  sous  k  tasse ,  un  café  excellent.  Les 
amateurs  firent  queue  à  la  porte  de  son  établisse- 
ment. Aujourd'hui  M.  Demerville  est  proprié- 
taire; il  demeure  chez  lui,  rue  Ménilmontant ;  il 
a  des  succursales  dans  tous  les  quartiers  de  Paris, 
il  en  établit  à  toutes  les  barrières ,  mais  tout  se 
fabrique  à  la  rue  Ménilmontant ,  d'où  chaque  jour 
il  part  3,000  litres  de  café  qui  sont  distribués  dans 
toutes  les  annexes.  C'est  une  chose  très  curieuse 
à  voir  que  cet  office  central.  Les  chaudières ,  les 
filtres  et  les  récipients  tiennent  tout  un  corps  de 
bâtiment.  On  cacherait  facilement  trois  grenadiers 
dans  une  seule  de  ces  cafetières.  Les  ustensiles 
qui  servent  à  transporter  le  café  de  la  fabrique  aux 
succursales  sont  grands  comme  des  tonneaux  de 
cognac.  La  cheminée  de  l'établissement  joute  avec 
les  obélisques  de  briques  des  fabriques  d'alentour. 
C'est  une  activité,  un  va-et-vient  effrayant.  Quant 
au  débit,  figurez-vous  une  boutique  de  douze  mè- 
tres de  long ,  partagée  en  deux  par  une  immense 
table;  d'un  côté  sont  les  servants,  de  l'autre  les 
consommateurs.  Les  tasses  sont  rangées  en  bataille 
sur  le  marbre  de  la  table  ;  dans  chacune  est  placé 


—  127  — 

un  morceau  de  sucre  blanc,  pesant  15  grammes. 
La  pratique  n'a  qu'à  commander  pour  être  servie 
à  l'instant  même.  Le  dimanche,  lorsque  le  temps 
est  beau ,  il  se  vend  quelque  chose  comme  5  à 
6,000  tasses.  Les  Auvergnats,  entre  autres,  sont 
d'excellentes  pratiques  :  ils  y  vont  ordinairement 
par  troupes ,  et  ils  n'en  sortent  qu'après  que 
chacun  a  payé  sa  tournée  ,  de  façon  que  chacun 
absorbe  jusqu'à  10  et  15  demi-tasses.  Il  faut  des 
estomacs  d'Auvergne  pour  résister  à  de  pareilles 
libations. 

M.  Demerville  est  un  homme  essentiellement 
probe.  Il  fonde  des  établissements  propres  et  con- 
venables ,  en  confie  la  gérance  à  ses  ouvriers  et 
leur  donne  une  part  énorme  dans  le  bénéfice,  puis- 
qu'il ne  leur  compte  le  litre  de  café  que  dix-huit 
centimes ,  mais  il  garde  l'établissement  à  son  nom, 
pour,  en  cas  de  sophistication  ,  pouvoir  en  dis- 
poser à  son  gré. 


Nous  ne  quitterons  par  les  bords  du  canal  sans 
signaler  la  manufacture  de  pipes  culottées.  Ce 
sont  deux  commerçants,  presque  des  érudits,  qui, 
par  une  invention  très  ingénieuse  ,  pourraient 
fournir  en  quelques  heures  des  pipes  culottées  à 
toute  l'armée  d'Orient.  Encore  des  spécialistes. 


-   128  — 

Le  culottage  des  pipes  en  grand  vient  de  donner 

le  coup  de  mort  à  toute  une  classe  de  petits  in- 
dustriels, les  culotteurs  de  pipes  en  détail.  En 
vous  promenant  le  long  des  quais ,  vous  rencon- 
triez une  légion  de  bohémiens  se  prélassant  gra- 
vement au  soleil  en  aspirant  la  fumée  de  leur  pipe. 
Vous  vous  demandiez  alors  comment  tous  ces  laz- 
zarones  de  Paris ,  sales ,  déguenillés ,  pouvaient 
passer  leur  temps  à  fumer,  sans  rien  faire.  C'est 
que  leur  occupation  consistait  précisément  à  fu- 
mer. Ils  recevaient  d'un  entrepreneur,  en  échange 
d'une  pipe  bien  culottée,  noircie  sans  suif,  sans 
matière  étrangère  et  sans  procédé ,  vingt  centimes 
de  tabac ,  une  pipe  neuve  et  vingt  centimes  en 
monnaie.  Ils  pouvaient  exécuter  ainsi  deux  de 
ces  chefs-d'œuvre  par  jour.  Produit  net,  40  cen- 
times, qu'ils  employaient  ainsi  : 

Un  arlequin  (viande  mêlée  de  légumes 

et  autres  ingrédients) .     .     ,     .     .     10  c. 

Un  canon  de  quelque  chose  de  violet , 
ayant  nom  vin 10 

Pain  ou  pommes  de  terre  en  chemise , 
une  livre 10 

Coucher  dans  un  garni  au  dorloîf ,  sur 
Védredon  de  trois  pieds  (c'est  ainsi 
qu'on  nomme  la  paille)    •     .     .     .     10  c. 

On  ne  neut  pas  réduire  la  Yie  matérielle  a  de 


—  129  — 

plus  minimes  proportions.  Eh  bien  !  aujourd'hui , 
'/est  un  métier  mort  :  Tinduslrie  l'a  tué.  On  fumera 
dans  des  pipes  culottées  par  un  procédé  chimique, 
ioquel  consiste  à  les  tremper  dans  une  décoction 
ie  tabac  après  les  avoir  légèrement  fait  chauffer. 

Les  pipes  de  ce  genre  sont  aussi  parfumées 
que  les  anciennes,  et  remportent  en  élégance,  en 
régularité,  en  propreté  surtout.  Cette  étrange  ma- 
nufacture occupe  dix  ouvriers  gagnant  cinq  francs 
et  vingt  ouvrières  payées  à  raison  de  trois  francs. 
Elle  expédie  chaque  jour  cinq  à  six  caisses  de 
mille  pipes  en  province ,  et  Paris  en  garde  autant 
pour  lui  seul. 

Mais  voici  venir  un  spécialiste  bien  autrement 
curieux.  Nous  voulons  parler  de  celui  qui  gagne 
sa  vie  à  deviner  les  rébus ,  les  charades  et  les  lo- 
gogriphes  que  certains  journaux  proposent  à  Tin- 
.',ellect  de  leurs  abonnés.  Dans  les  quartiers  de 
Paris  habités  par  les  petits  rentiers,  il  y  a  des 
cafés,  des  estaminets  et  des  pensions  bourgeoises 
où ,  quand  ces  problèmes  ont  paru  dans  la  feuille 
du  matin,  il  règne  une  agitation  extraordinaire, 
(chacun  croit  avoir  deviné. 

On  pérore ,  on  crie  ,  on  parie ,  on  s'échautfe ,  on 
dispute  même,  et  Ton  finit  par  en  appeler  aux  lu- 
mières du  maître  de  l'établissement.  Qu'cm  juge 


—   130  — 

de  son  embarras  s'il  ne  peut  trancher  la  difficulté 
par  une  explication  positive.  Heureusement  noire 
industriel,  qui  connaît  son  Paris,  qui  a  remarqué 
ce  goût  effréné  du  petit  rentier  pour  le  rébus ,  a 
imaginé  d'en  vivre.  11  s  "est  donc  conslituéTOEdipe 
universel.  Les  jours  de  rébus,  il  fait  sa  tournée  de 
grand  matin,  il  visite  tous  les  endroits  de  ce  genre, 
donne  secrètement ,  par  écrit,  au  maître  de  la 
maison,  l'explication  qui  doit  mettre  tous  les  ha- 
bitués d'accord,  et  reçoit  cinq  sous  pour  prix  de 
cette  pacifique  mission.  Sa  clientèle  ,  qui  prit 
naissance  au  Marais,  a  gagné  peu  à  peu  les  quar- 
tiers circonvoisins.  Maintenant  il  est  obligé  d'em- 
ployer un  homme  pour  distribuer  ses  explications. 
Il  se  fait  ainsi  une  cinquantaine  de  francs  par 
rébus.  Or  il  y  en  a  trois  par  semaine,  ce  qui  lui 
procure  une  somme  de  six  cents  francs  par  mois. 
Le  talent  divinatoire  de  ce  spécialiste  eût  été 
fort  utile,  il  y  a  quelques  années,  aux  voisins 
d'une  maison  de  la  rue  Bichat.  Tous  ces  voisins 
étaient  littéralement  dévorés ,  ils  ne  cessaient  de 
se  gratter,  ils  en  perdaient  l'épiderme  et  le  derme  : 
la  lèpre  semblait  s'être  abattue  dans  le  quartier. 
Une  enquête  eût  lieu,  et  l'on  découvrit  enfin  que 
'adile  maison  était  occupée  entièrement  l'ir 
M'*®  Rose  ,  élcveusc  dr  fourmis. 


—   \?A   — 

M^^^  Kose  est  une  femme  de  quaranle-deux 
ans;  elle  a  l'aspect  terrible  ;  sa  figure  et  ses  mains 
sont  tannées  comme  si  elles  avaient  été  préparées 
par  un  habile  ouvrier  en  peau  de  chagrin  ;  elle 
porte  des  brassards,  elle  est  vêtue  de  buffle, 
comme  les  archers  de  la  ballade,  et,  malgré  cette 
armure ,  elle  est  rongée  elle-même  par  ses  élèves, 
les  ingrats!  Mais  elle  est  arrivée  à  un  tel  état 
d'insensibilité  ,  son  cuir  est  tellement  durci ,  ra- 
corni ,  qu'elle  a  son  lit  au  milieu  de  ses  sacs  de 
marchandise ,  et  que  leur  morsure  n'a  plus  aucun 
effet  sur  elle.  Aussi,  lorsque  la  police  visita  son 
établissement,  elle  parut  très  étonnée  et  dit  : 

«  Comment  peut-on  se  plaindre  de  ces  petites 
bêtes!  Voyez,  je  vis  au  milieu  d'elles,  et  je  ne 
m'en  sens  pas  plus  mal.  Il  faut  que  l'on  m'eû 
veuille.  Le  monde  est  si  méchant!   « 

Elle  fut  néanmoins  obligée  de  transporter  son 
étrange  pensionnat  dans  une  maison  parfaitement 
isolée,  située  hors  barrière. 

M^^^  Piose  entretient  des  correspondants  dans  les 
départements  où  il  y  a  de  grandes  forêts;  elle  donne 
à  chacun  de  ses  employés  2  francs  par  jour.  Elle 
en  a  jusqu'en  Alsace,  et  ne  reçoit  jamais  moins, 
par  jour,  de  dix  sacs,  grands  comme  des  sacs  à 
farine. 


—  132  — 

Nous  avons  causé  avec  M^^  Rose.   Elle  est 

fière  de  son  industrie. 

«Je  suis,  dit-elle,  la  seule  personne  qui  l'exerce 
convenablement,  car  je  suis  la  seule  qui  ait  étu- 
dié les  mœurs  et  les  habitudes  des  fourmis.  Je 
sais  les  faire  pondre  à  volonté,  leur  faire  produire 
dix  fois  plus  qu'elles  ne  produisent  dans  l'état  de 
nature.  Pour  cela,  je  les  place  dans  une  chambre 
où  j'entretiens  continuellement  un  poêle  de  fonte 
chauffé  à  rouge,  et  je  les  laisse  faire  leur  nid  où 
elles  veulent.  Il  ne  faut  pas  les  contrarier.  Elles 
demandent  beaucoup  de  soins.  Plus  vous  les 
comblez  de  procédés,  plus  elles  vous  rapportent. 

—  Mais  que  diable  faites-vous  de  tous  les 
œufs  que  vous  récoltez  avec  tant  de  soin? 

—  Je  les  vends  aux  pharmaciens;  j'en  fournis 
le  jardin  des  Plantes  et  en  général  la  plupart  des 
faisanderies  des  environs  de  Paris.  Les  jeunes 
faisans  sont  très  friands  de  cette  nourriture. 

—  Et  que  gagnez-vous  à  cela? 

—  Dame!  monsieur,  à  présent  encore,  je  ne 
donnerais  pas  mes  journées  pour  trente  francs, 
bénéfice  net.  Mais  ce  commerce  est  bien  tombé  ! 
Du  temps  des  nobles  ,  quand  feu  ma  mère  ,  à  qui 
j'ai  succédé,  l'exerçait,  c'était  un  bien  meilleur 
mélier.    Mais  que  voulez-vous   gagner  avec  les 


—  138  — 

bourgeois  d'à  présent?  Est-ce  que  ça  sait  faire  la 
différence  entre  le  faisan  et  le  coq  de  basse-cour? 
Ah!  ne  me  parlez  pas  des  révolutions  !  » 

Le  père  Malagatos  est  tout  le  contraire  de 
M^i"  Rose  :  c'est  un  véritable  docteur  Pangloss, 
pour  lequel  tout  est  pour  le  mieux  dans  le  meil- 
leur des  mondes  possibles.  Il  est  gai,  bon  vivant, 
insoucieux  et  rieur.  C'est  un  Pyrénéen,  venu  à 
Paris  par  curiosité,  et  qui  a  pris  la  grande  ville  en 
amour.  Mais  à  Paris,  comme  partout,  il  faut  tra- 
vailler pour  vivre.  Le  père  Matagatos,  qui  aime 
la  vie  libre,  les  longues  flâneries  et  les  clairs  de 
lune,  s'est  fait  chiffonnier,  mais  uniquement  pour 
se  donner  une  position  sociale  et  pour  avoir  le 
droit  de  porter  une  hotte  :  il  dédaigne  le  chiffon. 
Sa  véritable  industrie  consiste  à  exterminer  les 
chats  ,  comme  le  dit  son  surnom,  qui  est  composé 
de  deux  mots  catalans.  V^ous  l'avez  certainement 
rencontré,  pour  peu  qu'il  vous  soit  arrivé  de  flâ- 
ner la  nuit  dans  les  rues  de  Paris.  C'est  un  homme 
grand,  fort,  à  la  barbe  noire  et  touffue,  aux  che- 
veux coupés  à  la  malcontent,  qui  chantonne  tou- 
jours et  porte  fièrement  son  crochet.  11  est  con- 
stamment suivi  de  deux  petits  terriers  anglais 
de  la  plus  belle  espèce.  Ce  sont  ses  approvision- 
neurs. Ils  ont  été  instruits  à  happer  tous  les  chats 


—   i3A  — 

noctambules  qui  se  trouvent  sur  leur  passage.  Ja- 
mais Ralph  ne  rapporte  sa  proie  vivante.  Sobrono 
est  plus  généreux  :  il  n'ensanglante  pas  sa  victoire; 
il  rapporte  à  son  maître  l'animal  vaincu,  et  c'est 
Ralph  quirachève  sans  pitié. 

«  Le  chat  a  cela  de  particulier,  dit  le  père  Ma- 
tagos,  que  tout  en  est  bon.  La  peau  se  vend  aux 
fourreurs,  qui  en  font  de  la  martre  zibeline,  four- 
rure très  à  la  mode  en  ce  temps  de  manchonoma- 
nie,  où  depuis  la  grande  dame  jusqu'à  la  grisettc, 
tout  le  monde  veut  avoir  un  manchon.  Il  n'a  de 
concurrent  sérieux  sur  l'article  fourrure  que  le 
lapin  blanc,  qui  depuis  quelques  années  a  été 
baptisé  du  nom  d'hermine.  Quant  à  la  chair,  j'en 
ai  le  placement  ;  je  connais  les  bons  endroits. 
Mais  il  faut  des  précautions  :  les  vaudevillistes 
ont  rendu  le  peuple  des  barrières  excessivemeni 
méfiant  à  l'endroit  de  la  gibelotte.  Il  en  est  arrivé 
à  ce  point  de  scepticisme,  qu'il  lui  faut  toujours 
voir  les  tètes  pour  en  prendre  sa  portion  de  six 
sous. 

—  Cette  exigence  doit  porter  une  grave  atteinte 
à  votre  marchandise,  car  rien  ne  ressemble  moins 
à  une  tête  de  lapin  qu'une  tête  de  chat. 

—  C'était  là  un  inconvénient,  je  n'en  discon- 
viens pas,  mais  on  a  su  y  remédier.  Ah'  il  vous  faut 


—  135  — 

des  létespourmanger  des  lapins  qui  voussontlivrés 
cuits  et  gibelottes  aux  prix  de  2  francs  50  c, 
et  que,  moi,  je  vends  20  sous  ?  Eh  bien  !  mes  en- 
fants, vous  en  aurez,  des  têtes,  et  plus  que  vous 
n'en  voudrez.  J'ai  donc  entrepris  le  commerce  des 
peaux  de  lapina  domicile,  jeme  suis  entendu  avec 
toutes  les  cuisinières  du  rayon  dans  lequel  j'exerce 
ostensiblement  mon  métier  de  chiffonnier,  je  leur 
prends  toutes  leurs  peaux,  à  une  seule  condition, 
c'est  qu'elle  me  livreront  la  tête  avec  la  dépouille. 
Vous  comprenez  l'usage  que  j'en  fais.  Chaque 
livraison  de  cliat  est  accompagnée  d'une  tête  do 
lapin.  De  là  la  parfaite  confiance  que  les  pratiques 
de  certains  gargotiers  composant  ma  clientèle 
accordent  aux  gibelottes  dontonies  régale.  Quede 
gens  mangent  ainsi  de  ma  chasse  sans  s'en  douter! 
Ce  n'est  pas  ma  faute  :  j'étais  né  chasseur.  Dans 
mon  pays  je  poursuivais  l'ours  et  l'isard.  A  Paris 
il  n'y  a  pas  de  tout  ça.  Je  chasse  à  ma  manière, 
ici  Ralph,  ici  Sobrono ,  mes  bons  amis  !  vous  faites 
vivre  votre  maître,  vous  lui  rapportez  une  quin- 
zaine de  francs  chaque  matin.  Mais  tenez,  puis- 
que vous  vous  intéressez  à  ces  choses-là,  je  vais 
vous  présenter  \m  de  mes  amis;  venez  jusqu'à  la 
cité  Saint-Maur,  vous  verrez  son  établissement.» 
L'ami  de  l'exterminateur  de  'a  rare  féline ,  le 


—  136  — 

père  Lecoq ,  est  un  spécialiste  qui  n'a  pas  craint 
de  se  faire  le  rival  de  la  nature.  Il  fabrique  tout 
bonnement  des  crêtes  de  coq  I  Encore  est-ce  par 
modestie  qu'il  se  dit  rival  de  la  nature;  c'est  tout 
simplement  pour  ne  pas  humiliercette  bonne  mère, 
car  elle  est  loin  de  travailler  aussi  proprement  que 
lui.  Ses  œuvres,  àelle,  sontpleines  d'incorrections, 
tandis  que  le  père  Lecoq  fait  de  l'art,  «  et  l'art, 
dit-il,  c'est  la  nature  perfectionnée  par  le  génie  de 
l'homme.  La  nature  fait  du  marbre,  l'homme  fait 
la  statue  ;  la  nature  produit  une  femme,  l'homme 
produit  la  Vénus  de  Milo,  l'idéai,  ce  qui  n'exis- 
tera jamais.  Visitez  toutes  les  basses-cours  de 
l'Anjou  et  du  Maine  ;  regardez  tous  les  coqs,  exa- 
minez leurs  crêtes  :  pas  une  ne  ressemble  aux  au- 
tres ;  elles  sont  toutes  plus  ou  moins  entachées  de 
défauts  impardonnables,  qui  feraient  rire  au  nez 
de  l'artiste  qui  les  copierait.  Voyez  les  miennes, 
au  contraire  :  si  les  coqs  pouvaient  les  admirer, 
ils  mourraient  tous  de  chagrins  de  n'en  avoir  pas 
d'aussi  belles.  Voyez  comme  c'est  dentelé,  taillé 
coupé, proportionné,  parfait!  » 

Le  père  Lecoq  (il  a  adopté  ce  sobriquet)  ha- 
bite une  maison  qui  semble  faite  à  souhait  pour 
son  industrie.  Après  l'avoir  visitée ,  on  ne  sait 
lequel  est  le  plus  original,    de  l'homme  ou  du 


—  137  — 

domicile.  C'est  une  de  ces  grandes  villes  en 
abrégé  qu'on  rencontre  dans  les  quartiers  indus- 
trieux, et  qu'on  Domme  cours.  Il  y  en  a  une  quin- 
zaine de  semblables  dans  le  faubourg  du  Temple 
Ces  cours  renferment  toute  une  population.  On 
dirait  d'une  ruche  humaine.  Celle  qu'a  choisie  le 
père  Lecoq  est  une  des  plus  curieuses.  Le  pro- 
priétaire, qui  est  un  grand  fabricant,  y  a  établi 
une  machine  à  vapeur  pour  son  usine  ;  mais,  vou- 
lant y  attirer  de  petits  fabricants,  il  a  fait  traver- 
ser tous  ses  rez-de-chaussées,  c'est-à-dire  une 
longueur  de  cent  et  quelques  mètres ,  par  l'arbre 
de  sa  machine,  de  sorte  qu'il  loue  à  chacun  de  ces 
locataires  ,  avec  le  logement ,  une  courroie  à  la- 
quelle ils  peuvent  adapter  une  machine.  M.  Le- 
coq a  donc  une  courroie  à  sa  disposition.  Il  nous 
en  a  détaillé  tout  le  mécanisme. 

((  J'avais  trente  ans,  nous  dit-il  ;  je  revenais 
de  mes  voyages  dans  les  Cordillières,  j'avais  visité 
et  parcouru  le  Japon,  j'avais  mangé  à  peu  près 
tout  ce  que  les  hommes  peuvent  manger.  Lorsque 
j'arrivai  en  France,  je  fus  humilié  de  la  pauvreté 
de  la  cuisine  de  mon  pays  auprès  de  celle  des  con- 
trées que  nous  traitons  orgueiUeusement  de  bar- 
bares. En  effet,  sauf  nos  rares  gibiers  et  les  huit 
ou  dix  espèces  d'animaux  domestiques,  nous  voilà 


—   138      - 

réduits  à  nos  fades  poissons  de  rivière,  à  notre 
piètre  marée,  aux  œufs  et  aux  légumes  ,  comme 
des  nonnettcs.  Qu'est-ce  que  nos  tables  les  plus 
somptueuses  auprès  d'un  repas  chinois,  japonais 
ou  indien,  où  vous  voyez  figurer  toute  Téchelie 
zoûlogique,  depuis  les  pattes  d'éléphants  jusqu'aux 
œufs  d'oiseaux-mouches,  depuis  les  grillades  de 
baleine  jusqu'à  la  friture  de  goujon  et  les  beignets 
des  pisqueltes?  Pouvons-nous  seulement  compa- 
rer notre  art  culinaire  à  celui  des  Romains,  où  il 
fallait  dix  mille  poulets  pour  faire  un  vol-au-vent 
convenable  dans  un  dîner  de  cinquante  patriciens  ? 
On  ne  se  servait  que  des  crêtes;  on  engraissait  les 
esclaves  avec  le  reste,  en  attendant  qu'on  les  en- 
voyât à  leur  tour  engraisser  les  muraines.  Api- 
cius,  Lucullus,  à  la  bonne  heure  î  voilà  des  hom- 
mes qui  savaient  manger!  il  fallait  à  leur  appélit 
fatigué  des  ragoûts  de  cervelles  de  paon ,  et  d'é- 
normes pàiés  de  haricots  de  coq. 

»  Je  résolus  donc  de  rendre  à  mes  concitoyens 
toutes  ces  choses  dont  la  description  nous  paraît 
aujourd'hui  fantastique.  Je  me  mis  à  penser.  Une 
demi-heure  après,  je  pouvais,  moi  aussi ,  m'é- 
criercomme  Archimède  :  Eurêka  (j'ai  trouvé). 

))  Je  fis  faire  ma  machine,  je  dessinai  mes  em- 
porte-pièce, et  deux  jours  après  j'étais  établi  où 


—   130  — 

vous  me  voyez.  li  y  a  Ircnte-nouf  ansdecela.  V.n. 
fortune  est  faite;  je  n'ai  plus  rien  à  désirer.  Je 
pourrais,  comme  les  autres,  vivre  grassement  de 
mesrevenus,  me  faire  servir  des  repas  comme  j'en 
ai  tant  fait  faire  aux  autres  dansma  vie.  Maisnon, 
j'ai  consacré  mon  existence  au  bonheur  de  mes 
concitoyens,  je  poursuivrai  jusqu'au  bout.  » 

Ainsi  parla  M.  Lecoq.  Or,  voici  comment  il  en- 
tendlebonheurdeses  concitoyens.  Il  a  calculé  que 
chaque  matin  il  n'entre  dans  Paris  que  vingt-cinq  à 
trente  mille  poulets.  Dix  mille  au  moins  de  ces 
tristes  victimes  sont  servies  sur  les  tables  bour- 
geoises, et  les  quinze  autres  mille  deviennent  la 
proie  des  restaurateurs,  pâtissiers,  rôtisseurs,  etc. 
Ces  poulets  n'offrent  guère  que  douze  mille  crêtes 
qui  puissent  servir  aux  ragoûts.  Tous  ceux  qui 
sont  servis  dans  les  repas  de  famille  possèdent  cet 
ornement  naturel,  et  cependant,  commandez  n'im- 
porte où  une  coquille  de  crêtes  de  coq  et  un  vol- 
au-vent,  on  vous  les  fournira.  Comment  cela  se 
fait-il  !  Même  en  supposant  que  tous  les  poulets 
arrivant  à  Paris  soient  à  Tinstant  mrme  décrétés^ 
cela  ne  suffirait  pas  encore  à  la  consommation.  Il 
en  est  de  même  de  ce  qu'on  nomme  en  termes 
culinaires  le  haricot  de  coq. 

C'est  là  le  secret  du  père  Lecoq,  c'est  là  que 


—  i^O  — 

commence  son  rôle  de  bienfaiteur  de  rhumanilé. 

Il  a  inventé  la  crête  et  le  haricot  de  coq  artifi- 
ciels. 

Il  prend  un  palais  de  bœuf,  de  moutoi)  ou  de 
veau,  mais  il  préfère  le  bœuf.  Après  l'avoir  blan- 
chi à  Teau  bouillante,  il  le  fait  macérer  pendant 
quarante-huit  heures  ,  puis  il  détache  la  chair  de 
la  voûte  palatine,  de  façon  à  ne  rien  endommager. 
Cette  chair  est  ensuite  portée  sous  un  balancier , 
et,  au  moyen  d'un  emporte-pièce,  il  fait  ses  crêtes 
de  coq,  plus  parfaites  en  effet  que  celles  delà  na- 
ture. Les  connaisseurs  se  trompent  eux-mêmes 
aux  produits  de  M,  Lecoq  ;  et  cependant  il  est  un 
moyen  de  les  reconnaître  :  la  crête  de  coq  pour 
de  bon ,  celle  de  la  maladroite  nature,  a  des  pa- 
pilles sur  les  deux  faces  ,  tandis  que  celle  deTart 
n'en  présente  que  d'un  côté. 

Cela  se  ven&  15  centimes  la  douzaine  aux  pâ- 
tissiers, restaurateurs,  revendeurs,  etc.,  et  20  c. 
aux  cuisinières  bourgeoises. 

Pour  ce  qui  est  du  haricot  de  coq ,  ce  mets  se 
fabrique  de  la  même  façon,  à  l'emporte -pièce. 
C'est  le  riz  de  veau  et  la  cervelle  de  mouton  qui 
servent  de  matière  première. 

M.  Lecoq  est  étonné  qu'on  ne  lui  ait  pas  en- 
core élevé  une  statue ,  mais  il  se  résigne  au  sort 


—   141   — 

des  inventeurs  de  génie,  qui  ne  sont  véritablement 
appréciés  qu'après  leur  mort. 

M.  Deshaies  est  un  spécialiste  non  moins  re- 
marquable que  les  précédents.  Né  à  Paris,  qu'il 
n'a  jamais  quitté ,  il  est  charmeur  de  serpents, 
comme  un  Birman ,  un  Malais  ou  un  nègre  de 
Mozambique.  Quand  on  lui  demande  comment  il 
a  acquis  ce  talent,  il  répond  modestement  :  «  Dans 
les  livres.  » 

Le  père  Deshaies  a  chez  lui  une  collection  com- 
plète de  tous  les  reptiles  des  forêts  de  France  ; 
il  forme  commerce  d'amitié  avec  eux,  il  les  ncrur- 
rit,  les  soigne  ,  les  choie,  les  dorlotte  ;  il  leur  a  fa- 
briqué de  petits  nids  bien  chauds ,  bien  commo- 
des, afin  de  leur  procurer  toutes  leurs  aises.  C'est 
là  son  industrie.  Il  vend  des  anguilles  de  buis- 
sons ^  comme  on  dit  en  langage  populaire,  à  cer- 
tains gargotiers  qui  en  font  d'excellentes  matelot- 
tes. 

«  Une  fois  écorchée ,  dit-il,  l'anguille  des  buis- 
sons vaut  les  meilleures  anguilles  de  rivière.» 

Le  père  Deshaies  passe  donc  toute  la  belle  sai- 
son à  courrir  les  bois  comme  un  trapeur.  Il  a 
d'ailleurs  les  mœurs  et  l'allure  d'un  personnage  de 
Cooper.  Il  ^i^  silencieusement,  il  ne  parle  jamais 
qu'à  voix  basse,  comme  s'il  avait  peur  de  faire  fuir 


—  142  — 

sa  proie.  Sa  marche  est  légère,  ses  bras  surtout 
semblent  toujours  écarter  les  branches  avec  pré- 
caution; son  œil  est  fin,  perçant  et  lumineux. 
Tous  ses  sens  sont  excessivement  développés  :  il 
rendrait  des  points  à  Bas-de-Cuir  lui-niôme  pour 
l'ouïe  et  Todorat;  son  instinct  est  prodigieux  :  il 
devine  le  voisinage  d'une  couleuvre.  Il  n'est  pas 
jusqu'à  son  costume  qui  ne  semble  copié  sur  les 
œuvres  du  romancier  américain.  Il  porte  de  hau- 
tes guêtres  de  cuir,  une  culotte  de  velours  cou- 
leur vert  bouteille ,  une  espèce  de  sarreau  en  peau 
de  bique ,  et  sa  petite  tête  de  fouine  est  recouverte 
d'un  chapeau  à  larges  bords.  Il  a  toujours  à  sa 
ceinture  une  serpe,  qui  est  sa  seule  arme. 

«  Votre  métier  doit  être  bien  fatigant?  lui  di- 
sions-nous. 

—  Pas  plus  que  la  chasse,  Monsieur,  qui  est 
un  plaisir  pour  beaucoup  de  gens.  Quant  à  moi , 
je  trouve  de  l'agrément  à  exercer  ma  profession  ; 
j'étais  né  pour  cela  ;  c'est  une  âme  d'Ogibévvas , 
égarée  à  Paris,  qui  s'est  logée  dans  mon  corps. 
J'aime  les  bois,  la  solitude;  je  passe  ma  nuit  aussi 
commodément  couché  au  pied  d'un  chêne ,  sur  le 
gazon,  que  dans  le  meilleur  lit  du  monde. 

—  Et  gagnez-vous  beaucoup  à  cela? 

—  Il  y  a  dans  Paris  cinii  cents  marcliands  d'an- 


—  143  — 

guilles  de  rivière,  qui  vivent  tous  bien  ou  à  peu 
près.  Je  leur  fais  concurrence  avec  mes  anguilles 
de  buissons.  Je  n'ai  point  à  me  plaindre  de  la  Pro- 
vidence :  le  serpent  n'est  jamais  ce  qui  manque 
ici-bas. 

—  C'est  peu  rassurant  pour  les  gourmets. 

—  Eh!  Monsieur,  si  vous  ne  voulez  pas  être 
trompé  ,  il  faut  vous  résigner  à  vivre  de  côtelettes 
de  mouton.  Deux  de  vos  savants,  MM.  Payen  et 
Chevalier,  ont  publié  de  gros  volumes  sur  la  sophi- 
stication des  matières  alimentaires,  et  ils  n'ont 
pas  dit  la  moitié  de  ce  qui  existe. 


Dans  un  de  nos  précédents  articles,  nous  avons 
parlé  du  fabricant  de  pain  d'épice,  qui,  bien  avant 
les  savants,  avait  inventé  la  glucose  ou  sucre  de 
pain,  dont  il  se  sert  pour  fabriquer  sa  marchan- 
dise ,  sans  que  la  betterave  ou  la  canne  aient  rien 
à  y  voir.  Aujourd'hui,  nous  avons  visité  madame 
Badeuil,  qui,  elle  aussi,  a  devancé  la  science 
d'une  vingtaine  d'années.  Tandis  que  l'assistance 
publique  établit  des  bassins  pour  faire  dégor' 
ger  les  sangsues ,  tandis  qu'on  publie  de  tous  cô- 
tés des  mémoires  plus  ou  moins  illisibles  sur  ce 
sujet ,  madame  liadeuil ,  une  simple  garde-ma- 


—  14i  — 

lade,  en  a  fait  une  industrie  des  plus  productives. 

Elle  est  loueuse  de  sangsues. 

Madame  Badeuil  a  le  cœur  sensible  ;  elle  aime 
les  bêtes  et  les  gens ,  elle  est  la  providence  des 
chiens  abandonnés  et  des  personnes  malades.  Elle 
ne  peut  pas  voir  souffrir  un  être  animé.  C'est  pour 
cela  qu'elle  a  fait  quelque  chose  pour  les  sangsues, 
ces  pauvres  petites  bêtes  qui  font  tant  de  bien  à 
l'homme  et  qui  en  sont  si  mal  récompensées  ! 

«  Monsieur,  me  dit-elle,  si  les  sangsues  font 
du  bien  aux  riches,  elles  ne  peuvent  pas  faire  du 
mal  au  petit  monde,  à  moins  que  les  riches  ne  s'en 
posent  par  luxe,  pour  s'amuser.  Je  me  suis  donc 
dit  qu'il  fallait  que  tout  le  monde  pût  jouir  de  sang- 
sues. Aussi,  au  lieu  de  jeter  à  la  borne  celles  que 
j'avais  posées  à  mes  malades,  je  les  gardais  en 
cachette  ,  je  les  soignais  ,  je  les  faisais  dégorger. 
J'en  possède  beaucoup  maintenant,  et  je  les  loue; 
elles  ne  font  de  mal  à  personne,  et  voilà. 

—  Oui.  Mais  comment  les  faites-vous  dégorger 
pour  qu'elles  ne  soient  pas  insalubres  ? 

—  C'est  mon  secret.  Mais  je  vais  vous  le  dire 
tout  de  même.  Je  prends  une  bonne  poignée  de 
sol  do  cuisine,  et  je  la  leur  jette  sur  le  dos  ;  je  les 
laisse  se  débarbouiller  un  instant  dedans  ;  elles  se 
d-^gonflcnt  ;  alors  je  les  mets  dans  une  cuvette  qui 


—    Ko   — 

est  percée  d'un  petit  trou  au  fond,  et  que  je  recou- 
vre d'un  lamis;  je  place  tout  ça  sous  une  fontaine, 
et  je  laisse  couler  pendant  une  heure,  jusqu'à  ce 
qu'elles  ne  jettent  plus  de  sang  ;  mais  voilà  le  vrai 
moment  ;  je  prends  de  la  cendre  de  bois  tiède,  je 
les  roule  dedans  entre  deux  linges,  jusqu'à  ce 
qu'elles  ne  tachent  plus  du  tout,  et  je  recommence 
le  bain  à  l'eau  courante  ;  c'est  fini,  je  suis  certaine 
qu'elles  sont  à  jeun  quand,  une  heure  après,  je 
les  remets  dans  leur  bocal. 

—  Et  vous  vous  en  servez  dès  le  lendemain? 

—  Oh  !  que  nenni  !  il  faut  leur  faire  suivre  un 
traitement.  Trois  jours  après  ,  je  prends  un  pain 
de  terre  glaise,  je  le  pétris  bien,  j'en  fais  une  boule 
creuse,  et  j'y  enferme  ces  petites  bêtes.  J'y  pra- 
tique une  quantité  de  petits  trous,  et  j'enveloppe 
le  tout  d'un  linge  mouillé  pour  que  la  terre  ne  dur- 
cisse pas.  Mes  sangsues  voient  le  jour,  elles  veu- 
lent y  courir,  elles  font  des  efforts,  elles  s'allongent 
pour  passer  par  les  minces  ouvertures,  et  elles 
finissent  ainsi  par  se  dégorger  complètement  elles- 
mêmes.  Quand  je  les  retrouve  sur  mon  linge,  elles 
sont  saines  et  vides  comme  si  elles  venaient  de 
naître.  On  peut  les  appliquer  à  n'importe  qui  sans 
danger.  Mais  moi,  comme  je  ne  veux  pas  les  fati- 
guer, je  les  mets  dans  un  bocal  particulier  ;  j'in- 

10 


-    146  — 

scris  la  date  dessus,  et  chacune  ne  sert  qu'à  son 
tour.  II  n'y  a  pas  de  passe-droit  ici.  Vous  voyez  : 
j'en  ai  plus  de  deux  mille.  Il  y  en  a  qui  sont  ici 
depuis  plus  de  dix  ans  ;  elles  sont  aussi  bonnes 
que  le  premier  jour.  Mes  sangsues  de  rencontre  en 
valent  de  toutes  neuves. 

—  Combien  faites-vous  payer  la  location? 

—  Presque  rien  :  je  ne  demande  que  trente  sous 
pour  quinze  sangsues  et  la  pose.  Vous  pensez  bien 
que  je  ne  les  confie  à  personne,  ces  pauvres  petites 
bêtes.  Mes  sangsues  ne  vont  pas  en  ville  sans  leur 
maîtresse.» 

11  paraît  que  l'expérience  a  donné  raison  aux  sa- 
vants qui  soutiennent  que  le  dégorgement  des 
sangsues  est  praticable.  Le  conseil  des  hôpilaux  a 
fait  abattre  les  magnifiques  mûriers  du  jardin  des 
Miramionnes  pour  y  faire  construire  des  bassins. 
Nous  avons  lu  cinq  ou  six  rapports  faits  sur  ce  su- 
jet ;  nous  ne  savons  quel  est  le  système  qui  est 
adopté.  En  tout  cas,  nous  recommandons  celui  de 
madame  Badeuil,  qui  nous  semble  bon  et  mérite 
quelque  considération,  si  toutefois  un  succès  de 
vingt-neuf  années  peut  avoir  quelque  valeur  aux 
yeux  des  savants. 

M.  Patry  est  un  bon  vieillard  qui  vit  tranquille, 


—  147  — 

fultivant,  rue  Mouffetard,  un  petit  coin  dejardin, 
au  fond  de  trois  ou  quatre  cours.  Là  vous  verrez 
six  grandes  tonnes  doublées  de  zinc  et  huit  ou 
dix  boîtes  grillées.  Les  unes  servent  de  logement 
aux  rats  blancs,  les  autres  aux  souris  blanches. 
Ces  petites  familles  sont  bien  élevées,  bien  dres- 
sées. Le  père  Palry  vous  vend  les  individus  appri- 
voisés, instruits,  ou  bien  àTétatde  nature,  si  vous 
voulez  vous  donner  le  plaisir  de  faire  leur  éduca- 
tion. Il  ne  s'en  sépare  qu'avec  douleur;  il  vous 
recommande  d'en  avoir  bien  soin  ;  il  vous  donne 
des  instructions  sur  la  manière  de  les  soigner,  de 
leur  former  le  caractère,  de  développer  leur  intel- 
ligence, et  il  ne  les  livre  qu  "a  bon  escient  11  pren- 
drait presque  des  renseignements  sur  votre  mora- 
lité et  vos  moyens  d'existence  avant  que  de  lâcher 
un  de  ses  élèves. 

C'est  que  le  père  Palry  est  un  homme  d'ordre  ; 
il  fut  électeur  bien  avant  Tabolitiou  du  cens.  Il  des- 
cend d'une  famille  d'éleveurs  ;  ses  ancêtres  ont  eu 
l'honneur  de  fournir  cies  souris  blanches  à  S.  M. 
Marie-Antoinette  et  à  Mesdames,  tantes  du  roi. 
l'^ncore  une  victime  des  révolutions  !  Aujourd'hui, 
hélas  !  les  marchands  de  savon  à  détacher  et  les 
savoyards  qui  chantent  la  Catarina  composent  la 
majeure  partie  de  sa  clientèle. 


—  148  — 

La  racii  des  deslructeors  est  fort  nombreuse  ri 
Paris.  Voyez  les  murailles,  ce  ne  sont  qu'affiches 
menaçantes  :  Destruction  des  punaises.  —  Mon 
aux  rais.  —  Plus  de  fourmis.  —  Plus  d'insectes. 
—  Breuvages  contre  les  mouches  ,  etc.  Mais  la 
race  zoophile  est  pour  le  moins  aussi  nombreuse  ; 
les  éleveurs  pullulent.  Nous  avons  ^éleveur  de  pi- 
geons ;  —  Téducaicur  de  hannetons  ;  —  Tinslruc- 
teur  de  serins,  de  hibous,  de  chouelles  ;  —  le  pro- 
fesseur de  langue  pour  les  perroquets,  les  pies, 
les  sansonnets',  —  le  professeur  de  musique  à 
Tusage  de  la  gent  ailée,  pinsons,  chardonnerets, 
rossignols  ;  —  lamatcur  de  fauvettes, de  bcngp.lis, 
etc.,  etc.  Tous  ces  gens-là  vivent  plus  ou  moins 
mal  de  leur  état,  mais  enfin  ils  vivent,  ils  se  logent, 
mangent,  sans  avoir  recours  à  Tassistance  pu- 
blique. 


-^    149  — 

Vin. 

.3  PROFESSEUR  d'oISEAUX.  —  LA  BOUILLIE  POUR  LES 
CHATS.  —  LA  FAMILLE  MEURT-DE-SOIF.  —  LA  MÈRt: 
MOSKOW.  —  LES  RIBOUIS  ET  LES  DIX-HUIT.  —  LA  ZES- 
TEL'SE  —  U.N  DERNIER  MOT  SUR  LE  BERGER  EN  CHAM- 
BRE. —  LE  FABRICANT  D'OS  DE  JAMBONNEAUX.  —  LE 
M^'CHAND  DE  FUMÉE.  —  ALLUMETTES  CHIMIQUES 
DEUXIÈME  QUALITÉ. —LE  CANARDIER.  —  LE  FABRICAM 
DE    CODES.  —  UN    POÈTE    LYRIQUE  VIVANT   DE    SON  ÉTAT. 

M.  Beaufils  est  un  vieillard  presque  infirme, 
qui  ne  parle  que  rarement,  mais  qui  siffle  pres- 
que sans  cesse.  Son  établissement  est  une  im- 
mense volière  ;  on  n'y  voit  de  tous  côtés  que  ros- 
signols ,  canaris  et  sansonnets.  Les  cages  se  pres- 
sent contre  les  murailles;  il  y  en  a  sur  tous  les 
meubles;  d'autres  sont  appcndues  au  plafond,  et 
les  fenêtres  en  sont  encombrées;  il  y  en  a  partout  ; 
C'est  UD  ramage  étourdissant,  assourdissant. 

Au  milieu  de  la  pièce  est  un  dais  sous  lequel  se 
place  M.  le  professeur  Beaufils  pour  procéder  à 
sa  leçon  musicale.  Il  prend  une  petite  serinette 
sur  ses  genoux,  et,  avec  un  sérieux  impertubable, 
il  régale  ses  élèves  du  Carillon  de  Dunkerque , 
de  Portrait  charmant,  de  //  pleut,  il  pleut  ^ 
hergère ,  etc. ,  etc. 


—  150  — 

Un  serin  ordinaire  coûte  30  sols.  Le  serin  hol- 
landais vaut  jusqu'à  3  fr.  ;  mais,  lorsqu'il  a  passé 
par  les  mains  de  M.  Beaufils,  qui  a  perfectionné 
son  éducation,  son  prix  s'élève  au  quadruple,  pour 
les  amateurs. 

M.  Beaufils  prend  des  pensionnaires  et  fait  des 
éducations  particulières  en  ville.  A  cet  effet,  il 
loue  des  serins  parfaitement  stylés  que  la  pratique 
enferme  avec  Télève  qu'il  s'agit  d'éduquer.  Les 
classes  d'un  serin  intelligent  durent  six  semaines 
ou  deux  mois.  Après  ce  temps,  il  chante  convena- 
blement deux  ou  trois  airs  ;  il  est  passé  ténor  ou 
soprano  dans  son  espèce.  Pour  faire  ainsi  des  P«o- 
ger  ou  des  Alboni  et  des  Frezzolini  ,  M.  Beaufils 
traite  à  forfait ,  moyennant  5  fr.  pour  une  éduca- 
tion complète,  ou  bien  10  sous  par  semaine  pour 
la  location  du  professeur 

La  pension  de  M.  Beaufils  est  située  dans  une 
des  rues  qui  avoisinent  le  Temple  ;  il  a  choisi  ce 
quartier  parceque  les  dames  du  marché  et  toutes 
les  ouvrières  qui  travaillent  pour  elles  sont  folles 
d'oiseaux  ,  depuis  qu'Eugène  Sue  ,  avec  sa  Rigo- 
lette ,  a  mis  les  serins  à  la  mode. 

Du  reste,  on  ne  saurait  croire  combien,  les  che- 
vaux exceptés  ,  les  animaux  sont  choyés  par  la  po- 
pulation ouvrière  de  Paris.   Il  y  a  dos  gens  qui 


--   151   — 

s'imposent  des  privations  pour  mieux  nourrir  un 
chien ,  un  chat ,  un  perroquet,  une  pie,  etc.  De  là 
certaines  industries  spéciales.  Nous  savons  une  fa- 
mille nombreuse  dont  tous  les  membres  sont  ra- 
masseurs  et  reconducteurs  d'animaux.  Chaque 
jour  des  affiches  promettent  vingt-cinq  ,  cinquante 
et  même  cent  francs  de  récompense  pour  des 
King-Charles,  des  perruches  et  des  épagneuls  per- 
dus. Combien  d'hommes  et  de  femmes  se  per- 
draient pour  lesquels  on  ne  promettrait  pas  cent 
sous  1 

La  nourriture  seule  des  chats  dans  les  quartiers 
populeux  est  une  branche  de  petit  commerce.  Elle 
fait  vivre ,  entre  autres ,  Bernier  et  sa  jeune  fa- 
mille. Bernier  est  ce  qu'on  nomme  un  homme  in- 
téressant ;  il  fait  de  la  bouillie  pour  les  chats  dans 
la  véritable  acception  du  mot.  C'est  un  enfant  de 
l'Auvergne.  Il  était  charbonnier  ;  un  accident  l'a 
obligé  de  quitter  cette  position  sociale  pour  celle 
que  nous  venons  de  dire. 

Il  est  établi  dans  un  bon  quartier  de  travailleurs  ; 
chaque  maison  ayant  ses  chiens  et  ses  chats,  il  se 
mit  à  fabriquer  de  la  bouillie  pour  les  uns,  de  la 
pâtée  pour  les  autres,  en  y  joignant  un  petit  com- 
mercedemou  de  veau.  Sa  réputation  s'établitbien- 
tôtdans  l'arrondissement  sur  des  bases  solides  ;  la 
vogue  était  venue  frapper  à  sa  porte.  Maintenant, 


—  452  — 

dans  los  environs  du  Temple  ,  un  chat  ou  un  chien 
favori  passerait  pour  être  maltraité  si  son  dîner  ne 
venait  de  chez  Dernier,  le  Véfour  du  genre.  Der- 
nier fait  même  des  envois  dans  les  quartiers  les 
plus  éloignés ,  et  plus  d'un  angora  de  comtesse  et 
d'in  bichon  de  marquise  envoient  chaque  matin 
leurs  valets  faire  emplette  de  pâiure  à  sa  modeste 
boutique.  Elle  a  pour  enseigne  :  A  l'ancienne  et 
véritable  renommée  de  la  nourriture  des  ani- 
maux. Car,  il  faut  le  dire,  bien  des  gens  ont  es- 
sayé de  faire  concurrence  à  ce  Brillât-Savarin  de 
la  gent  quadrupède.  Son  enseigne  est  une  protes- 
tation contre  le  plagiat. 

Puisque  nous  sommes  dans  le  quartier  du  Tem- 
ple ,  disons  quelques  mots  de  la  dernière  incarna- 
lion  de  rhabit  noir,  du  gilet  de  soie  et  de  la  botte 
vernie.  C'est  là  que,  de  chute  en  chute,  ils  arrivent 
où  vont  toutes  choses,  au  pays  de  l'inconnu. 

Lorsqu'un  habit  a  descendu  tous  les  degrés  de 
la  toilette ,  que  du  tailleur  il  a  passé  au  client , 
puis  à  son  valet  ou  à  son  portier,  puis  au  mar- 
chand de  vieux  habits,  puis  à  quelque  fashiona- 
ble  de  barrière  ,  il  arrive  au  Temple  ,  celte  nécro- 
pole du  costume  parisien.  Là  on  le  retourne,  on  le 
rapièce  ,  on  le  refait  ;  mais  il  lui  reste  une  phase 
à  parcourir  avanl  d'être  v^ndu  aux  fabriques  des 


—  lo:j  — 

environs  de  Paris  qui  font  Tengrais  de  laine. 
Celte  dernière  phase,  c'est  aux  frères  Meurt-de- 
wSoif  qu'il  la  doit. 

Ce  nom  de  Meurt-de-Soif  n'est  pas^  comme  on 
pourrait  le  croire ,  un  nom  inventé  par  la  plaisan- 
terie parisienne.  La  famille  Meurt-de-Soif  existe 
réellement  ;  elle  a  son  domicile  dans  le  sixième 
arrondissement  ;  sa  spécialité  est  l'achat  des  vieux 
habits  au  lot,  presque  au  poids  ,  le  rapiéçage  et  la 
revente  aux  barrières. 

A  la  bonne  heure  !  voilà  Textrême  limite  du  bon 
marché.  La  vente  des  frères  Meurt-de-Soif  se 
fait  à  la  criée,  au  rabais,  sur  une  table,  le  soir, 
à  la  lueur  des  torches.  Là,  vous  avez  un  véritable 
habit  des  ateliers  d'Humann,  un  véritable  gilet  de 
chez  Blanc,  un  véritable  pantalon  coupé  par  Mor- 
bach  ,  en  un  mot  un  véritable  habillement  de  fas- 
hionable,  pour  combien?  pour  trois  francs  le  tout! 
Et  par  dessus  le  marcliô  l'esprit  et  l'érudition  des 
Meurt-de-Soif.  Rien  de  plus  drolatique  que  leur 
boniment.  En  voici  un  échantillon  : 

«  Regardez ,  Messieurs  :  cet  habit  a  appartenu 
»  à  un  prince  russe  et  lui  a  valu  la  conquête  d'une 
;)  danseuse  de  la  Grande-Chaumière.  Il  a  fait  en- 
»  suite  l'admiration  de  tous  les  habitués  de  la  Clo- 
n  serie-des-Lilas^  sur  le  dos  d'un  artiste  pédicure 


-  l.)4  — 

»  très  connu.  C'est  aussi  avec  cet  habit  que  le  va- 
*  letde  chambre  d'un  mylord  a  enlevé  une  figurante 
»  des  Délassements,  qui  le  prenait  pour  son  maître. 
»  Il  nous  est  arrivé  parceque  ce  dernier  s'est  ruiné 
>)  à  payer  des  chinois  à  sa  dulcinée.  Eh  bien  !  moi , 
»  malgré  tous  ces  glorieux  souvenirs  ,  malgré  tou- 
»  tes  ces  conquêtes  qui  lui  sont  dues,  je  vous  le 
»  donne  pour  trois  francs  !  Trois  ^'Oncs  !  Avis  aux 
»  hommes  à  bonnes  fortunes.  >. 

L'habit  est  mis  à  prix  trois  francs ,  mais,  après, 
descend  peu  à  peu  jusqu'à  trente  sous.  Le  panta- 
lon se  vend  ensuite  un  franc,  et  le  gilet  cinquante 
centimes. 

Au  surplus,  les  clients  de  la  famille  Meurt-de- 
Soif  sont  aussi  souvent  les  vendeurs  que  les  ache- 
teurs. Quand  ils  se  nippent^  ce  n'est  générale- 
ment que  pour  quelques  jours.  Ils  se  défont  volon- 
tiers le  lundi  de  ce  qu'ils  ont  acquis  le  dimanche. 
Les  vêtements  en  question  font  souvent  la  navet- 
te :  ils  retournent  souvent  de  l'acheteur  aux  mar- 
chands, des  marchands  aux  acheteurs,  et  toujours 
amsi,  usque  ad,  etc.  Il  en  est  qui  sont  revenus 
vingt  fois  chez  ces  derniers ,  et  sur  lesquels  ils 
ont  toujours  fait  des  bénéfices. 

La  mère  Moskow  est  le  complément  habituel 
des  frères  Meurt-de-Soif.  C'e^*  'ane  ancienne  vi- 


—  155  — 

vandière  de  la  grande-armée ,  qui  loue  du  linge 
blanc  ,  ou  à  peu  près.  Elle  loue  une  chemise  par 
semaine  pour  vingt  centimes ,  à  condition  qu'on 
rendra  celle  qui  a  été  portée.  Si  on  veut  avoir  son 
linge  à  soi^  on  paie  cinquante  centimes,  et  l'on  en 
devient  légitime  propriétaire. 

La  mère  Moskow  court  particulièrement  les  ven- 
tes de  vieux  linge ,  et  c'est  avec  les  vieux  draps 
qu'elle  compose  les  incroyables  sacs  qu'elle  prête 
ou  vend  sous  la  qualification  de  chemises  neuves. 
De  même  que  la  famille  Meurt-de-soif,  la  mère 
Moskow  a  un  atelier  où  elle  emploie  une  vingtaine 
de  femmes  qui  représentent  à  elles  toutes  l'âge  du 
monde  moderne.  Elles  sont  occupées  à  coudre  ,  à 
tailler,  à  rapiécer,  à  assembler.  Jamais  les  habits 
d'Arlequin  n'ont  été  composés  de  plus  de  pièces  et 
de  morceaux. 

La  mère  Moskow  entreprend  aussi  les  fourni- 
tures de  layettes  et  de  trousseaux  dans  le  même 
genre. 

A  la  suite  des  deux  industries  précédentes ,  il 
convient  de  ranger  celle  du  fabricant  de  dix-huit. 
On  nomme  ainsi  le  riboui.  Le  riboui  n'est  pas 
tout  à  fait  un  savetier ,  c'est  plus  et  moins  ;  de 
même  que  le  dix-huit  n'est  pas  un  soulier  remonté 
ou  ressemelé,  c'est  Dlutôt  un  soulier  redevenu  neuf  : 


—  15(j  — 

de  là  lui  vient  son  nom  grotesque  de  dix-huit ,  ou 
deux  fois  neuf.  Le  dix-buit  se  fait  avec  les  vieilles 
empeignes  et  les  vieilles  tiges  de  bottes,  qu'on  re- 
met sur  de  vielles  semelles  retournées ,  assorties, 
et  qui,  au  moyen  de  beaucoup  de  gros  clous,  fi- 
nissent par  figurer  tant  bien  que  mal  une  chaus- 
sure. Cela  se  vend  sans  aucune  garantie,  à  la  grâce 
de  Dieu.  Ladurée  est  généralement  de  huit  jours. 
Quant  au  prix,  il  varie  de  quinze  à  vingt  sols. 
C'est  fort  cher,  eu  égard  au  résultat,  et  les  éco- 
nomistes ne  manqueront  pas  de  conseiller  de  pré- 
férence de  belles  et  bonnes  chaussures  do  vingt  à 
trente  francs.  Ce  conseil  Fessemble  à  l'ordonnance 
de  ce  médecin  qui ,  ayant  à  traiter  un  malheureux 
épuisé  par  la  misère  et  la  faim,  lui  prescrivait, 
au  dire  de  l'auteur  des  Béotiens ,  de  boire  du  vin  de 
Bordeaux,  de  manger  des  viandes  succulentes  et 
d'aller  chaque  jour  se  promener  au  bois  de  Bou- 
logne à  cheval. 

Si  maintenant  nous  voulons  entrer  dans  les  arts 
d'agrément,  dans  l'article  fantaisie,  dans  Vutile 
dulci^  comme  disaient  les  Latins,  nous  ferons  une 
visite  à  madame  Vanard,  qui  a  su  réunir  ces  deux 
choses  si  difficiles  dans  une  seule  industrie.  Ma- 
dame Vanard  est  zestcuse. 


—  157   — 

C'est  une  touchanle  histoiie  que  celle  de  cette 
jeune  et  jolie  femme  resiée  veuve  et  sans  fortune 
à  dix-huit  ans.  Son  mari  s'est  tué  à  la  besogne  pour 
donner  à  sa  femme  le  bien-être  et  le  luxe.  11  avail 
établi  une  petite  distillerie  où  il  travaillait  à  con- 
dition pour  les  parfumeurs  et  les  confiseurs. 

Pendant  le  peu  de  jours  heureux  que  ces  deux 
époux  passèrent  ensemble,  Madame  Vanard ,  à 
force  de  voir  travailler  son  mari ,  avait  fini  par 
surprendre  quelques  uns  des  secrets  de  la  science 
chimique;  elle  pouvait  le  remplacer  près  de  ses 
alambics  pendant  ses  absences.  Aussi  vouiut-eile, 
quoique  inconsolable,  continuer  son  commerce. 
Elle  se  souvint  que  celui  qu'elle  regrettait,  lors- 
qu'ils se  permettaient,  le  dimanche ,  le  petit  dîner 
chez  le  traiteur,  lui  avait  dit  à  propos  de  citron  : 
«  Un  homme  intelligent,  avec  ce  qui  se  jette  à 
Paris  de  pareilles  écorces,  pourrait  faire  sa  for- 
lune.  » 

Madame  Vanard  avait  de  rintelligence  ;  elle 
prit  un  panier  à  son  bras  et  s'en  alla  rôder  dans 
larue  Montorgueil,  cette  patrie  des  huîtres.  Quand 
les  chifTonniers  avaient  passé  et  retourné  tous  les 
tas  de  détritus  pour  y  chercher  leur  récolte,  elle 
commençait  la  sienne.  Les  garçons  limonadiers  et 
restaurateurs,  voyant  une  jolie  femme  qui  venait 
chaque  malin  bu^ner  où  tant  d'autres  avaient  passé 


—    lo^S   — 

avant  elle ,  s'inquiétèrent  de  ce  qu'elle  cherchait  si 
attentivement  et  promirent  de  lui  mettre  de  côté 
les  précieuses  écorces.  Après  les  limonadiers  vint 
le  tour  des  balayeurs  de  théâtres. 

Bref,  madame  Vanard  finit  par  fonder  un  atelier 
et  prit  à  sa  solde  des  ramasseurs  et  des  ramas- 
seiises.  C'est  cet  atelier  que  nous  avons  visité.  Fi- 
gurez-vous une  pièce  immense,  toute  tapissée  de 
claies  en  osier  du  sol  au  plafond,  et  sur  ces  claies 
des  myriades  d'écorces  d'oranges,  des  monceaux  de 
pelures  de  citrons.  Au  milieu  de  cette  pièce,  autour 
d'une  longue  table,  une  vingtaine  déjeunes  ou- 
vrières, chantant,  babillant,  sont  occupées  kzes- 
ter  ces  écorces.  Elles  les  empilent  dans  des  sacs, 
dans  des  boîtes  ,  dans  de  grandes  caisses.  Ainsi 
préparée,  la  pelure  change  de  nom  et  devient  zeste. 
Cette  matière  est  pesée,  empaquetée,  expédiée 
dans  tout  Paris ,  dans  toute  la  France,  et  même 
jusqu'à  l'étranger,  où  elle  se  transforme  encore, 
change  de  nom  et  devient  curaçao  de  Hollande, 
sirop  de  limon  ,  orangeade ,  citronnade,  limonade, 
essence  de  citron ,  etc.  Telle  est  l'industrie  qui  a 
fait  la  fortune  d'une  femme  charmante,  aimant  les 
arts  et  la  littérature,  ayant  mait  tenant  sa  loge  aux 
Français,  aux  Italiens  et  à  l'Opéra,  une  fois  par 
semaine. 

Voie?  \uxe  A'itre  veuve ,  momsjpune,  moins  jo- 


—  io9  — 

lie,  moins  élégante,  moins  intelligente  aussi, 
qui  a  trouvé  moyen  de  faire  une  belle  fortune  là 
où  personne  n'avait  vu  que  de  grossières  vétilles. 
Madame  veuve  Thibaudeau  s'est  établie  fermière 
de  balayage.  Vous  tous,  excellents  citadins,  vous 
payez  pour  faire  balayer  vos  escaliers  ;  Madame 
Thibaudeau  paie  au  contraire  pour  balayer  ceux 
des  autres. 

Certes,  Madame  Thibaudeau  n'est  pas  née  avec 
un  goût  tout  particulier  pour  le  balayage,  comme 
on  dit  que  les  poètes  naissent  avec  la  passion  des 
vers,  et  les  rôtisseurs  avec  celle  de  la  broche. 
Non,  c'est  par  raison  qu'elle  s'y  est  adonnée. 

Madame  Thibaudeau  exerçait  la  modeste  pro- 
fession de  concierge.  Elle  tirait  le  cordon  d'une 
maison  sise  à  Paris,  rue  du  Temple.  Cette  maison 
était  occupée  tout  entière  par  deux  fabricants,  tous 
deux  bijoutiers.  Or,  par  un  hiver  très  rude  ,  elle 
eut  ridée  économique  de  brûler,  dans  un  vieux 
chaudron  qui  lui  servait  d'àtre,  tous  les  détritus 
que  lui  fournirait  son  balai.  L'idée  était  double- 
ment bonne.  Elle  s'aperçut  que  ce  qu'elle  avait 
regardé  jusque  là  comme  une  vile  poussière  deve- 
nait ,  mêlé  avec  des  mottes  et  du  charbon  de  terre, 
un  excellent  combustible.  P  \s ,  les  beaux  jours 
étant  venus.  Madame  Thibaudeau  voulut  faire  la 


—    IfiO  — 

toilette  d'été  à  son  ménage.  Elle  prit  son  vieux 
chaudron  et  le  débarrassa  de  ses  cendres.  Mais  ju- 
f^ez  de  sa  surprise,  lorsqu'au  lieu  d'une  cendre 
ordinaire ,  s'envolant  au  vent ,  eHe  trouva  quelque 
chose  de  résistant  qui  semblait  soudé  au  fond  de 
Tustensile ,  et  qui ,  de  temps  en  temps  ,  jetait  des 
reflets  jaunes.  Elle  fil  examiner  ce  résidu  :  c'étaii 
de  Tor.  Madame  Thibaudeau  avait  découvert  la 
pierre  philosophale  ;  elle  avait  retrouvé  la  sci&nce 
des  Nicolas  Flamel,  des  Paracelse  et  des  Balsamo. 
Elle  prit  dès  lors  à  ferme  le  balayage  des  esca- 
liers dans  les  maisons  habitées  par  des  bijoutiers 
en  or,  tant  et  si  bien  qu'avec  les  bénéfices  qu'elle 
en  retira,  elle  put  entreprendre  concurremment 
une  autre  industrie  non  moins  îucfatite  :  elle 
achète  d'immenses  terrains  aux  environs  de  Paris  et 
y  fait  construire  des  villages  suisses.  Elle  en 
revend  ensuite  les  chalets  à  des  marchands  de  la 
rue  Saint-Denis  qui  peuvent  y  chanter  tous  les  di- 
manches :  Arrélons-nous  icî^  l'aspect  de  ces 
montagnes j  etc. 

Noxtsr  avons  si^Âalé  dans  un  de  nos  précédents 
articles  l'industrie  singulièrement  champêtre  de  M. 
Simon ,  qui  mène  paître  ses  troupeaux  à  Pafris  , 
dans  les  vertes  prairies  au'il  possède  au  cinquième 


—   101   — 

étage  d'une  maison  du  faubourg Saint-Hilaire.  M. 
Simon  a  réclamé  contre  la  qualification  de  berger 
en  chambre  que  nous  lui  avons  donnée  :  c'est 
nourrisseur  qu'il  eût  fallu  dire.  Soit  !  Nous  profi- 
terons de  cette  rectification  pour  ajouter  quelques 
détails  à  ceux  que  nous  vous  avons  donnés. 

M.  Simon  s'habille  en  paysan;  il  porte  des  sa- 
bots et  une  blouse  grise  ;  il  ressemble  donc  à  Jean 
Guettré  de  Pierre  Dupont  plus  qu'à  un  Colin  d'o- 
péra-comique. Nous  n'avons  pas  remarqué  la 
moindre  houlette  dans  sa  bergerie^  ou  plutôt  dans 
sa  nourrisserie .  Mais,  en  revanche,  sa  conversa- 
tion est  fleurie  comme  un  couplet  de  Dupaty  ;  il 
parle  rose  et  aurore  ;  ses  comparaisons  sont  flo- 
rianesque  et  parfumées.  Il  a  pris  Némorin  et  Cé- 
ladon au  sérieux. 

Lorsque  nous  entrâmes  dans  son  étable,  après 
avoir  monté  quatre-vingt-dix  marches,  nous  nous 
arrêtâmes  étonné  :  il  nous  semblait  être  dans  une 
de  ces  belles  fermes  des  montagnes  d'Ecosse  ,  où 
tout  est  si  bien  rangé  qu'on  se  croirait  plutôt  dans 
une  bibliothèque  d'amateur  que  dans  une  écurie. 

L'étable  de  M.  Simon  est  composéo  de  deux 
longues  salles,  partagées  en  boxes^  comme  disent 
les  gentlemen.  Dans  chacune  de  ces  cages  il  se 
trouve  une  chèvre.  Il  y  en  a  cinquante-deux.  Au- 

11 


—  162  — 

dessus  de  la  mangeoire,  à  Tendroit  où  sont  ordi- 
nairement les  râteliers  à  foin  dans  les  écuries  de 
chevaux,  est  placée  une  façon  d'armoire  en  bois 
blanc,  ciré,  verni;  c'est-là  que  M.  Simon  enferme 
la  nourriture  de  son  élève.  On  lit  en  grosses  lettres 
des  inscriptions  du  genre  de  celles-ci  : 

ilélie  Morvan^uilotte.  —  Nourrie  à  la  carotte 
pour  M'"* ,  attaquée  d'une  maladie  de  foie. 

Marie  Noël  ^  née  à  Tétable  (1851),  de  Jean- 
nette et  deMarius.  —  Nourrie  de  foin  ioduré  pour 
le  fils  de  M ,  sang  pauvre. 

Puis  viennent  les  observations.  Nous  ne  vous  ci- 
terons pas  les  noms  des  maladies  que  M.  Simon 
traite  par  le  lait  de  chèvre,  ni  les  termes  scienti- 
fiques qu'il  emploie  pour  déguiser  les  médicaments 
qu'il  fait  avaler  à  ces  pauvres  bêtes  pour  les  faire 
servir  de  pharmacie  vivante  à  ses  clients.  Nous  ne 
sommes  ni  médecin  ni  chimiste,  nous  ne  pouvons 
donc  rien  dire  de  celte  pratique;  mais  ce  que  nous 
pouvons  affirmer,  c'est  que ,  si  le  sort,  au  lieu  de 
jeter  à  Paris  un  berger  en  cHambre  au  cinquième 
étage ,  eût  placé  M,  Simon  dans  une  bonne  ferme 
du  pays  de  Caux,  il  eût  certainement  disputé  à 
M.  Cornet  l'honneur  de  fournir  à  Paris  ses  bœufs 
gras,  et  a  M.  Eslanceiin  celui  d'envoyer  au  cou' 
cours  des  porcs  de  la  grosseur  des  veaux. 


—   163  — 

La  température  rigoureuse  de  cet  hiver  a  fait 
naîire  deux  petites  industries  nouvelles.  Tous  les 
soirs,  pendant  la  gelée  ,  des  ouvriers  maréchaux 
se  tenaient  avec  une  lanterne  et  leurs  outils  sur 
les  quais,  aux  abords  des  ponts,  sur  les  boule- 
vards, et  ferraient  à  glace  pour  un  prix  minime, 
tous  les  chevaux  des  cochers  qui  ramenaient  du 
monde  des  théâtres  ou  de  soirées. 

De  leur  côté  ,  les  charreiiers  de  louage  se  por- 
taient aux  endroits  difticiles  de  la  ville  ,  et  quand 
arrivait  une  voiture  pesamment  chargée,  ils  pro- 
posaient un  cheval  en  aide  pour  quelques  sous. 

iMais  voici  venir  M.  Oscar  xMithat  ,  avec  sa 
grande  entreprise  de  fourniture  d'os  de  jambon- 
neaux. Celui-ci  entre  dans  la  carrière ,  mais  il  y 
entre  à  la  façon  des  maîtres,  en  accaparant  un 
genre  de  commerce. 

Nous  pourrions  faire  ici  un  savant  travail  de 
statistique  ,  et  prouver  que  le  nombre  des  jam- 
bonneaux mangés  à  Paris  dépasse  des  deux  tiers 
au  moins  le  nombre  de  porcs  qui  s'y  consommen^ 
Aussi,  avant  Tavénement  de  M.  Oscar  Mitbat, 
lorsqu'on  mangeait  un  jambonneau  dans  un  atelier, 
on  en  laissait  l'os  au  gamin  qui  allait  faire  l'acqui- 
sition ;  il  le  rapportait  au  charcutier,  qui  lui  remet- 
tait deux  sous  en  échange.   Donc  le  jambonneau 


—  164  — 

se  fabrique  ;  donc  cette  épaule  est  un  prodige 
d'anatomie  ,  un  chef-d' œui^re  que  tout  bon  char- 
cutier doit  exécuter  pour  être  reçu  compagnon 
dans  son  art.  Il  y  a  à  Paris  des  os  qui  servent  de- 
puis dix ,  vingt  ans ,  qui  chaque  matin  sortent 
garnis  de  la  boutique ,  et  y  rentrent  le  soir  abso- 
lument dénudés. 

Eh  bien  !  ces  beaux  jours  sont  passés  pour  le 
gamin  et  Tapprenti.  M.  Oscar  Milhat  se  charge 
de  fournir  à  dix  sous  la  douzaine  tous  les  os  de 
jambonneaux  dont  on  peut  avoir  besoin  dans  la 
consommation  parisienne. 

Le  père  Cotin ,  lui ,  vend  de  la  fumée ,  autre- 
ment dit  de  la  suie  tamisée.  L'an  dernier ,  il  a  fait 
pour  cent  mille  francs  d'affaires  avec  l'Amérique  ; 
seulement,  et  d'après  ses  livres,  il  a  donné  plus  de 
vingt  mille  francs  d'argent  à  ses  tamiseuses  et 
trente  mille  aux  Savoyards  qui  lui  vendent  sa  ma 
îière  première. 

Près  des  magasins  de  M.  Cotin,  que  les  pro- 
priétaires ont  relégué  hors  Paris ,  sous  prétexte 
qu'il  noircissait  tout  dans  leurs  maisons,  nous 
avons  vu  une  enseigne  que  nous  livrons  à  la  saga- 
cité de  nos  lecteurs.  La  voici  : 

Berouley  aine,  fabricant  d'allumettes  chimi- 
ques DE  DËUXIÈ&IE  QUALITÉ.  Gros  et  détail. 


—  165  — 

Pourquoi  de  deuxième  qualité  ?  La  réponse 
nous  manque.  M.  Berouley  serait- il  par  hasard 
Tmventeur  des  fameuses  allumettes  dont  parle  Ar- 
nal  dans  les  Cabinets  particuliers 'î  Toujours  est- 
il  que  son  enseigne  nous  a  plongé  dans  un  océan 
de  suppositions. 

Place  maintenant  au  célèbre  Edouard,  le  canar- 
dier  par  excellence,  le  roi  des  crieurs  publics. 

Tout  le  monde  connaît  M.  Edouard  ;  tout  Paris 
a  admiré  aux  abords  des  théâtres  un  homme  à 
l'allure  athlétique,  à  la  voix  de  stentor,  à  Toeil  fin, 
au  sourire  gracieux,  qui  hurle  pendant  six  heures 
consécutives  :  «  Voilà  ce  qui  vient  de  paraître  !  »  , 
et  qui  vous  vend  une  petite  brochure  imprimée  de- 
puis plus  d'un  an.  Mais  n'est  pas  canardier  qui 
veut.  Il  faut  savoir  allécher  son  public.  M.  Edouard 
n'a  pas  de  rival.  Ilvend  les  petits  livres  de  M.  Emile 
Jaeglé ,  le  Duranton  du  canard.  Jusqu'à  présent , 
les  libraires  du  quartier  Latin ,  malgré  toute  leur 
imagination,  n'avaient  pu  trouver  que  trente-six 
codes,  M.  Jaeglé  en  a  trouvé  un  trente-septième  : 
c'est  le  Code  des  portiers. 

Voici  comment  iM.  Edouard  le  vend  au  peuple 
de  Paris. 

«  Le  Code  des  portiers  ,  ou  la  tranquillité  des 
))  localaircs.  11  faut  voir  çà,  messieurs,  connaître 


—  166  — 

»  ses  droits.  Si  vous  avez  un  mauvais  portier,  en- 
»  voyez-le  moi  :  je  suis  le  grand  redresseur  de  torts, 
»  le  Cabrion  des  Pipelets ,  la  terreur  de  la  loge  ; 
»  tous  les  cordons  m'ont  été  envoyés  par  ces  sui- 
»  tans  de  la  porte-cochère  pour  me  pendre.  Je  les 
))  ai  dédaignés ,  parceque  je  veux  rendre  service 
»  à  mes  concitoyens.  Voyez  cela ,  lisez  ;  il  y  a  là 
»  de  quoi  vous  faire  frémir.  Prenez  le  code  des 
»  portiers ,  et,  rien  qu'en  sachant  que  vous  l'avez 
»  dans  votre  poche,  le  vôtre  vous  ouvrira  au  pre- 
)>  mier  coup  de  marteau,  même  après  minuit,  etc., 
»  etc. 

Outre  le  Code  des  portiers  ^  M.  Jaeglé  a  publié 
toute  une  série  de  petits  guides  à  un  sou.  Il  y  a 
le  Code  des  gens  mariés ,  le  Code  de  l'ouvrier  , 
le  Code  du  domestique ,  le  Code  de  la  prévoyance , 
môme  le  Code  des  morts.  Sous  une  forme  légère, 
il  a  eu  l'idée  ,  ingénieuse  du  reste  ,  de  réjiandre 
dans  le  peuple  la  connaissance  des  lois  que  chacun 
est  censé  connaître  et  que  personne  ne  connaît. 

Nous  laisserons  dormir  en  paix  les  morts ,  dont 
le  code  ne  nous  a  pas  paru  d'une  utilité  bien  réelle, 
et  celui  des  portiers ,  qui  nous  fait  peur  ;  mais 
nous  dirons  que  celui  de  l'ouvrier  est  une  œuvre 
sérieuse.  Dans  un  petit  traité  clair  et  succinct,  M. 
C.  Jaegléas'i  rappelerau  travailleur  tous  ses  droits 


—  167  — 

et  tous  Ses  devoirs.  Il  lui  enseigne  à  aimer  la  pa- 
irie ,  a  respecter  la  loi ,  à  protéger  ses  droits.  Si 
l'on  vendait  à  bon  marcliè ,  dans  les  villes  et  les 
villages ,  de  petits  livres  bien  rédigés  sur  des  su' 
jets  de  morale,  d'histoire,  do  science  pratique., 
contenant  en  ouLre  quelques  notions  usuelles  de 
législation,  d'agriculture,  de  jardinage,  etc.,  ces 
livres  exerceraient  une  favorable  influence. 

Si  nous  avons  rencontré  çà  et  là  des  industries 
qui  nous  ont  étonné,  celle  de  M.  Mathieu  Leblanc 
nous  a  véritablement  stupéfié. 

M-  Mathieu  Leblanc  est  poète  lyrique ,  et  il  vit 
de  son  état  ! 

M.  Mathieuestunpetithonime  maigre,  nerveux, 
chétif,  toujours  strictement  vêtu  de  noir,  il  mar- 
che courbé  ,  fait  des  grimaces  en  parlant,  et  se  re- 
garde dans  les  glaces  lorsqu'il  lit  ses  vers,  qu'il  ne 
comprend  pas  toujours  lui-même.  Il  est  né  à  Alby. 
Il  a  dans  ses  cartons  deux  ou  trois  tragédies  et 
vingt  ou  trente  comédies.  Il  s'est  fait  le  chantre  de 
toutes  les  gloires ,  de  tous  les  événements,  de  tous 
les  avènements.  Dés  qu'un  air  réussit  au  théâtre, 
il  en  fait  une  chanson  populaire.  C'est  le  Jovial  de 
notre  époque.  Il  chante  pour  dîner,  pour  souper, 
pour  boire  et  pour  dormir.  Il  chante  les  mariages 
et  les  baptêmes ,  les  établissements  en  vogue  et 
ûs  catastrophes. 


—  168   — 

Voici  un  échantillon  de  son  savoir-faire  en  poé- 
sie. M^®  Déjazet  a  eu  un  grand  succès  en  chantant 
le  \in  à  quat'soas  ;  M.  Mathieu  Leblanc  a  fait  sur 
le  même  air  le  Roi  des  Auverpins  : 
Le  roi  des  Auverpins 
A  fini  sa  carrière , 
Et  de  peaux  de  lapins 
On  a  couvert  sa  bière. 
Venez  tous,  marchands  d'coco, 
Vendeurs  d'habits  et  porteurs  d'eau , 
Venez  célébrer  les  destins 
Du  fameux  roi  des  Auverpins. 

C'est  avec  des  vers  de  cette  force  que  M.  Ma- 
thieu Leblanc  a  résolu  cet  insoluble  problème  : 

M.  Mathieu  Leblanc  est  poète  lyrique^  et  il  vil 
de  son  état  !  !  ! 


LA  CHILDEBERT 


LA  CHILDEBERT 


DOCUMENTS   POUR    SERVIR    A      L'hISTOIKE     DES      TBAVERS, 
DES   IDÉES,    DE-^    GLOIRES   Et     t)E3    RIDICULES 
DU   K\X.'   SIÈCLE. 


Lemarteau  municipal  ou  privé  abat  chaque  jour 
quelque  fragment  de  la  vieille  cité  parisienne.  Il 
faut  se  hâter  d'en  esquisser  la  biographie ,  si  l'on 
veut  que  ces  ruines  d'un  autre  âge  ne  disparaissent 
pas  complètement  de  la  mémoire  des  hommes , 
comme  de  la  surface  du  sol.  Au  premier  rang  des 
vieux  édifices  de  ce  genre  nous  n'hésitons  pas  à 
placer  une  immense  masure  que  vient  de  faire  dis- 
paraître le  prolongement  de  la  rue  du  Pot-de-Fer- 
Saint-Sulpice  jusqu'à  la  place  Saint-Germain-des- 
Prés ,  à  travers  l'îlot  de  la  rue  Sainte-Marguerite, 
et  qui,  exclusivement  habitée  par  des  poètes,  des 
prosateurs,  des  dramiUiirges,  des  peintres,  des 
.sculpteurs,  des  architectes  et  des  rapins,  exerçait, 
depuis  cinquante  ans  et  plus ,  sur  les  arts  ,  les  let- 
tres ,  les  théâtres,  les  idées ,  les  mœurs ,  le  langage 


—    172   — 

et  les  modes ,  une  influence   prépondérante  dont 
peu  de  critiques  se  sont  doutés,  et  qu'il  n'est  pas 
sans  intérêt  de  constater  au  moment  même  où  elle 
I  cesse. 

!  La  grande  et  puissante  bicoque  dont  nous  par- 
lons avait  été  bâtie  sur  une  partie  des  jardins  de 
l'abbaye  Saint-Germain ,  qui  furentvendus  comme 
propriété  nationale  en  1793.  C'était  un  vaste  ca- 
pharnaum  composé  de  chambres  de  garçon  depuis 
le  premier  jusqu'aux  combles.  La  plupart  de  ces 
pièces  avaient  été  converties  en  ateliers  par  de 
jeunes  artistes.  On  ne  peut  se  figurer  le  nombre 
de  gens  devenus  célèbres  qui  les  ont  habitées 
successivement. 

Cette  maison  était  située  place  Saint-Germain- 
des-Prés,  rue  Childebert,  n.  9,  d'où  lui  était  venu 
le  nom  dédaigneux  de  la  Childebert. 

Grâce  à  sa  proximité  de  l'Institut ,  de  l'école  des 
beaux-arts,  du  musée  du  Louvre  et  de  celui  du 
Luxembourg  ,  grâce  surtout  à  la  modicité  du  prix 
de  ses  loyers ,  dès  le  temps  de  David  ,  alors  que 
l'illustre  conventionnel  régnait  en  despote  sur  les 
arts,  la  Childebert  était  devenue  le  quartier  géné- 
ral des  novateurs.  Les  élèves  de  Lelhière  notam- 
ment s'y  étaient  réfugiés  et  y  formaient  déjà  une 
colonie  révolutionnaire.  EtTart  d'alors  était  divise 


—   173  — 

en  deux  camps  :  Técole  de  David  et  celle  de  Le- 
thière. 

Lethière  était  mulâtre  de  la  Guadeloupe  ;  il 
était  fort  mauvaise  tête,  très  brave  ,  très  peu  en- 
durant. Après  une  querelle  qu'il  eut  au  Café  Mi- 
litaire de  la  rue  Saint-Honoré  ,  et  dans  laquelle  il 
eut  le  malheur  de  tuer  et  de  blesser  très  griève- 
ment plusieurs  officiers ,  il  dut  quitter  Paris  ,  et , 
grâce  à  la  protection  du  prince  Lucien  Bonaparte, 
il  fut  nommé  directeur  de  Técole  de  peinture  à 
Rome  ;  son  atelier,  où  il  se  faisait  autant  d'assauts 
d'armes  que  de  pemture  ,  fut  fermé,  et  ses  élèves 
furent  envoyés ,  par  ordre ,  dans  tous  les  autres 
ateliers. 

En  perdant  Tatelier  de  Lethière ,  les  habitants 
de  la  Childebert  perdirent  les  plus  spirituels  elles 
plus  turbulents  de  leurs  allies.  Mais  ils  se  recru- 
tèrent bientôt  de  troupes  fraîches  :  nous  voulons 
parlerdes  paysagistes  qui  osaient  renoncer  au  pay- 
sage historique  ,  copier  tout  bonnement  la  na- 
ture ,  abandonner,  par  exemple ,  la  fabrique  ro- 
maine au  fond  à  gauche  ,  l'olivier  sacramentel  et 
le  ciel  d'Italie  beurre  frais ,  pourles  remplacer  par 
les  arbres  du  bois  d'Aulnay  et  le  ciel  brumeux  des 
environs  de  Paris.  Leurs  tentatives  soulevèrent  na- 
lUTûUement  un  haro  universel.  Voici  comment  les 


—  174  - 

traitait  la  critique  du  temps  :  «  Ces  jeunes  gens 
»  ont  entrepris  une  croisade  contre  le  beau ,  ils 
»  foulent  aux  pieds  tout  ce  que  nou.i  autres 
»  "vieillards^  qui  n'avons  pas  de  goût  (douce  iro- 
»  nie),  nous  avons  respeclé.  Ils  se  mettent  sur 
»  le  bord  d'une  mare ,  avec  un  moulin  en  per- 
»  spective  et  Charenton  dans  le  fond  ,  et  ils  élu- 
dient!...  »  Mais  qu'attendre  de  gens  qui  peignent 
»  la  pipe  et  le  cigare  à  la  boucho  ,  et  qui  ne 
))  vous  abordent  sur  leur  place  dos  Petils-Au- 
»  gustins  que  puant  le  tabac,  empestant  l'eau-dc- 
»  vie  ainsi  que  les  pandours  ivres  ?  0  Poussin  !  0 
»  Claude  Lorrain  !  que  diraient  vos  grandes  om- 
»  bres?  etc. ,  etc.  »  Cet  anathème  était  signé  de 
M.  de  Jouy,  l'autour  des  H  ermites ,  membre  de 
l'Académie  française  et  défenseur  des  saines 
doctrines. 

LaChildebertétaitalorsoocupéeparBoilly,  qui 
a  laissé  tant  de  charmantes  compositions  ;  Mon- 
jaud  ,  auteur  de  VAvare  puni  ;  Pierre  Audoin  , 
graveur;  Gassiès ,  élève  de  David,  qui  avait aban^ 
donné  l'histoire  pour  peindre  des  intérieurs  :  le 
musée  du  Louvre  possède  l'intérieur  de  l'église  do 
Saint-Prix  peint  par  lui;  Pagnost,  auteur  du  por* 
trait  de  M.  Nanleuil  qu'on  admire  au  musée  fran- 
çais; Claudion  (le  jeune),  le  sculpteur  erotique, 


-   175  — 

qui  aujourdilui  est  regardé  comme  un  des  plus 
agréables  talents  de  Fécole  moderne  ;  les  amateurs 
le  mettent  tout  à  côté  de  Prud'hon  ;  Cochereau, 
autre  peintre  d'intérieur,  autre  renégat  de  Técole 
de  David ,  et  enfin  Debucourt,  qui  a  lai-ssè  de  char- 
mantes caricatures  dans  le  genre  de  Carie  Vernet , 
et  qui  a  perfeclionné  la  gravure  en  faisant  imprimer 
des  planches  à  deux  ou  trois  tons,  imitant  Taqua- 
relie ,  et  qu'on  touchait  après.  Le  vulgaire  lui  a  at- 
tribué Tinvention  delà  gravure  à  1  aqua-tinta.  Cette 
gravure,  au  secret  de  laquelle  on  semblait,  en 
1815, s'initierpourla première  foisàParis,  y  avait 
été  découverte  en  1760  parLeprince.  Il  en  est  de 
même  de  la  gravure  en  couleurs,  que  Debucourt 
remit  en  vogue,  el  qui  avaitprisnaissance  à  Franc- 
fort dans  Tatelier  de  Christophe  Leblond,  qui  se 
rendit  à  Londres  en  1730  et  y  fit  paraître  un 
petit  traité.  Cette  découverte  importante  comme 
art  et  comme  industrie  à  enrichi  bien  des  éditeurs 
et  bien  des  fabricants  ,  et  Christophe  Leblond  est 
mort  à  Thôpital  en  1741.  C'est  toujours  la  même 
histoire.  On  a  fait  honneur  aux  Anglais  de  toutes 
ces  inventions  qui  appartiennent  à  des  Français; 
seulement  nos  voisins  s'en  sont  emparés  et  les 
ont  perfectionnées. 

Cependant  l'empire  avait  fait  place  à  la  restau- 


—  176  — 

ration ,  et  toutes  les  imai^iiialions  dcmanHaienl  aux 
lettres,  à  la  philosophie  et  aux  arts  raliment  que 
la  guerre  ne  leur  offrait  plus.  Les  coloristes  et  les 
fantaisistes  s'étaient  organisés  dans  le  tohu-bohu 
les  innovations  qu'on  tentait  dans  tous  les  genres. 
(Is  avaient  inventé  une  sorte  de  moyen-âge  abricot, 
avec  des  crevés  et  des  manches  à  gigots ,  inspiré 
par  la  Gaule  poétique  àe  M.  de  Marchangy,  les  ro- 
mans de  M.  d'Arlincourt  et  toute  la  littérature  bour- 
soufflée  et  royaliste  du  temps  :  car,  par  haine  des 
Grecs  et  des  Romains  de  l'empire,  ceux-là  s'étaient 
faits  royalistes.  Leur  invention  n'était  qu'une  ré- 
miniscence ;  elle  avait  déjà  vu  le  jour  lorsque , 
partant  pour  la  Syrie,  le  jeune  et  beau  Dunois  à 
la  vierge  Marie  consacrait  tant  d'exploits.  M.  Re- 
voil ,  peintre  de  l'école  de  Lyon  ,  avait  exécuté  les 
plus  beaux  modèles  du  genre.  Le  musée  du  Lu- 
xembourg possédait  encore ,  il  y  a  tout  au  plus  un 
an,  deux  très  remarquables  échantillons  de  ce  fai- 
re :  c'étaient  la  Com^alescence  de  Bayard  et  un 
autre  trait  de  la  vie  du  chevalier  sans  peur  et  sans 
reproche.  Nous  ne  savons  ce  qu'ils  sont  devenus, 
mais  nous  les  regretterions  beaucoup  si  on  les  avait 
relégués  dans  quelque  grenier,  car  ils  représentent 
parfaitement  le  temps  où  les  preux,  les  destriers, 
les /roa^af/oMr*,étaient  devenus  à  la  mode;  le  temps 


—  177  — 

des  épées  courtes  avec  un  trèfle  à  la  pointe  ét^tie 
petite  croix  en  cuivre  à  la  poignée;  le  temps  des 
justaucorps  de  satin ,  desécharpesà  la  couleur  des 
dames  et  des  lyres  en  bandoulière  ;  le  temps  où 
Ton  mourait  si  galamment  pour  sa  dame,  son  roi 
et  son  Dieu ,  le  tout  sur  un  air  de  Blangini  ou  do 
Romagnesi. 

Heureusement  Géricault,  qui,  dans  sa  jeunes- 
se, avait  beaucoup  fréquenté  la  Childebert,  vint 
faire  diversion  à  toute  cette  mascarade  en  rame- 
nant l'art  à  des  données  possibles.  Ses  trois  ta- 
bleaux ,  le  Chasseur,  le  Cuirassier,  le  Naufrage 
delà  Méduse^  furent  une  véritable  révolution. 
Bientôt  après  parut  M.  Eugène  Delacroix,  et  la 
peinture  fut  sauvée. 

M.  Paul  Delarocheel  tous  ceux  qui  firent  la  pre- 
mière campagne  du  romrt^^i'.çme  habitaient  la  Chil- 
debert. Ils  riaient  des  partisans  du  genre  cheva- 
lier-troubadour-abricot,  comme  ceux-ci  avaient  n 
des  Grecs  et  des  Romains.  Toutes  leurs  charges 
étaient  faites  contre  les  Almanzors  et  les  amants 
d'Elodie.  Pour  eux,  les  plus  farouches  novateurs 
du  règne  impérial  étaient  devenus  àes perruques, 
des  rococos,  des  céladons.  Ainsi  vont  les  écoles, 
et  ils  devaient  bientôt  se  voir  surpasser  eux-mêmes 
dans  leurs  hardiesses  les  plus  téméraires. 

12 


^   178  — 

C'était  le  temps  des  Hellènes;  on  ne  parlait 
plus  que  de  Grecs,  on  ne  peignait  plus  que  des 
Grecs  ;  les  expositions  n'étaient  pleines  que  de 
massacres  de  Grecs  et  de  tueries  de  Turcs.  Tous 
les  poètes  avaient  fait  rimer  Hellènes  avec  Athè- 
nes au  pluriel  ;  tout  le  monde  voulait ,  à  l'exemple 
de  Byron,  aller  mourir  dans  quelque  Missolonghi  ; 
mais  on  n'avait  garde  de  partir.  On  commençait  à 
traduire  les  œuvres  de  lord  Byron  ;  M.  de  Lamar- 
tine avait  fait  paraître  ses  Méditations^  et  M.  Vic- 
tor Hugo  préparait  ses  Orientales.  Talma  était 
mort.  On  bâillait  à  se  décrocher  la  mâchoire  aux 
tragédies  ;  on  riait  aux  mélodrames  de  Pixeré- 
court  et  de  Victor  Ducange.  C'était  partout  une 
inquiétude  extrême  ;  chacun  voulait  faire  du  neuf 
à  tout  prix.  Les  écoles  étaient  abandonnées ,  les 
traditions  perdues.  Bref,  tout  faisait  présager  une 
grande  révolution  darife  les  arts.  Enfin  M.  Defau- 
conpretdonna  les  premières  traductions  de  Walter 
Scott.  Que  de  folies  n'a-t-il  pas  engendrées  à  son 
tour  !  Mais  du  moins  il  nous  délivra  des  Hellènes. 

La  seconde  campagne  du  romantisme  commen- 
ça :  ce  fut  celle  des  pourpoints,  des  justaucorps, 
des  hauls-de-chausse  mi-partis ,  ce  que  dans  le 
langage  de  l'époque  on  nomma  la  couleur  locale. 
MM.  Schœffer,  Saint-Evre,  Durupt,  Auvray,  fu- 


—  179    — 

rent  les  porte-arapeaux  de  la  nouvelle  croisade , 
et  les  frères  Johannot,  Tony  et  Alfred,  et  les  deux 
Dévéria,  Alfred  et  Euiî^ène,  en  furent  les  trom- 
pettes. On  jura  haine  à  tous  les  devanciers. 

La  Childebert  devint  naturellement  le  quartier 
général  des  agresseurs.  Les  exaltés  s'y  réunis- 
saient une  ou  deux  fois  par  semaine;  on  s'y  don- 
nait le  mot  d'ordre ,  on  y  prenait  solennellement 
l'engagement  d'échiner  tel  ou  tel  individu ,  on  y 
dressait  les  listes  de  proscription. 

On  dédaigna  tout  ce  qui  s'était  passé  depuis  le 
règne  de  Louis  XIll.  Il  n'y  avait  de  bonne  litté- 
rature que  celle  qui  n'avait  pas  été  souillée  par  les 
règles  d'Aristote  et  de  Boileau.  A  la  très  grande 
rigueur,  on  admettait  encore  Théophile  de  Viau  , 
et  peut-être  Molière  et  Corneille  ;  mais  Racine , 
Boileau,  Voltaire  et  tous  les  poètes  du  dix-septième 
et  du  dix-huitième  siècle  étaient  traités  de  rococos 
et  de  perruques.  On  n'y  parlait  plus  le  français 
des  encyclopédistes  et  de  ceux  qui  ont  régularisé 
notre  langue.  On  s'était  fait  une  espèce  de  jargon 
imitant,  autant  que  l'érudition  des  interlocuteurs 
le  permettait,  le  vieil  langaige  de  messires  Rabe- 
lais, Froissard  et  Monstrelet.  On  ne  disait  plus  le 
peuple,  md\%\Q  populaire  ;  beaucoup,  mais  moult; 
monsieur,  mais  messire  ou  monseigneur.  Le  fond 


—  180  — 

de  toute  cette  linguistique  se  trouvait  clans  quel- 
ques jurons  plus  ou  moins  bien  appropriés  aux 
personnalités.  Ainsi  on  entendait  souvent  le  fils 
du  portier ,  qu'une  vocation  plus  ou  moins  réelle 
avait  jeté  dans  un  atelier,  jurer  par  sa  foi  de  gen- 
tilhomme. Un  autre  qui,  de  sa  vie,  n'avait  jamais 
porté  que  des  gilets  de  drap,  et  dont  les  innocen- 
tes mains  n'avaient  jamais  manié  en  fait  d'acier 
que  les  couteaux  de  fer  de  la  gargolte  de  madame 
veuve  Chamfort,  s'écriait  dans  ses  moments  d'en- 
thousiasme :  Par  mon  armure  de  Milan  I  Les  Tête 
et  sang!  les  Malédiction  !  étaient  d'un  usage  quo- 
tidien. Nous  nous  souvenons  d'avoir  entendu  un 
de  nos  parents  les  plus  proches ,  chez  un  restau- 
rateur oîi  le  garçon  ne  le  servait  pas  assez  promp- 
tement ,  s'écrier  :  Par  ma  lance  de  Mathew 
Dunster ,  tai'ernier  du  diable  !  Un  jour,  un  de 
ces  messieurs  étant  tombé  dans  la  rue ,  la  tête 
porta  sur  le  trottoir,  et  il  se  fil  une  horrible  bles- 
sure au  dessus  de  l'œil.  Malgré  la  douleur  et  le 
sang  qui  l'inondait,  il  ne  dit  que  ces  mots  : 
«  Ah  !  messeigneurs,  je  me  suis  crevé  l'œil.  » 

C'est  aujourd'hui  un  homme  grave. 

Voici  comment  se  passaient  les  séances  du  cé- 
nacle. Un  poète  se  levait,  déployait  son  manuscrit 
et  commençait  : 


—  ISl   — 

J'aime  les  nuits  brumeuses, 
Et  le  temps  lourd  des  soirs. 
J'aime 

UNE  YOix.  Dis  donc,  Phœbus,  passe-iaoi  îe 
.a  bac  ! 

AUTRE  VOIX.  Par  les  griffes  de  Salan,  laissez 
lire  le  ménestrel  ! 

PREMIÈRE  VOIX.  Je  me  tais;  mais  est-ce  un 
lai ,  un  virelai ,  ou  quelque  ballade  bien  sombre, 
dont  nous  serons  ragoûlés  ? 

LE  POÈTE,  recommençant.  C'est  une  ballade. 

J'aime  les  nuits  brumeuses 
Et  le  temps  lourd  des  soirs. 

UNE  AUTRE  VOIX.  Ail  !  tête  et  sang  !  il  n'y  a 
plus  d'eau-de-vie  ! 

Le  poète  furieux  repliait  son  manuscrit,  trai- 
tait ses  amis  de  cahots  ,  de  francs-mitoux  ou  de 
truands ,  et  il  remcllait  son  œuvre  en  poche,  en 
disant  que  tous  ces  gens-là  étaient  indignes  «  de 
brouter  les  werselets  purpurins  qu'une  douce  ima 
içinatwe  formait  en  son  cerveau.  »  Puis  on  s( 
cotisait  pour  faire  venir  du  tabac  et  des  petits 
verres. 

C'était  le  bon  temps  de  la  couleur  locale  et  du 
style  chaud  et  coloré.  Il  n'est  peut-être  pas  inutile 


—  182  — 

d'expliquer  ici  ce  qu'on  entendait  par  ces  mots, 
qui  sont  aujourd'hui  presque  oubliés.  La  couleur 
locale  consistait  surtout  à  faire  dire  au  personnage 
le  nom  de  toutes  les  fabriques  d'où  sortaient  les 
objets  dont  il  parlait  et  à  faire  connaître  de  quelle 
matière  étaient  faits  ces  objets.  On  disait  :  ma 
bonne  dague  d'acier^  mon  pourpoint  de  brocart, 
mon  justaucorps  de  Venise;  absolument  comme 
si  aujourd'hui  on  faisait  dire  à  un  acteur  :  «  Don- 
»  nez-moi  mes  bottes  de  cuir,  ma  canne  de  bois, 
))  mon  babil  de  drap ,  ma  redingote  de  Sedan , 
»  mes  gants  de  Paris ,  ma  cravate  de  Lyon  et  ma 
»  chemise  de  Hollande.  »  Quant  au  style  coloré, 
c'était  à  peu  de  chose  près  le  même  procédé. 
Ainsi,  on  disait  sans  rire  :  «  Son  haut-de-chausse, 
»  mi-parti  jaune  et  rouge ,  disparaissait  sous  des 
»  bottes  de  cuir  de  Flandre  de  couleur  grise ,  et, 
^  en  frappant  les  dalles  sonores  de  la  grand'salle 
»  de  vieux  chêne ,  ses  éperons  d'argent  réson- 
»  naient  à  chaque  pas.  » 

Cela  avait  un  succès  immense;  c'était  d'ur 
haut  goût  littéraire. 

Ces  jeunes  gens,  les  membres  du  céttacle  de  la 
Childebert,  poussaient  Tamour  du  moyen  âge  si 
loin,  que  pour  se  donner  un  air  encore  plus  gothi- 
auc   ils  falsifiaient  leurs  extraits  de  baplûme ,  ils 


—  183  — 

torturaient  leurs  noms  de  famille.  Les  Jean  deve- 
naient Jehan  ^  les  Pierre  Peints  j  les  Louis  Loys. 
On  tournait  et  retournait  tellement  son  nom,  qu  on 
parvenait  toujours  à  y  introduire  un  â  ou  un  k  ^ 
car  les  c  n'existaient  plus.  Ceux  que  le  hasard 
avait  traités  par  trop  bourgeoisement  sur  leurs 
actes  de  Fétat  civil  n'hésitaient  pas  à  abandonner 
leur  nom  de  famille  et  en  adoptaient  un  bien  ron- 
flant, datant  au  plus  tard  du  quatorzième  siècle. 
Par  notre  foi  de  gentilhomme  !  ils  riraient  bien  si , 
aujourd'hui  qu'ils  sont  tous  devenus  des  gens  sé- 
rieux, on  leur  présentait  certaines  pages  qu'ils  ont 
écrites  alors  sous  leurs  noms  golhs ,  huns  ou  visi- 
golhs. 

Les  costumes  subirent  cette  même  influence. 
Qui  ne  se  souvient  d'avoir  vu  alors  dans  les  rues 
de  Paris  des  jeunes  gens  vêtus  de  pourpoints  et 
coiffés  de  toquets  de  velours?  Qui  ne  se  souvient 
de  tous  les  vêtements  bizarres  qui  précédèrent  la 
révolution  de  juillet?  Après  le  succès  d'HenrilII, 
d'Alexandre  Dumas,  on  porta  des  barbes  à  la 
Saint-Mégrin  et  des  chapeaux  à  laBussy-Leclerc. 
Chaque  pièce  en  vogue ,  chaque  livre  nouveau , 
amenait  de  la  sorte  une  extravagance  nouvelle. 
Walter  Scott  avait  mis  TÉcosse  à  la  mode  ;  lord 
ByroQ  nous  avait  valu  l'invasion  des  Grecs  ;  Victor 


—  184  — 

Hugo  fit  des  Turcs  en  publiant  les  Orientales.  On 
avait  porté  les  cheveux  longs  d'une  aune,  tombant 
droits  et  raides  jusque  sur  l'épaule,  à  la  roi  Jean , 
à  la  Charles  VI,  à  la  Louis  XII.  Un  beau  matin 
on  vit  apparaître  des  exaltés  avec  la  tête  presque 
rasée,  à  la  façon  des  têtes  rondes.  On  se  donnait 
l'air  pirate,  on  marchait  à  la  forban.  L'Espagne  eut 
son  tour;  on  ne  rêva  que  sehoras,  sérénades,  bal- 
cons et  fenêtres  grillées  ;  on  se  déguisa  en  person- 
nages de  Zurbaran  et  de  Velasquez. 

Or,  pendant  ce  temps,  il  y  avait  à  la  Childe- 
herty  au  milieu  de  toute  cette  cohue ,  un  artiste 
modeste,  homme  d'esprit  et  de  raison,  qui  ne  par- 
tageait nullement  toules  ces  billevesées.  Il  ne  se 
passionnait  pas  chaque  matin  pour  une  nouvelle 
idole,  il  se  contentait  de  travailler  à  sa  guise  et 
d'étudier  consciencieusement  son  art.  De  temps  en 
temps,  il  se  permettait  même  quelques  mots  assez 
piquants  à  l'adresse  des  sires  et  seigneurs.  C'était 
là  un  crime  qu'on  ne  pouvait  lui  pardonner.  Il  fut 
mis  au  ban,  on  le  honnit,  on  lui  fit  toutes  les 
charges  imaginables,  et,  comme  la  nature  Pavait 
doué  d'autant  de  nez  que  d'esprit,  de  talent  et  de 
bon  sens,  M.  Fourreau  s'avisa  un  jour  de  faire  sa 
caricature.  Elle  eut  un  succès  immense.  Dantan 
ieune  la  reproduisit  en  terre  avec  celte  verve  ingé- 


—  185  — 

nieuse  dont  il  a  depuis  donné  tant  de  preuves;  il 
la  spiritualisa  pour  ainsi  dire;  et,  dès  ce  moment, 
M.  Bouginier,  tel  était  le  nom  de  la  victime,  de- 
vint populaire.  La  charge  en  sculpture  ,  qui  avait 
clé  oubliée,  reparaissait  rajeunie,  fraîche,  accorte 
et  pleine  de  grâce.  Elle  devait,  entre  les  mains  de 
son  rénovateur,  prendre  un  essor  qu'elle  n'avait 
jamais  eu. 

En  moins  de  quinze  jours,  tous  les  murs  de 
Paris  eurent  leur  Bouginier  ;  les  romantiques  de 
la  Childebert  commencèrent  celle  scie  par  ven- 
geance,  les  gamins  de  Paris  la  continuèrent  par 
désœuvrement.  Paris  ne  possédait  pas  un  seul  pan 
de  muraille  qui  n'eût  son  Bouginier.  Il  fallait  en 
doter  la  province.  C'était  au  commencement  de 
l'été.  La  plupart  des  artistes  entreprenaient  leurs 
pèlerinages.  On  prometlait  de  se  rejoindre ,  mais 
où?  mais  comment  ? 

«  Ma  foi,  dit  un  des  premiers  parlants  à 
ceux  qui  devaient  partir  plus  lard,  nous  sortirons 
par  la  barrière  d'Italie.  Regardez  les  murailles  le 
long  de  la  route  :  vous. y  trouverez  votre  itiné- 
raire. » 

Ils  partirent  en  effet,  et,  quinze  jours  après, 
une  seconde  caravane  se  mil  en  marche.  Quel 
chemin  prendre  ?  La  première  chose  qu'ils  apef- 


—  186  — 

curent  sur  la  muraille ,  à  côté  de  la  barrière ,  ce 
fut  un  superbe  Bouginier  avec  un  doigt  indiquant 
la  route  de  Fontainebleau.  Ils  suivirent  ces  indi- 
cations, qu'ils  trouvèrent  tout  le  long  de  la  route, 
et  qui  les  conduisirent  à  Lyon,  à  Avignon  et  à 
Marseille.  Arrivés  là,  ils  avaient  la  mer  devant 
eux.  On  avait  sans  doute  tracé  la  charge  indica- 
trice sur  les  eaux  du  port,  mais  le  flot  avait  tout 
effacé.  Comment  faire?  Or,  voici  qu'en  passant 
dans  la  Canebière ,  un  des  voyageurs  retrouve 
tout  à  coup  le  fil  d'Ariane.  M.  Bouginier  était  là, 
frappant  de  ressemblance  et  le  doigt  appuyé  com- 
plaisamment  sur  le  mot  «  Mallhe  » ,  écrit  sur 
l'enseigne  d'un  bureau  de  départ.  Il  n'en  fallait 
pas  davantage.  On  prit  passage  sur  le  premier  na- 
vire en  partance  pour  l'ancien  séjour  des  cheva- 
liers de  Saint-Jean  de  Jérusalem.  On  trouva  là, 
sur  les  murs  de  la  Douane ,  le  même  signe  con- 
ducteur et  le  doigt  indiquant  Alexandrie,  On  le 
retrouva  en  Egypte  sur  les  pyramides.  Enfin  , 
après  trois  mois,  les  deux  bandes  se  réunirent 
dans  les  ruines  de  Thèbes,  au  moment  même  où 
l'avant-garde  était  en  train  d'y  tracer  le  nez  et  la 
main  convenus  et  d'écrire  :  Suez. 

Le  dénoûment  de  cette  charge  se  voit  encore 
à  Paris,  place  du  Caire  ,  où  M.  Berthier,  archi- 


—  187  — 

lecte ,  ayant  été  chargé  de  faire  une  façade  au 
passage,  bâtit  une  maison  égyptienne  de  Tordre 
d'architecture  de  Karnac ,  et  perpétua  cette  plai- 
santerie en  plaçant  à  la  frise ,  au  milieu  de  divi- 
nités égyptiennes ,  le  plus  beau  et  peut-être  le 
seul  Bouginier  qui  survive  dans  les  rues  de  la  ca- 
pitale. Quant  à  la  petite  charge  en  plâtre  de  M. 
Dantan  ,  elle  se  trouve  dans  toutes  les  collections 
d'amateurs. 

La  révolution  de  juillet  arriva  au  milieu  des 
grandes  disputes  des  classiques  et  des  romanti- 
ques. Elle  vint  faire  diversion  à  cette  nouvelle 
querelle  des  anciens  et  des  modernes.  Les  habi- 
tants de  la  Childebert  se  divisèrent  en  Bousingots 
et  en  Jeune-France. 

Les  premiers  adoptèrent  l'habit  de  convention- 
nel ,  le  gilet  à  la  Marat  et  les  cheveux  à  la  Robes- 
pierre ;  ils  s'armèrent  de  gourdins  énormes ,  se 
coiffèrent  de  chapeaux  de  cuir  bouilli  ou  de  feutres 
rouges,  et  portèrent  l'œillet  rouge  à  la  bouton- 
nière. 

Les  seconds  conservèrent  leurs  pourpoints  , 
leurs  barbes  fourchues,  leurs  cheveux  buisson- 
neux. 

Les  Bousingots  et  les  Jeune-France  n*avaient 
de  commun  que  leur  haine  du  bourgeois,  qu'ils 


—   188  — 

appelèrent  génériquement  épicier.  La  société  ne 
se  divisa  plus  à  leurs  yeux  qu'en  bourgeois  et  en 
artistes  ,  les  épiciers  et  les  hommes.  L'antagonis- 
me était  flagrant,  et  Bousingots  et  Jeune-France 
passèrent  le  jour  à  inventer  des  épithètes  désa- 
gréables à  l'adresse  de  leurs  communs  adversaires, 
et  la  nuit  à  imaginer  des  tours  qui  troublassent 
leur  sommeil. 

Cotte  métamorphose  ne  devait  pas  être  la  der- 
nière, et  Jeune-France  etBousingots  procédèrent 
bientôt  à  leur  vingtième  incarnation. 

Les  uns  ,  les  Jeune-France,  se  transformèrent 
en  blasés,  en  rêveurs  ,  Qn poitrinaires  ;  ils  éprou- 
vèrent tous  du  ifagueà  l'âme,  des  tristesses  som- 
bres; ils  étaient  marqués  du  sceau  de  la  fatalité. 
On  ne  peut  se  figurer  toutes  les  tortures  qu'ils  s'in- 
flis^èrent  pour  se  donner  l'œil  sombre  et  le  teint 
pâle.  Il  y  en  eut  même  qui  ne  reculèrent  pas  de- 
vant le  moyen  ordinaire  des  jeunes  filles  qui  dési- 
rent conserver  l'élégance  de  leur  taille  :  ils  firent 
d'effroyables  consommations  de  vinaigre  et  de 
cornichons.  Enfin  la  plupart  se  convertirent  au 
néo-catholicisme,  avec  Gustave  Drouincau  et  Me 
Uoux-Lavcrgne.  Comme  il  leur  fallait  toujours 
imiter  une  époque  quelconque  de  notre  histoire , 
ils  9C  firent  jansénistes ,  illuminés ,  quiétistes,  ol 


—  iS9  — 

traitèrent  les  pères  de  l'Eglise  comme  ils  avaient 
fait  précédemment  de  Voltaire  et  de  Racine.  Seu- 
lement le  jargon  mystique  avait  remplacé  le  jargon 
du  moyen  âge  ;  ils  étaient  plus  ridicules  ,  et  voilà 
tout  le  progrès. 

Quant  aux  autres  ,  ils  avaient  bien  adopté  aussi 
Tair  intéressant,  le  visage  pâle  et  lesyeux  sombres, 
surtout  après  les  grands  succès  d'Antonrel  d'An- 
gèle  ;  ils  n'avaient  aucune  répugnance  à  porter  un 
poignard  à  tcle  de mortdansleur  poche,  des  habits 
de  couleur  sombre,  une  face  de  déshérité  et  des 
cheveux  de  maudit.  Mais  il  ne  leur  convenait  pas 
de  se  munir  d'un  cilice  et  d'aller  s'agenouiller  des 
heures  entières  sur  la  dalle  froide  des  nefs  gothi- 
ques. Les  Bousingols,  à  peu  près  dégrisés  de  leurs 
théories  littéraires  et  artistiques,  tout  en  conser- 
vant les  cheveux  longs  à  la  Buridan  ou  coupés 
courts  kh  malconfent^  tournèrent  leur  encensoir 
du  côté  de  la  beauté,  de  la  jeunesse,  du  vin  et  de 
la  bière.  Ils  se  firent  viveurs^  matérialistes  ^  et, 
pour  caractériser  cette  vingl-et-unième  incarnation, 
prirent  le  noble  nom  de  Badouillards. 

Avec  chaque  incarnation,  le  style  changeait, 
l'esprit  s'identifiait  avec  la  situation.  Les  badouil- 
lards furent  les  premiers  à  brûler  ce  qu'ils  avaient 
adoré  :  ils  devinrent  les  ennemis  irréconciliables 


—  490  — 

du  movofl  âçfe  et  de  son  jargon.  Ils  trouvèrent  les 
côtés  ridicules  de  la  mode  d'hier.  Tout  devint  de 
Tolède^  môme  le  beefsteack  aux  pommes  de  terre. 
11  n'était  pas  rare  d'entendre  un  jeune  homme  dire 
au  garçon  qui  le  servait  chez  le  restaurateur  :  — 
«  Donnez-moi  du  fromage  de  Brie,  mais  du  Brie 
de  Tolède.  «  Les  mots  bon  ^  excellent,  exquis, 
beaucoup,  etc.,  étaient  remplacées  dans  ce  nou- 
veau lexique  par  ces  deux  seuls  mots  :  de  Tolède. 

Quant  au  reste  de  la  langue ,  on  se  bornait  à 
retrancher  la  dernière  consonnance,  pour  y  sub- 
stituer la  syllabe  mar.  On  disait  épicemar  pour 
épicier,  boulangemar  pour  boulanger,  cafemar 
pour  café.  Ainsi  de  suite.  C'était  de  l'esprit  dans 
ce  temps-là.  Il  est  vrai  que  nos  pères  ont  tous  ri  à 
se  tordre  en  mettant  le  mot  turlurette  à  la  fin  de 
chaque  couplet  de  chanson ,  et  nous-mêmes  nous 
sommes  long-temps  amusés  de  ce  refrain  si  connu 
La  rifla  ,  fia  ,  fia,  etc.  Que  signifiait  MAR?  Que 
voulait  dire  ^Mr/ure//c?  Absolument  la  même  chose 
que  la  rifla ,  fia,  fia.  Personne  n'a  jamais  pu  le 
savoir. 

Quant  aux  mœurs  des  Badouillards,  elles  diffé- 
raient de  celles  des  Jeune-France.  Pour  être  bon 
Badouillard .,  il  fallait  passer  trois  ou  quatre  nuits 
au  bal ,  déjeuner  toute  la  journée  et  courir  ô» 


—  191   — 

tume  de  masque  dans  tous  les  cafés  du  quartier 
latin  jusqu'à  minuit ,  heure  où  s'ouvraient  les  bais 
des  Variétés,  du  Palais-Royal  et  de  Musard.  On 
appelait  cela  du  bonheur  d  grand  orchestre.  Cela 
dura  jusqu'en  1838  ,  époque  où  l'école  fantaisiste 
absorba  Jeune-France  et  Badouillards.  La  haine 
seule  du  bourgeois  survécut  à  cette  dernière  trans- 
formation. La  Childebert  continua  de  faire  une 
rude  guerre  à  Vépicier  dans  tous  les  genres.  MM. 
Drolling,  peintre,  et  Labrousse ,  architecte,  y 
avaient  établi  leurs  ateliers  d'élèves,  c'est-à-dire 
leurs  camps.  Que  de  fois,  par  exemple  ,  les  habi- 
tants du  quartier,  réveillés  au  milieu  de  la  nuit  par 
des  bruits  inconnus  chez  tous  les  peuples  civilisés, 
regardaient  aux  fenêtres  de  l'infernale  maison  et 
se  disaient  avec  une  piteuse  résignation  :  «  Allons, 
nous  ne  dormirons  pas  cette  nuit  :  il  y  a  fête  à  la 
Childebert  !  » 

La  Childebert  était  alors  éclairée  a  giorno.^  de- 
puis le  premier  jusqu'au  belvédère,  et  l'on  voyait 
passer  devant  les  fenêtres  des  fantômes  d'hommes 
et  de  femmes,  dans  des  costumes  étranges,  inde- 
scriptibles, le  tout  criant,  hurlant,  gesticulant  et 
gambadant. 

C'est  pendant  une  de  ces  fêtes  qu'un  paysa- 
giste aujourd'hui  célèbre  ,  avant  frappé  à  la  porte 


—  192  — 

d'un  de  ses  amis  et  ne  recevant  pas  de  réponse, 
n'imagina  rien  de  mieux  ,  pour  vaincre  cet  obsta- 
cle ,  que  d'y  mettre  le  feu  à  Taide  d'un  tas  de  co- 
peaux. Ce  commencement  d'incendie  fut  regardé 
à  la  Childobert  comme  une  des  meilleures  plai- 
santeries dont  elle  eût  été  le  théâtre. 

Les  habitants  du  lieu  ne  se  contentaient  pas  de 
troubler  leurs  voisins  pendant  la  nuit;  ils  inven- 
taient encore  mille  moyens  de  les  effrayer  pendant 
lajournée.  Ainsi ,  un  jour,  les  élèves  de  M.  Drol- 
ling  s'emparèrent  d'un  énorme  dogue  blanc,  la  ter- 
reur du  quartier,  le  peignirent  en  tigre,  lui  atta- 
chèrent une  casserole  à  la  queue  et  le  lâchèrent 
sur  la  place.  L'animal  effrayé. prit  sa  course  à  tra- 
vers les  rues  du  faubourg  Saint-Germain;  les  pas- 
sants se  sauvèrent  en  jetant  des  cris,  les  boutiques 
se  fermèrent,  et  pendant  une  heure  ce  fut  une  pa- 
nique indicible  dans  tout  l'arrondissement. 

Une  autre  fois,  au  moment  de  la  grand'messe, 
les  fidèles  qui  se  rendaient  à  l'église  Saint-Ger- 
main-des  -Prés  trouvèrent  la  place  envahie  par  une 
troupe  de  Bédouins,  fumant  de  longues  pipes 
orientales.  C'étaient  les  hôtes  de  la  Childebert, 
enveloppés  dans  leurs  couvertures ,  qui  venaient 
se  chauffer  au  soleil,  sur  le  trottoir  opposé  à  l'é- 
glise ,  au  grand  ébahissemenl  des  paroissiennes. 


~  193  — 

L'extérieur  de  la  Childebert  ressemblait  à  une 

immense  cage  à  poulets ,  mais  Tintérieur  était  plus 
horrible  encore.  L'escalier  s'effondrait ,  les  car- 
reaux étaient  disloqués ,  les  murailles  crasseuses 
et  humides.  L'été ,  il  fallait  être  à  l'épreuve  de  la 
peste  pour  l'habiter. 

A  chaque  étage  on  rencontrait  des  modèles  des 
deux  sexes  en  costumes  de  Faunes ,  d'Amadrya- 
des ,  d'Adam  et  d'Eve ,  se  rendant  d'un  atelier  à 
l'autre. 

Le  séjour  en  était  impossible  à  tout  ce  qui  n'é- 
tait pas  artiste.  Il  fallait  une  prudence  extrême  aux 
bourgeois  qui  y  venaient  faire  tirer  leurs  portraits 
pour  en  sortir  sans  avoir  subi  quelque  mauvaise 
charge.  Une  des  plus  communes  était  celle-ci,  lors- 
que posait  tranquillement  une  épicière  : 

(c  N'est-ce  pas  ici  qu'on  a  besoin  d'un  saint 
Jérôme?» s'écriait  un  modèle  nu  en  ouvrant  brus- 
quement la  porte. 

De  mémoire  d'hommes,  madame  Legendre ,  la 
propriétaire,  qui  avait  acheté  la  maison  en  1795 
pour  une  liasse  d'assignats  équivalant  à  la  somme 
de  vingt-cinq  francs  de  notre  monnaie  actuelle, 
n'avait  fait  la  moindre  réparation  à  sa  propriété. 
Elle  laissait  tout  aller  de  mal  en  pis  en  disant  : 

-*-«  Après  moi ,  on  fera  ce  qu'on  voudra;  c'est 

13 


/ 


—   101    — 

toujours  assez  bon  pour  des  gens  qu'on  a  tant  de 
difficultés  à  faire  payer.  » 

Aussi  la  maison  faisait-elle  eau  de  toutes  parts, 
et,  si  l'édilité  parisienne  n'en  avait  pas  fait  acquisi- 
;tion,  elle  eût  fini  par  être  dévorée  par  les  punai- 
ses. Une  nuit,  M.Signol  avait  fini  par  abandonner 
ison  lit  à  leur  voracité  ,  se  contentant  d'un  simple 
matelasjeté  au  milieu  de  la  chambre.  Elles  le  sui- 
virent courageusement.  Le  lendemain,  M.  Signol 
acheta  de  la  mélasse  et  en  barbouilla  le  carreau 
tout  autour  de  son  matelas.  Mais  voyez  l'astuce  des 
punaises  !  elles  grimpèrent  au  plafond ,  se  posèrent 
juste  au-dessus  de  leur  victime  et  se  laissèrent  tom- 
ber sur  elle.  M.  Signol  se  déclara  vaincu. 

Malgré  l'horreur  de  Madame  Legendre  pour  les 
réparations,  il  y  eut  cependant  une  homme  qui  sut 
la  forcer  à  faire  remettre  dix  ardoises  sur  le  toit 
de  sa  maison.  Cet  homme  est  Emile  Lapierre,  l'é- 
légant paysagiste.  Mais,  pour  arriver  à  cela,  il  lui 
fallut  faire  des  prodiges  d'imagination  ;  il  lui  fallut 
une  volonté  à  dessécher  le  Zuiderzôe.  Lapierre  était 
un  des  bons  locataires  de  la  Childebert  :  il  payait 
son  terme.  Une  nuit,  toutes  les  cataractes  du  ciel 
s'épanchèrent  sur  les  toits  de  Paris.  Les  jeunes 
toits  résistèrent,  les  vieux  furent  transpercés.  En 
se  réveillant,  Lapierre  futtout  étonné  de  se  trouver 


—  195  — 

couché  au  milieu  d'une  rnaro.  Il  cria.  La  portière 
monta. 

«  Eh  !  que  faites-vous  donc,  Monsieur? 

—  Vous  le  voyez  bien ,  je  me  noie;  allez  me 
chercher  un  bateau.» 

—  Monsieur,  il  n'y  en  a  pas  dans  le  quartier. 

—  Eh  bien,  dites  à  la  propriétaire  de  venir 
voir  le  bassin  qu'elle  me  loue  à  la  place  de  la 
chambre  que  je  lui  paie,  moi. 

—  C'est  vrai ,  Monsieur  :  vous  êtes  peut-être 
notre  seul  locataire  exact  au  terme  ;  mais  vous  sa- 
vez bien  que  ce  n'est  pas  la  peine ,  madame  ne 
se  dérangera  pas. 

—  Ah  !  Madame  ne  se  dérangera  pas  !  Je  sais 
alors  ce  qui  me  reste  à  faire. 

Le  lendemain  Lapierre  avait  descellé  trois  car- 
reaux du  sol  ;  il  avait  pratiqué  un  grand  trou  ;  il 
faisait  monter  chez  lui  tous  les  porteurs  d'eau  de 
la  fontaine  d'Erfurt  et  leur  ordonnait  de  vider 
leurs  seaux  sur  le  parquet.  Les  Auvergnats  n'y 
pouvaient  rien  comprendre  ;  il  ouvraient  de  grands 
yeux  et  essayaient  en  vain  d'emplir  ce  nouveau 
tonneau  des  Danaïdes  ;  mais  comme  on  les  paya 
très  bien  ,  ils  offrirent  de  revenir  à  la  charge.  La- 
pierre refusa.  Mais  le  tour  du  voisin  de  l'étage 
inférieur  était  venu  de  croire  a  un  renouvellemeni 


—  196  — 

du  déluge  universel  ;  il  pleuvait  chez  Aimé  Millet, 
le  sculpteur;  il  poussa  des  cris  d'aigle.  La  por- 
tière remonta. 

—  Madame  ,  jetez-moi  la  perche  ;  appelez  les 
maîtres  nageurs  ! 

— Tiens  !  tiens  !  tiens  !  fit  la  portière,  c'est  en- 
core pire  que  chez  M.  Lapierre. 

—  Ce  que  vous  dites  là  est  peut-être  neuf , 
mais  ce  n'est  pas  consolant.  )) 

Cependant  on  monta  chez  Lapierre  pour  véri- 
fier le  fait  ;  on  y  trouva  les  porteurs  d'eau  exer- 
çant consciencieusement  leurs  fonctions  de  Da- 
iiaïdes. 

«  Que  faites-vous  là  ,  Monsieur  Lapierre  ?  de- 
manda la  portière. 

—  11  fait  chaud  ;  c'est  très  agréable  de  pren- 
dre un  bain  froid  à  domicile  ;  je  n'ai  pas  voulu 
être  le  seul  à  me  procurer  ce  plaisir  dans  la  mai- 
son ;  j'y  fais  participer  les  amis.  » 

Et  voilà  comment  Lapierre  fit  remettre  dix  ar- 
doises au  toit  de  la  Childebert  par  madame  Le- 
gendre,  propriétaire. 

Aujourd'hui,  la  Childebert  a  vécu  :  elle  est  rem- 
placée par  une  rue.  Les  maçons,  en  la  démolis- 
sant, ont  trouvé  dans  les  cheminées  des  choses 
étranges,  qu'ilsn'avaient  jamais  vues  nulle  part.  A- 


—  197  — 

près  un  long  examen,  les  savants  s'aperçurent  que 
ces  choses ,  qui  n'appartenaient  à  aucun  règne 
connu,  étaient  simplement  des  torchis  de  pinceau 
et  des  raclures  de  palettes  amoncelées  ;  ces  détri- 
tus avaient  formé  un  corps  plus  dur  que  le  mar- 
bre. 

Nous  citerons  encore  ,  parmi  les  hôtes  aujour- 
d'hui illustres  de  l'ancienne  Childebert,  les  frères 
Leprince,  peintres  degenre  ;  Louis  Boulanger,  au- 
teur deMazeppa  ;  MM.  Schopin  etSignol,  élèves  de 
Rome;  M.  Garnier,  graveur ,  auteur  du  Moïse  et 
des  Aveugles  de  Géricault;  Dulong,  peintre  d'un 
grand  talent;  Bouchot,  mort  si  jeune,  après  avoir 
laissé  un  chef-d'œuvre ,  les  Funérailles  de  Mar- 
ceau; enfin  Français,  Baron,  Nanteuil  (Céles- 
tin),  Aimé  Millet,  le  charmant  sculpteur,  Marcel 
Verdier  ;  Auvray,  peintre  de  mérite .  mort  à  trente- 
deux  ans;  Gabriel  Montaland,un  des  meilleurs  or- 
nemanistes de  notre  époque;  mais  nous  nous  ar- 
rêtons :  la  nomenclature  serait  trop  longue. 

La  Childebert  devait  occuper  le  monde ,  môme 
après  sa  disparition.  Les  ouvriers,  en  abattant  ses 
murs,  trouvèrent  sous  une  épaisse  couche  de  plâ- 
tre, au  fond  d'une  armoire,  une  médaille  très  effa- 
cée par  la  rouille.  MM.  Adrien  deLongpérier  et  de 
Saulcy  furent  chargés  de  la  déchiffrer.  Ils  éminent 


-  198  — 

chacun  une  opinion.  Deux  numismates  en  opt  tou- 
jours chacun  une.  On  appela  M.  Duchalais  ;  il  se 
trouva  d'une  troisième  opinion.  Enfin  M.  Lan- 
glois,  le  plus  jeune  de  tous  les  collecteurs  devieux 
sous ,  lut  ce  qui  suit  : 

LÉGISLATEURS 

SOUVENEZ-VOUS  QUE  CETE  (sic) 

MÉDAILLE  FUT  FRAPPÉ  (sic)  AVEC  LES 

FERS  DE  LA  BASTILLE 

PAR  LE 

PATRIOTE  PALOY 

VAINQUEUR  DE  LA  BASTILLE 

Cette  quatrième  opinion  paraît  être  la  bonne  jus- 
qu'à présent;  mais  nul  ne  peut  répondre  de  Tave- 
nir:  il  peut  pousser  un  nouveau  numismate.  On 
voit  des  choses  si  extraordinaires,  même  à  Paris. 


LES 


OISEAUX  DE  NUIT 


LES 


OISEAUX  DE  NUIT 


LA  HALLE  DE  PARIS  A  LA  LUMIÈRE  DD  GAZ. 

A  partir  de  minuit,  heure  terrible  ou  charmante, 
ci  Ton  en  croit  les  poètes  d'opéra-comique  ,  heure 
des  amants  ,  des  voleurs ,  des  joueurs  et  des  frui- 
tiers, le  vaste  espace  compris  entre  la  pointe 
Saint-Eustache  et  la  rue  de  la  Fcronnerie ,  la 
halle,  en  un  mot,  s'anime  et  se  remplit  de  mou- 
vement, de  tumulte  et  de  vacarme  :  le  sabbat  de 
notre  civilisation  commence.  C'est  un  contraste 
étrange  ,  plein  de  terreurs  et  d'enseignements. 
Tout  le  Paris  honnête  sommeille.  La  halle  veille 
seule.  Les  fenêtres,  ces  yeux  des  maisons,  se 
sont  éteintes  peu  à  peu  ;  le  silence  s'est  emparé  du 
reste  de  la  ville.  Mais  pénétrez,  si  vous  en  avez 
l'audace ,  dans  ce  qu'on  nomme  le  carreau  des  la- 


—  202  — 

nocents  :  tout  change  ;  c'est  un  pêle-mêle  de  ma- 
raîchers ,  de  porteurs ,  de  paysans,  de  revendeurs 
de  fruits  et  de  légumes,  de  foris  de  la  halle,  d'in- 
specteurs, de  sergents  de  ville ,  de  cuisiniers.  Les 
jurons  s'entrechoquent;  les  cris  se  répondent  d'un 
bout  à  l'autre  du  marché  ;  les  hommes ,  les  che- 
vaux ,  les  charrettes,  se  croisent,  se  heurtent,  s'in- 
jurient. 

Puis  de  tous  les  cabarets  d'alentour  partent  des 
chansons  grossières,  des  cliquetis  de  bouteilles 
brisées,  des  bruits  de  chocs  de  verres ,  des  inter- 
pellations bizarres,  des  propos  nauséabonds.  Tous 
les  timbres  de  la  voix  humaine  ,  depuis  les  plus 
aigus  jusqu'aux  plus  graves,  se  confondent  pour 
former  le  tapage  le  plus  assourdissant  que  jamais 
oreille  humaine  ait  pu  supporter. 

Votre  nerf  olfactif  n'est  pas  affecté  moins  désa- 
gréablement. Il  y  a  là  des  émanations  si  multiples, 
des  mélanges  d'odeurs  si  hétérogènes ,  que  vous 
tombez  bientôt  dans  un  état  très  voisin  de  l'apo- 
plexie. Les  fleurs  aux  suaves  parfums  gisent  à 
côté  de  bottes  d'oignons  ;  les  violettes  se  cachent 
sous  des  tas  de  choux;  la  rose  s'épanouit  parmi 
les  carottes;  les  fruits  enfin  sont  entassés  pêle- 
n\ê\e  avec  les  plantes  médicinales  et  sont  arrosés 
quelquefois  par  la  boue  du  même  ruisseau. 


—  203  — 

Du  reste ,  il  faut  avoir  exploré  les  environs  de 
cet  immense  bazar  végétal  pour  se  faire  une  idée 
de  toutes  les  misères  et  de  tous  les  vices  qui  dé- 
vorent et  dégradent  une  partie  de  la  population. 
Rassemblez  toutes  vos  forces,  assurez  votre  cœur 
contre  le  dégoût,  et  hasardez-vous,  en  observa- 
teur, en  philosophe ,  chez  les  marchands  de  vins 
et  surtout  chez  les  liquoristes  qui  ont  la  permis- 
sion d'ouvrir  leurs  bouges  pendant  toute  la  nuit. 
Chacun  de  ces  cabarets  a  sa  physionomie,  sa  ré- 
putation, ses  excentricsy  ses  habitués,  ses  fidèles, 
qui  ne  vont  guère  autre  part.  Voici,  par  exemple,, 
la  lanterne  triangulaire  de  Paul  Niquet;  nous  lui 
devons  la  priorité  :  quand  un  homme  a  su  se  créer 
un  nom ,  dans  quelque  industrie  que  ce  soit ,  cet 
homme  a  nécessairement  dépensé  une  plus  grande 
somme  dïntelligence  et  d'activité  que  ses  con- 
frères. 

On  pénètre  dans  cet  établissement  par  une  al- 
lée étroite,  longue  et  humide.  Le  pavé  est  le  mê- 
me que  celui  de  la  rue  :  c'est  du  grès  de  Fontai- 
nebleau; mais  il  est  tellement  piétiné  par  les  nom- 
breux clients,  que  la  rue  Saint-Denis  et  la  rue 
Saint-Martin,  aux  jours  des  grands  dégels,  oeu- 
vent  passer  en  comparaison  pour  d'agf-éablps  uro- 
menades.  Les  habitués  déposent  le  long  des  murs 


—  20i  — 

leurs  hottes  et  leurs  fardeaux,  pour  arriver  jusqu'à 
la  salle  principale,  nous  devrions  dire  tout  sim- 
plement hangar,  car  cette  boutique  n'est  qu'une 
ancienne  petite  cour  sur  laquelle  on  a  posé  un  vi- 
trage. Elle  est  meublée  de  deux  comptoirs  en 
étain,  où  se  débitent  de  Teau-de-vie  ,  du  vin,  des 
liqueurs ,  des  fruits  à  l'eau-de-vie ,  et  toute  cette 
innombrable  famille  d'abrutissants  que  le  peuple 
a  nommés  dans  son  énergique  langage  du  casse- 
poitrine.  En  face  de  ces  comptoirs,  contre  le  mur, 
et  fixé  par  des  supports  en  fer,  est  un  banc  de 
chêne  où  se  reposent  les  consommateurs.  C'est  là 
qu'ils  font  la  sieste,  c'est  là  qu'entre  deux  rondee 
de  police,  ils  essaient  un  peu  de  sommeil,  au  mi- 
lieu des  cris,  des  vociférations,  des  disputes  de 
ceux  qui  se  tiennent  debout  devant  le  comptoir. 
On  vante  le  sommeil  de  Napoléon  la  veille  d'Au- 
sterlitz  et  celui  de  Turenne  sur  l'affût  d'un  ca- 
non, je  ne  sais  plus  à  quelle  bataille;  mais  qu'est- 
ce  que  ces  somnolences  inquiètes,  agitées,  auprès 
du  lourd  et  profond  sommeil  de  ces  parias,  obli- 
gés, la  plupart,  de  voler  môme  le  moment  de  re- 
pos qu'us  prennent  à  la  dérobée  :  car  il  est  défendu 
de  dormir  dans  le  cabaret  de  Paul  Niquet  ;  il  faut 
consommer,  se  tenir  debout  et  parler,  ou  bien  la 
police,  qui  ne  dort  jamais,  enlève  les  dormeurs 


—  tiOo  — 

et  leur  fournit  un  lit  au  violon  du  posie  de  la  Halle- 
aux-Draps. 

Les  comptoirs  lourds  et  massifs  sont  chargés  de 
brocs,  de  fioles  et  de  bouteilles  de  toutes  formes, 
portant  des  étiquettes  bizarres  :  Parfait  amour , 
Délices  des  dames,  etc.,  ornées  de  petites  gravu- 
res grotesquement  coloriées,  dont  quelques  unes 
représentent  Napoléon,  les  bras  croisés  sur  la  poi- 
trine; celles-là  renferment  naturellement  la  L/^r^ewr 
des  braves.  On  y  voit  aussi  un  affreux  buste , 
barbu  et  empanaché ,  que  les  érudits  du  lieu  di- 
sent figurer  le  Béarnais.  Le  nom  tout  pastoral  du 
mélange  qu'il  renferme  est  celui-ci  :  Petit  lait 
d'Henri  IV.  Du  reste,  pour  dix  centimes,  on  vous 
servirait  là  un  verre  de  liqueur  de  la  Martinique , 
signée  de  M™«  Anfoux  ou  de  M™^  Goodman,  aussi 
bien  qu'une  goutte  d'absinthe.  L'étiquette  seule 
changera.  Le  trois-six  restera  le  même  à  peu  de 
chose  près. 

Par  un  passage  étroit,  on  arrive  à  une  petite 
salle  située  derrière  le  comptoir  :  c'est  le  salon  de 
conversation,  un  lieu  d'asile  ouvert  seulement  aux 
initiés,  aux  grands  habitués,  aux  buveurs  éméri- 
les,  à  ceux  qui  ont  depuis  bien  des  années  laissé 
leur  raison  au  fond  d'un  poisson  de  camphre. 

Trois  longues  tables  et  des  bancs  de  bois 


—  206  — 

composent  le  mobilier  ;  les  murs  sont  blanchis  à 
la  chaux.  L'architecture  de  ce  bouge  est  bossue, 
tordue,  renfrognée  ;  on  y  voit  des  angles  rentrants, 
des  excavations  et  des  proéminences  sans  motif. 
Tout  cela  a  lair  d'une  réunion  de  morceaux  hy- 
brides, étonnés  de  s'être  rencontrés  après  quelque 
épouvantable  cataclysme.  Il  devait  se  trouver  des 
pièces  ainsi  faites  au  milieu  des  ruines  de  la  Poin- 
le-à-Pître,  après  le  tremblement  de  terre.  Dès  la 
porte,  on  est  saisi  à  la  gorge  par  une  odeur  fa- 
de, chaude,  nauséabonde,  imprégnée  de  miasmes 
humides,  qui  soulève  le  cœur;  c'est  une  puanteur 
qui  est  particulière  à  cette  société  immonde  ;  elle 
donne  un  formel  démenti  à  la  science  ,  en  prou- 
vant que  l'homme  peut  vivre  sans  respirer.  Là  on 
rencontre  des  parias  de  toute  sorte  :  des  chiffon- 
niers et  des  chiffonnières,  des  poètes  et  des  musi- 
ciens incompris,  des  ménétriers  de  barrière,  des 
Paganini  de  ruisseau  ,  des  domestiques  qui  ne 
cherchent  pas  de  place,  des  soldats  en  bordée, 
ÙGs,  grinches  de  la  petite pcgre  ;  c'est  un  pandé- 
monium  bizarre  ,  qui  n'a  pas  encore  eu  les  hon- 
neurs d'une  fidèle  monographie.  Les  uns  dorment 
abrutis  devant  des  verres  d'eau-de-vie,  abattus  sur 
la  table  ou  blottis  dans  des  coins  comme  des  ani- 
maux immondes;  d'autres  Càusenl philosophique- 


—  -207   — 

ment  à  voix  basse.  C'est  triste  et  lugubre  comme 
une  veillée  de  mort.  Les  garçons  passent  comme 
des  ombres  au  milieu  de  ces  rangs  serrés  ;  ils  por- 
tent des  verres  de  forme  hideuse,  qui  semblent 
des  seaux  de  puits  et  scintillent  de  couleurs  inso- 
lites ;  la  forme  en  est  menaçante  ;  les  coupes  où  les 
anciens  buvaient  la  ciguë  ne  devaient  pas  être  au- 
trement faites  ;  on  voit'qu'ils  contiennent  quelque 
chose  de  terrible  :  c'est  un  poison  cent  fois  plus 
horrible  au  goûl  que  tous  ceux  décrits  par  la  toxi- 
cologie, que  tous  ceux  inventés  par  les  Borgia  et 
les  Exili  du  moyen  âge.  Il  tue  Fâme ,  il  absorbe 
toutes  les  facultés  ;  il  est  délétère,  il  brûle,  il  cor- 
rode le  corps,  il  éteint  la  mémoire,  il  annule  tous 
les  sens.  De  Thomme  le  plus  fort,  le  mieux  or- 
ganisé, il  fait  en  quelques  mois  un  squelette,  un 
animal,  une  brute. 

Car  il  existe  à  la  halle  toute  une  population 
d'êtres  vraiment  problématiques.  Ce  sont  des  gens 
qui  ne  dorment  jamais ,  ou  du  moins  qui  ne  se 
couchent  jamais  dans  un  lit.  Leur  vie  est  une  lon- 
gue suite  d'aujourd'hui,  ils  n'ont  de  lendemain 
que  le  jour  où,  ramaesés  par  quelque  patrouille  de 
sûreté,  ils  sont  jetés  dans  un  lit  d'hôpital  pour 
y  mourir.  Le  bien-être,  môme  celui  de  Tassislance 
publique,  les  tue.  La  nuit,  ils  vivent  du  débris 


—  208  — 

des  festins  des  heureux  de  la  terre,  ils  rongent  les 
os  comme  des  chiens,  et  se  contentent  des  croûtes 
et  des  restes  qu'on  jette  à  la  borne.  Le  jour,  ils 
s'accroupissent  dans  Tangle  de  quelque  cabaret, 
accoudés  sur  une  table,  Tœil  morne,  les  joues  hâ- 
ves et  pendantes ,  Tâme  affaissée  dans  leur  corps 
abruti,  et  ils  dorment  effrayants,  les  yeux  ouverts. 
A  côté  de  tous  ces  gens  en  haillons ,  quel  est 
ce  vieillard  si  frais,  si  rose,  si  propret,  qui  semble 
un  gras  chanoine  égaré  dans  ce  séjour  de  damnés? 
C'est  un  poète  bergerade,  c'est  un  faiseur  de  bu- 
coliques ,  c'est  un  rêveur  de  prairies  et  de  fleurs , 
c'est  un  Dorât  perdu  dans  ces  égouts.  Il  se  nomme 
Huard.  Il  était  maçon ,  il  est  aujourd'hui  garçon 
chez  Salle,  l'heureux  successeur  de  Paul  Niquet. 
Le  père  Huard  est  né  poète  comme  tant  d'autres 
sont  nés  hommes  d'état.  Il  fait  des  vers  comme 
certains  font  des  lois,  sans  trop  savoir  au  juste  ce 
que  c'est.  Il  avoue  naïvement  n'avoir  jamais  étu- 
dié ,  mais  avec  le  simple  bons  sens  on  arrive  à 
tout.  Deux  fois  Bicêtre  lui  a  charitablement  offert 
ses  appartements  gratuits,  et  Charenton  lui  a  donné 
l'hospitalité  ,  et  cela  parcequ'il  a  de  l'intelligence 
et  de  l'esprit,  parcequ'il  se  sent  tourmenté  par  le 
démon  de  la  poésie ,  parceque ,  bien  avant  tant 
d'autres,  il  avait  osé  jeter  un  regard  sur  les  misé- 


—  500  — 

res  de  l'espèce  humaine.  Huard  était  un  précu^ 
seur,  il  prêchait  dans  le  désert  ;  on  le  prit  pour  un 
fou,  on  l'emprisonna,  on  le  persécuta;  il  eut, 
comme  tous  les  apôtres,  les  honneurs  du  martyre. 

Rien  de  plus  touchant  que  d'entendre  raconter 
par  ce  brave  homme  Tentrevue  qu'il  eut  avec  un 
de  nos  meilleurs  écrivains.  «Ah!  Monsieur,  dit- 
il,  en  voilà  un,  un  vrai,  un  de  la  bonne  roche!  Il 
a  écoulé  mes  vers  sans  rire,  lui  !  » 

Le  père  Huard  n'a  qu'un  malheur,  c'est  de  faire 
des  poèmes  didactiques,  descriptifs,  et  bucoliques 
surtout.  Il  aime  trop  les  vers,  surtout  les  siens. 
Avouons  pourtant  qu'au  milieu  de  ce  fouillis  d'o- 
des, de  chansons,  d'élégies,  de  pastorales,  d'églo- 
gues ,  il  se  trouve  parfois  des  pensées  neuves  et 
hardies,  enchâssées  dans  une  belle  forme.  La  con- 
versation du  père  Huard  est  amusante,  colorée, 
toute  remplie  d'images,  et  toujours  enveloppée 
d'un  certain  mysticisme  qui  semble  agrandir  sa 
pensée  et  la  rend  pour  ainsi  dire  visible.  Nous 
lui  demandâm^?  si  parlais  le  doute  n'était  pas  venu 
le  saisir  au  milieu  des  fatigues  de  son  pénible 
état ,  au  milieu  de  tous  ces  êtres  infimes,  incapa- 
1  les  de  le  comprendre.  Il  nous  répondit  avec  une 
e  Tîphaso  assez  voisine  de  l'amphigouri  :  «  Ai-je 
douté  quand  je  me  suis  assis  Donr  la  oremière  foi5 

14 


—  210  — 

à  cette  fête  intellectuelle ,  au  milieu  des  hasards 
de  Thiver  et  sous  les  nuages  menaçants?  Est-ce 
que  je  ne  savais  pas  qu'au  delà  de  ces  sombres  va- 
peurs brille  l'astre  immortel  dont  les  rayons  ne 
sont  que  voilés?  Lorsque  je  suis  entré  ici  pour  vi- 
vre dans  cette  boue ,  est-ce  que  je  ne  savais  pas 
que  plus  haut  il  y  a  des  champs  d'azur  et  de  lu- 
mière ,  dont  nos  yeux  sont  destinés  à  contempler 
la  splendeur?  Que  m'importe  cette  race  désolée 
qui  m'entoure,  ces  hommes  dévastés,  ces  cerveaux 
sans  idées  ?  Je  n'ignore  pas  qu'avec  la  génération 
future ,  la  vie  reviendra  s'épanouir  et  fleurir  dans 
ces  corps  décharnés,  que  l'idée  jaillira  sous  ces 
crânes  épais ,  où  fermente  secrètement  l'éternelle 
fécondité  de  la  nature  ?  Aussi  je  patiente  et  j'es- 
père. » 

On  comprendrait  volontiers  Charenton  si  l'on  ne 
découvrait  pas  une  âme  noble  et  pleine  de  foi , 
d'espérance  et  de  résignation,  sous  le  fatras  préten- 
tieux de  cet  honnête  homme.  Tous  les  êtres  dé- 
gradés qui  étaient  là  l'écoutaient  la  bouche  béante 
sans  comprendre  une  seule  de  ses  paroles.  Après 
ravoir  entendu ,  nous  sommes  sorti  moins  déses- 
pérant de  l'humanité ,  de  ce  bouge  où  tout  le  reste 
avait  été  pour  nous  horreur  e»  dégoût. 

11  nous  fallait  de  l'air,  nous  étouffions  dans  cette 


—  211   — 

atmosphère  fétide  ;  la  tristesse  de  Tâme  nous  avait 
saisi;  le  bruit  nous  était  nécessaire.  La  nuit  s'a- 
vançait et  il  nous  restait  encore  bien  des  choses  à 
voir,  caries  premières  scènes  qui  s'étaient  passées 
sur  le  carreau  des  halles  n'avaient  été  que  le  pro- 
logue du  grand  marché ,  qui  prend  tout  so'a  déve- 
loppement à  quatre  heures  du  matin. 

L'aspect  de  la  place  a  changé  ;  la  y^opulation 
n'est  plus  la  même.  Voici  venir  les  paysans  ;  voici 
les  costumes  des  habitants  de  la  Picardie  et  de  la 
Normandie  ;  voici  les  femmes  des  environs  de  Pa- 
ris, avec  leurs  mouchoirs  rouges  enveloppant  le 
bonnet  blanc,  avec  leurs  jupes  bariolées,  leurs 
manteaux  de  laine  blanche,  aux  capuchons  de  ve- 
lours noir  ;  voici  venir  la  limousine  grise  et  jaune 
rayée  de  bleu  des  rouliers.  La  langue  qu'on  parle 
n'est  qu'un  patois  composé  de  vingt  autres  patois, 
qui  ne  se  parle  qu'à  la  halle ,  dans  les  transactions 
de  fruitières  à  maraîchers ,  ne  se  comprend  nulle 
autre  part ,  et  n'existe  dans  le  monde  que  l'espace 
de  quelques  heures  par  nuit,  de  deux  à  quatre 
heures  du  matin ,  à  Paris ,  au  centre  du  monde  ci- 
vilisé. C'est  un  ancien  idiome  qui  doit  avoir  quel- 
ques rapports  avec  celui  dont  se  servent  les  rive- 
rains de  la  Méditerranée,  et  avec  celui  des  trafi- 
quants de  l'Archipel  des  Antilles,  jargons  sans 


~  242  —       . 

couleur  ,  sans  poésie,  secs  et  pauvres,  faits  prin- 
cipalement pour  le  trafic  de  l'argent ,  dont  ils  ont 
le  son  métallique. 

Après  une  nuit  passée  dans  les  cloaques  dont 
nous  avons  parlé  plus  haut  et  au  milieu  de  ces 
êtres  immondes  à  qui  Tivresse  arrache  de  temps  en 
temps^de  sinistres  confidences,  on  se  sent  heureux 
et  soulagé  de  respirer  cet  air  tout  imprégné  de  sen- 
teurs balsamiques  ;  on  contemple  avec  admiralioii 
la  vigoureuse  santé  de  ces  vaillantes  filles  des 
campagnes  ;  on  revient  peu  à  peu  aux  sentiments 
humains.  Le  ciel  semble  plus  beau,  plus  étoile; 
l'aube  vient  blanchir  les  toits  des  maisons  ;  la  halle 
a  l'air  d'une  foire  de  campagne  ;  le  commerce  hon- 
nête ,  réel ,  a  remplacé  la  Cour  des  Miracles. 

Tout  à  coup  de  tous  les  cabarets  voisins  partent 
des  cris  d'ois«aux  de  proie ,  des  hurlement  de  bêtes 
fauves  ;  on  entend  encore  dans  les  cabinels  quel- 
ques lambeaux  de  cnansons  nideuses  :  ce  sont  les 
oiseaux  de  la  nuit  qui  quittent  leurs  repaires,  hon* 
teux  de  voir  le  soleil ,  et  prennent  leur  volée  çàet 
là.  Ici  ce  sont  des  figures  patibulaires  ;  là  de  jeunes 
femmes  pour  qui,  chose  étonnante,  ces  nuits  hon- 
teuses semblent  n'avoir  pas  de  fatigue ,  et  qui  ne 
laissent  qu'à  regret  la  ténébreuse  orgie  qu'elles 
recommenceront  la  nuit  suivante,  ^^'iionûête  ou- 


—  243  — 

vrier  qui  va  à  son  travail  les  salue  de  quolibets  en 
passant.  Les  hommes  sont  tout  honteux  de  ces 
huées;  ils  ont  comme  une  vague  horreur  de  ce 
qu'ils  ont  fait.  Mais  les  femmes,  au  contraire, 
semblent  fières  de  leur  abjection;  elles  bravent  le 
mépris  tête  haute  et  renvoient  quolibets  pour  quo- 
libets. Le  sens  moral  est  complètement  éteint  chez 
elles.  De  tous  les  êtres  de  la  création ,  la  femme 
t>3t  toujours  le  pire  quand  elle  n'est  pas  le  meilleur. 


\ 


Lk  VILLA 

DES   CHIFFONNIERS 


LA  VILLA 

DES  CHIFFONNIERS 


Là  bas,  bien  loin,  au  fond  d'un  faubourg  im- 
possible ^  plus  loin  que  le  Japon ,  plus  inconnu  que 
rintérieur  de  TAfrique ,  dans  un  quartier  où  per- 
sonne n'a  jamais  passé,  il  existe  quelque  chose 
d'incroyable,  d incomparable,  de  curieux^  d'af- 
freux, de  charmant,  de  désolant^  d'admirable.  On 
vous  a  parlé  de  carbets  de  Caraïbes,  d'ajoupas de 
nègres  marrons,  de  wigwams  de  sauvages,  de 
tentes  d'Arabes;  rien  ne  ressemble  à  cela.  C'est 
plus  extraordinaire  que  tout  ce  qu'on  peut  dire. 
Les  camps  de  Tartares  doivent  être  des  palais  au- 
près..Et  cependant  cette  chose  ,  qui  ferait  frisson- 
ner un  habitant  de  la  rue  Vivienne,  est  dans  Pa- 
ris, à  deux  pas  du  chemin  de  fer  d'Orléans,  à  dix 
minutes  du  jardin  des  plantes,  à  la  barrière  des 
Deux-Moulins  en  un  mot. 

Cela  a  nom  la  cité  Doré,  non  par  antiphrase, 


—  218  — 

maisparceque  M.  Doré,  chimiste  distingué,  est 
propriétaire  du  terrain.  Vu  d'en  haut,  c'est  une 
réunion  de  cabanes  à  lapins  où  logent  des  chré- 
tiens. Vu  de  près,  c'est  douteux,  mais  après  tout 
c'est  consolant.  C'est  une  ville  dans  une  ville,  c'est 
un  peuple  égaré  au  milieu  d'un  autre  peuple.  La 
cité  ne  ressemble  pas  plus  à  l'autre  Paris  que  Can- 
ton ne  ressemble  à  Copenhague.  C'est  la  capitale 
de  la  misère  se  fourvoyant  au  milieu  de  la  contrée 
du  luxe  ;  c'est  la  république  de  Saint-Marin  au 
centre  des  Etats  d'Italie;  c'est  le  pays  du  bon- 
heur, du  rêve,  du  laisser-aller,  posé  parle  hasard 
au  cœur  d'un  empire  despotique. 

Laissez-moi  vous  dire  ce  que  j'ai  vu,  ce  qui  m'a 
été  dit,  ce  que  j'ai  observé.  Attendez  vous  à  voir  du 
laid,  mais  ne  lâchez  pas  trop  la  bride  à  votre  ima- 
gination :  elle  pourrait  se  figurer  de  l'horrible , 
quand  ce  n'est  que  triste  ;  de  la  pastorale ,  quand 
ce  n'est  qu'un  rayon  de  soleil  ;  des  larmes ,  des  gé- 
missements ,  des  grincements  de  dents ,  quand  il 
y  a  joie ,  bonheur  et  gaîté.  Il  ne  sera  question 
ni  de  voleurs ,  ni  d'assassins ,  ni  de  tapis  francs. 
Tout  cela  se  passera  en  famille ,  au  sein  de  la  pau- 
vreté honnête  et  travailleuse ,  jamais  au  milieu  du 
dénûment  hideux.  En  un  mot,  nous  allons  vous 
conduire  dans  une  colonie  de  propriétaires,  les 


—  219  — 

plus  pauvres  de  tous  les  propriétaires  du  monde 
entier  peut-être,  et  non  parmi  la  race  vivant  au 
jour  le  jour,  dans  des  garnis  sans  nom  dans  aucune 
langue. 

Le  château  de  Bellevue ,  qui  a  servi  jadis  de 
siège  à  la  société  connue  ,  au  temps  de  la  Restau- 
ration et  pendant  les  premières  années  du  règne 
de  Louis-Philippe ,  sous  le  nom  de  Brasserie  an- 
glaise ,  est  situé  au  carrefour  formé  par  les  cinq 
rues  ou  chemins  qui  arrivent  à  la  barrière  des 
Deux-Moulins.  Une  pareille  entreprise ,  montée 
sur  une  grande  échelle ,  devait  occuper  un  grand 
espace  et  nécessiter  de  vastes  constructions  : 
aussi  le  propriétaire  d'alors  ,  le  lord  amiral  C..., 
fut-il  obligé,  pour  loger  ses  nombreux  chevaux  et 
ses  cuves,  de  faire  abattre  presque  tous  les  arbres 
qui  ombrageaient  un  des  plus  beaux  parcs  de  Pa- 
ris :  il  avait  douze  cents  mètres  de  superficie.  Mal- 
gré tous  ces  sacrifices  ,  l'entreprise  périclita  ;  châ- 
teau et  parc  furent  vendus  à  la  criée  et  achetés  par 
M.  Doré,  le  propriétaire  actuel.  Les  constructions 
telles  qu'écuries,  ateliers,  furent  démolies.  Et  ce 
parc,  jadis  si  beau,  si  ombreux,  si  fleuri,  devint 
une  manière  de  marais  qui  n'était  plus  séparé  du 
chemin  de  ronde  de  la  ville  que  par  une  simple 
haie  vive  à  laquelle  les  gamins  du  quartier  faisaient 


—  220  — 

en  une  heure  autant  de  trouées  qu'en  réclamaient 
les  besoins  du  jeu  du  berger  ou  de  cache-cache. 
Le  maraîcher,  qui  ne  pouvait  rien  récolter  sur  son 
terrain ,  se  fatigua  bientôt  de  planter  des  salades  ai 
de  petites  raves  pour  les  retrouver  arrachées  ou  fou- 
lées aux  pieds  des  enfants.  Il  abandonna  cette  terre 
ravagée  dontla  surveillance  était  fort  difficile,  pour 
ne  pas  dire  impossible ,  à  cause  des  mœurs  du 
voisinage ,  et  le  pauvre  parc  ne  fut  plus  qu'un  sim- 
ple terrain  vague. 

En  1848 ,  M.  Doré  eut  l'idée  de  diviser  sa  pro- 
priété pour  la  louer  par  lots  aux  bourgeois  de  Pa- 
ris, qui,  comme  on  sait,  ont  une  passion  toute  parti- 
culière pour  le  jardinage.  Ils  louent  à  cet  effet  de 
petits  carrés  de  terre  trois  fois  grands  comme  un 
mouchoir  dans  quelque  faubourg  éloigné ,  et  tous 
les  dimanches  ils  vont,  accompagnés  de  leur  fa- 
mille,jouer  àl'horticulteur  dansleur  jardinet.  L'af- 
fiche Terrain  à  vendre  ou  à  louer  au  mètre  se  pa- 
vanait au  vent  depuis  quelques  jours,  quand  M. 
Doré ,  qui  s'attendait  à  y  voir  entrer  pour  le  moins 
quelque' Némorin  de  la  rue  Saint-Denis  ou  un 
Daphnis  et  une  Chloé  du  quartier  du  Temple, 
vil  apparaître  un  chiffonnier  de  la  plus  belle 
espèce,  hotte  au  dos,  crochet  à  la  main.  Sa 
surprise  était  grande ,  mais  elle  redoubla  lorsque 


—  221   — 

notre  homme  lui  dit  qu'il  venait  pour  louer  du  ter- 
rain. Aux  questions  du  propriétaire  il  répondit 
qu'il  voulait  se  bâtir  une  maison  de  campagne  pour 
lui  et  sa  famille.  Le  bail  fut  passé  pour  dix  mètr«6 
de  terrain,  àraison  de  cinquante  centimes  le  mètre 
par  an. 

C'était  un  homme  laborieux,  intelligent ,  plein 
de  courage.  Dès  l'aube  du  jour  suivant,  il  était  à 
l'ouvrage,  entouré  de  sa  nombreuse  famille.  Ils 
creusaient  les  fondations  de  leur  villa  champêtre , 
ils  achetaient,  à  cinquante  centimes  le  tombereau, 
des  garnis  de  démolition,  et  quelques  jours  après 
ils  se  mettaient  bravement  à  édifier.  Mais,  hélas  ! 
l'architecte  improvisé  n'était  guère  habile ,  les  tra- 
vaux marchaient  lentement,  et  l'impatience  était 
grande  :  on  voulait  prendre  possession  de  la  pro- 
priété ,  on  avait  déjà  la  fièvre  qu'a  tout  homme  qui 
acquiert  une  terre ,  fièvre  qui  ne  se  guérit  que  par 
l'usage  de  la  propriété.  Avant  tout  il  faut  que  tout 
honnête  acquéreur  taille ,  rogne  ,  remue  sa  terre , 
gâte  son  jardin,  plante  à  tort  et  à  travers,  pour 
qu'il  croie  à  sa  propriété.  No'tre  famille  de  chiffon- 
niers était  atteinte  de  cette  maladie.  Ils  voulaient 
demeurer  chez  eux.  Mais  à  cela  il  y  avait  un  grand 
empêchement  :  c'est  qu'il  n'y  avait  pas  de  maison. 
La  belle  saison  verdoyait ,  Tair  étaM  chaud.  Ma 


—  2-J.-1  — 

roi,  taut  pis!  à  la  guerre  comme  à  la  guerre.  On 
planta  une  manière  de  tente  sur  le  terrain,  et  toute 
la  famille  se  mit  à  habiter  sous  la  tente  en  plein 
Paris,  absolument  comme  si  elle  se  fût  trouvée 
dans  les  déserts  de  la  Syrie  ou  dans  les  forêts  de 
TAmérique.  Diogène,  qui  a  dû  être  quelque  peu 
chiffonnier  dans  Athènes ,  sa  lanterne  le  prouve 
d'ailleurs  suffisamment,  avait  bien  habité  dans  un 
tonneau. 

Au  bout  de  trois  mois,  la  maison  était  construite 
de  fond  en  comble.  Le  toit  était  posé.  Ce  toit  avait 
été  fait  avec  de  vieilles  toiles  goudronnées  sur  les- 
quelles on  avait  posé  de  la  terre  battue.  Au  prin- 
temps suivant,  on  planta  des  clématites,  des  capu- 
cines et  des  volubilis  sur  ce  toit,  de  façon  que,  lors- 
que vint  Tété ,  la  famille  semblait  habiter  dans  un 
nid  parfumé. 

Cette  merveille  fut  visitée  par  les  confrères  ; 
chacun  envia  le  bonheur  du  chiffonnier  proprié- 
taire qui ,  pour  cinq  francs  de  loyer  par  an  et  une 
dépense  une  fois  faite  de  cent  écus  environ ,  se 
trouvait  posséder  en  propre  une  charmante  villa , 
en  plein  soleil ,  au  grand  air.  Chacun  voulut  avoir 
aussi  son  coin  :  on  se  disputa  le  terrain  ;  le  parc  de 
Bellevue  fut  bientôt  converti  en  un  vaste  chantier. 
Une  ville  nouvelle  s'y  bâtissait.  C'était  à  qui  édi- 


—  223  — 

fierait  son  palais  le  plus  promptement.  On  se  pi- 
quait d'amour-propre ,  on  se  stimulait,  les  bara- 
ques semblaient  sortir  de  dessous  terre  comme 
par  enchantement.  Les  rues,  les  places,  étaient  mar- 
quées. Il  y  avait  cinq  avenues,  deux  places ,  celle 
delaCitéetcelledu  Rond-Point,  le  carrefour  Du- 
mathrat,  un  passage,  le  passage  Doré.  Tout  cela 
est  en  miniature  comme  toute  la  cité.  En  voyant 
ces  petites  maisons,  ces  petites  places,  ces  petites 
rues,  on  se  croirait  volontiers  dans  une  ville  de 
Lilliputiens  ;  on  est  tout  étonné  d'y  rencontrer  des 
hommes  et  des  femmes  de  la  taille  ordinaire. 

A  la  fin  de  Tété  de  1849  ,  tout  allait  pour  le 
mieux  ;  la  plupart  des  maisons  avaient  des  toits. 
Oh!  ces  toits,  voilà  bien  le  chef-d'œuvre  du  gé- 
nie humain.  On  ne  peut  se  figurer  l'imagination 
qu'il  a  fallu  déployer  pour  arriver  à  poser  ce  faîte 
si  nécessaire  :  car  les  décombres,  cela  se  vend  dix 
sous  le  tombereau,  c'est  connu.  Presque  tout  le 
monde  sait  très  mal  le  métier  de  maçon,  c'est-à- 
dire  que  tout  hommepeui,  àla  très  grande  rigueur, 
monter  un  mur  de  quelques  mètres  d'élévation  ; 
mais  pour  couvrir  il  faut  employer  des  tuiles,  des 
ardoises  ou  du  zinc;  toutes  ces  marchandises  sont 
fort  coûteuses ,  et  tout  le  monde  ne  sait  pas  les 
manier.  L'expérience  de  la  terre  et  de  la  toile  gou- 


—  224  — 

dronnée  faite  par  le  premier  habitant  de  l'endroit 
n'avait  pas  réussi.  L'eau  avait  détrempé  la  terre  ; 
elle  était  devenue  trop  lourde ,  elle  avait  crevé  la 
loile.  Il  fallait  trouver  quelque  chose  de  nouveau 
et  de  moins  coûteux.  Gest  alors  qu'un  chiffonnier 
eut  une  idée  sublime  ! 

A  Paristout  se  vend,  excepté  le  vieux  fer-blane: 
il  fallait  donc  employer  le  vieux  fer-blane,  qui  est 
très  abondant,  surtout  depuis  que  presque  toutes 
lescaissesdemarchandisesexportéessontdoublées 
avec  des  feuilles  de  ce  métal.  On  se  mit  à  ramasser 
ce  que  les  autres  dédaignaient,  de  façon  qu'aujour- 
d'hui la  majeure  partie  des  maisons  de  la  cité  sont 
recouvertes  en  fer-blanc.  Dans  les  premiers  temps 
ellea  ont  l'air  d'être  coiffées  de  casques  d'argent. 
Mais  quand,  à  la  suite  des  pluies,  la  rouille  s'y 
est  mise ,  cela  produit  le  plus  déplorable  effet  ; 
cela  donne  à  ces  pauvres  demeures  une  apparence 
hideuse  de  niche  à  chien. 

Là  il  y  a  comme  pan  'U,  dans  toute  réonron 
d'hommes,  un  homme  su.  "iour.  Celui-ci  a  nom 
Cambronne ,  tout  comme  1r  brave  général  de  la 
garde  impériale.  Il  n'est  ni  propriétaire  ni  locatai- 
re de  la  cité  ;  il  s'y  est  implanté.  Un  de  ses  amis  lui 
offrit  l'hospitalité  un  soir;  depuis  ce  temps  il  y  est 
resté.  Il  est  tout,  maçon,  couvreur,  charpentier, 


—  223  — 

menuisier  ;  il  rend  des  services  à  tout  le  mo»'^'. 
il  a  su  se  rendre  indispensable.  Aussi  on  le  choix,. 
on  le  recherche,  on  s'empresse  autour  de  lui, 
C'est  l'artiste  de  l'endroit;  il  chante,  il  conte,  il 
est  gai  buveur,  joyeux  compagnon,  bon  garçon, 
conseiller  prudent;  rien  ne  se  décide  sans  lui.  11 
est  tout  à  la  fois  juge  de  paix,  avocat,  notaire, 
avoué.  Il  égayé  les  plus  tristes, et  on  l'aime  à  cause 
de  sa  bonté,  de  sa  douceur  et  de  toutes  les  quali- 
tés d'un  cœur  franc  et  généreux.  Il  apaise  les  que; 
relies,  réconcilie  les  ménages  brouillés,  et  donne 
à  tous  l'exemple  de  la  bienveillance  :  car,  dit-il, 
il  n'est  pas  de  ménage  de  dix  personnes  proprié- 
taire d'un  château  à  la  cité  Doré,  qui  ne  trouve 
plus  pauvre  qu'eux.  C'est  de  lui  qu'est  l'invention 
des  toitures  en  ferblanc.  Cambronne  est  réelle- 
ment un  homme  remarquable  ;  placé  dans  une 
autre  sphère,  nous  ne  doutons  pas  qu'il  ne  s'y  fût 
distingué  et  qu'il  ne  fût  parvenu  à  s'y  faire  re- 
marquer. Au  lieu  de  cela,  les  circonstances  en 
ont  fait  un  chiffonnier  philosophe. 

Tout  allait  pour  le  mieux,  la  petite  république 
vivait  en  paix,  quand  il  arriva  un  spéculateur.  Hé- 
las! ou  ne  s'en  trouve-t-il  pas?  Celui-ci  était  un 
limousinier  (maçon  qui  dresse  les  murs).  Il  avait 
des  avances  :  il  loua  un  terrain  pour  y  bâtir  ;  puis, 
▼oyant  l'empressement  qu'on  mettait  à  louer  la 

15 


—  256  - 

cité,  il  acquit  plusieurs  lots,  y  construisit  des  mai-» 
sons,  et  aujourd'hui  qu'il  a  quarante  francs  de 
loyer  par  an,  il  se  fait  plus  de  cinquante  francs 
par  semaine  à  sous-louer  ses  bâtisses.  Il  fait  payer 
vingt-cinq  francs  par  semaine  une  maison  et  une 
âvant-cour.  Aussi  est-il  devenu  réellement  pro- 
priétaire, car  il  a  acheté  de  M.  Doré,  à  raison  de 
vingt  francs  le  mètre,  tout  l'espace  qu'occupent 
ses  bicoques.  Cet  homme  est  peut-être  un  homme 
heureux,  de  ceux  qui  réussissent  toujours  dans 
tout  ce  qu'ils  entreprennent,  de  la  famille  de  ces 
millionnaires  comme  nous  en  connaissons  tous,  qui 
sont  arrivés  à  Paris  avec  un  petit  écu  ;  il  a  comme 
tous  ces  gens-là  Taclivité  et  le  vouloir  :  qu'y  au- 
rait-il d'étonnant  de  voir  une  grande  fortune  pre- 
nant pour  point  de  départ  la  villa  des  chififon- 
niers? 

Ainsi,  en  moins  de  qcatre  ans,  voici  tout  un 
quartier  qui  s'est  bâti,  peuplé,  régularisé,  sans 
avoir  coûté  un  seul  sou  à  la  ville  de  Paris;  des 
gens  qui  habitaient  des  rues  infectes,  des  loge- 
ments où  ils  ne  pouvaient  ni  bouger  ni  respirer, 
qui  aujourd'hui  sont  propriétaires  et  ont  presque 
tous  des  magasins  ou  des  hangars  pour  déposer 
leur  récolte  de  chiffons  et  d'os.  Ils  ont  de  l'air,  une 
vue  admirable,  dans  un  quartiersain.  X\iis\  avons- 
imiT*  remarqué  que  presqiietous  les  enfants  de  la 


—  227  — 

cité  sont  superbes  de  force  et  de  santé.  Ils  n'ont 
plus  ces  mines  souffreteuses,  ces  corps  rachiti- 
ques  des  pauvres  petits  êtres  de  la  Mcntagne- 
Sainte-Geneviève,  par  exemple.  Ce  bien  être  n'a 
pas  moins  influé  sur  les  parents.  Ils  sont  meil- 
leurs, ils  s'entendent  beaucoup  mieux,  et  l'on  ne 
voit  jamais  dans  l'endroit  ces  scènes  de  sauvage- 
rie, ni  ces  ivrognes  traînant  dans  le  ruisseau,  que 
l'on  rencontre  si  souvent  dans  d'autres  parties  de 
ce  malheureux  douzième  arrondissement.  Nous 
l'avons  souvent  dit  :  assainir  c'est  moraliser,  et  les 
faits  sont  là  pour  prouver  ce  que  nous  avançons. 
Depuis  l'origine  de  la  cité,  la  garde  n'y  est  jamais 
venue,  il  n'y  a  jamais  eu  de  bataille,  et  M.  Doré 
n'a  jamais  été  obligéd'aller  réclamer  un  des  habi- 
tants ramassé  ivre  dans  la  rue.  Ces  braves  gens  se 
conduisent  honnêtement,  en  bons  pères  de  fa- 
mille; jamais  ville  habitée  par  des  rentiers  n'a 
été  plus  paisible.  Ce  semblant  de  propriété  leur  a 
donné  des  habitudes  d'ordre  qu'ils  étaient  loin  de 
posséder  avant.  Ainsi,  jamais  ils  ne  sont  en  re- 
tard pour  les  loyers,  et  celui  qui  refuserait  de  payer 
ou  qui  mettrait  de  la  mauvaise  volonté  serait 
montré  au  doigt. 

Et  cependant,  parmi  quelques  bons  ouvriers 
loi  gagnent  facilement  leur  vie,  combien  de  mi- 
sères! On  chercherait  vainement  le  nom  des  états 


—  228  — 

de  la  plupart  de  ces  gens.  Ces  noms  ne  sont  d'au- 
cune langue,  et  lorsqu'ils  vous  les  ont  dits,  vous 
êtes  encore  à  leur  demander  l'explication,  et  sou- 
vent, après  cette  explication,  vous  ne  comprenez 
pas  encore  :  il  vous  faut  des  détails  précis.  Par 
exemple,  un  homme  qui  vous  dirait  qu*il  est  brû- 
leur de  moites,  en  seriez-vous  bien  plus  avancé  ? 
Non.  Eh  bien!  c'est  l'état  de  M""  Favreau,  ex- 
cantinièrede  la  grande  armée:  elle  carbonise  des 
mottes  pour  fournir  du  feu  aux  chaufferettes  des 
vieilles  femmes  de  l'hospice  de  la  Salpêlrière.  Elle 
fait  cet  élat  d'un  bout  de  l'année  à  l'autre,  c'est- 
à-dire  qu'elle  vit  dans  une  almoï^phère  insuppor- 
table, auprès  de  laquelle  le  climat  du  Sénégal 
doit  être  un  printemps  éternel.  L'intérieur  du  fou 
de  cette  malheureuse,  car  c'est  beaucoup  plus  un 
four  qu'une  maison,  est  une  des  choses  les  plus 
navrantes  que  nous  ayons  jamais  vues  dans  nos 
longues  excursions  dans  le  douzième  arrondisse- 
ment, et  cependant  Dieu  sait  ce  qui  nous  a  passé 
sous  les  yeux  dans  ce  malheureux  quartier  ! 

Nous  ne  décrirons  pas,  c'est  impossible  ;  il  faut 
▼oir  pour  croire.  Mais  ce  que  nous  avons  remar- 
qué, ce  que  nous  ae  pouvons  nous  empêcher  de 
dire,  c'est  l'immense  résignation  de  tout  ce  peuph 
en  guenilles;  c'est  cette  philosophie  latente  que 
renferment  toutes  ces  âmes  fortement  trempées; 


—  229  — 

c'est  cette  fraternité  pratique  qu'exercent  entre 
eux  tous  ces  malheureux.  Un  seul  fait  nous  servira 
d'exemple.  En  iSoO,  la  femme  d'un  chiffonnier, 
un  des  plus  pauvres  de  la  cité,  accoucha  de  trois 
jumeaux.  Le  phénomène  fit  du  bruit,  les  journaux 
en  parlèrent,  la  charité  privée  s'en  émut,  on  en- 
voya des  layettes  à  la  pauvre  mère;  mais  elle  n'en 
avait  plus  besoin  :  les  habitants  de  la  cité  s'étaient 
cotisés,  ils  avaient  fourni  aux  nouveau-nés  tout 
ce  qu'il  leur  fallait,  et  les  autres  mères  nourrices 
s'étaient  offertes  généreusement  pour  les  allaiter. 
L'administration  de  l'assistance  publique  n'en  en- 
voya pas  moins  deux  chèvres  à  la  mère  pour  l'en- 
courager à  garder  sesenfants.  Ceux-ci  sont  morts. 
La  mère  était  naturellement  héritière  de  ses  en- 
fants. Aujourd'hui  elle  vend  du  lait  de  chèvre  aux 
dames  du  quartier,  ce  qui  a  porte  un  certain  bien- 
être  dans  ce  pauvre  ménage.  Mais  une  chose  tou- 
chante, c'est  le  rccit  qu'elle  fait  des  soins  que  lui 
ont  prodigués  ses  voisins,  «  qui,  dit-elle,  n'en- 
traient jamais  chez  nous  les  mains  vides.  » 

Si  nous  avons  parlé  si  longuement  de  la  cité 
Doré,  c'est  que  nous  y  trouvons  noa-seulement 
une  des  curiosités  les  plus  extraordinaires  de  ce 
Paris  inconnu  que  nous  avons  essayé  d'esquisser 
ici,  mais  encore  uue  excellente  institution,  une 
idée  qui  peut  devenir  fructueuse.  Ce  simulacre 


-  230  — 

de  propriété,  en  attachant  ces  malheureux  au  sol, 
les  garantit  contre  les  mauvaises  pensées  et  les 
mauvais  conseils  de  la  misère,  tout  en  donnant 
aux  classes  élevées  une  sécurité  qu'elles  ne  peu- 
vent avoir  avec  l'airgloméralion  de  pauvres,  de 
vagabonds  et  de  mendiants  qui  se  fait  dans  les 
garnis  de  ces  quartiers  infects  :  car,  nous  sommes 
obligé  de  l'avouer,  partout  où  nous  avons  eu  oc- 
casion de  l'observer,  nous  avons  vu  le  laid  en- 
gendrer le  mal. 


VOYAGE  DE  DÉCOUVERTE 


VOYAGE  DE  DÉCOUVERTE 

DU  BOULEVARD  A  LA  COURTILLE  ,  PAR  LE 
FAUBOURG  DU  TEMPLE 


«  Les  idées  oe  meurent  jamais,  les  créanciers 
non  plus,  »  a  dit  un  comique  du  dernier  siècle.  Il 
aurait  pu  ajouter  :  «  Les  habitudes  populaires  ont 
le  même  privilège.  »  La  Courtille  n'existe  plus,  la 
Courlille  est  morte,  Belleville  vit,  vive  Belleville  ! 

Les  jours  de  fête,  les  dimanches  et  les  lundis, 
les  lundis  surtout,  on  est  étonné  de  voir  la  foule 
immense  qui  monte  le  faubourg  du  Temple  pour 
courir  vers  la  barrière.  Et  cepeudaut  Belleville  a 
}»erdu  les  plus  beaux  fleurons  de  sa  couronne.  Le 
îois  de  Romainville  avec  ses  parties  d'âne,  le  parc 
Saint- Fargeau,  si  cher  aux  grisettes,  les  prés  Saint- 


—  234  — 

Gervais,  ces  délices  des  petits  bourgeois,  se  sont 
convertis  en  rues,  places  et  carrefours;  les  maisons 
y  ont  poussé  à  la  place  des  verts  gazons,  des  ar- 
bres séculaires  et  des  lilas  fleuris.  L'île  d'Amour, 
ce  séjour  enchanté  où  s'jtai^nt  noués  tant  de  nœuds 
éphémères,  par  une  singulière  irouie,  est  dovenu 
une  mairie;  on  s'y  marie  pour  de  bon,  et  cela  sans 
rire.  Le  Sauvage,  ce  bal  qui  fait  ép  ^que  dans  le  sou- 
venir des  Parisiens,  est  devenu  une  bonne,  digne 
et  honuêle  maison  bourgeoise;  le  Grand-Vain- 
queur a  disparu,  et  tant  d'autres.  A  peine  si  Des- 
noyers aux  Folies  et  Favié  daignent  encore  donner 
asile  aux  amateurs  de  la  chorégraphie  exagérée; 
les  guinguettes,  les  cabarets  chantants  ont  subi  le 
sort  des  bastringues  et  des  bals  champêlres.  Au- 
jourd'hui il  n'y  a  guère  plus  d'arbres  et  de  janjins 
dans  la  bonne  ville  de  Bdleville  que  dans  la  rue 
Saint-André-des-Art^.  Les  paysans  de  cette  cam- 
pagne sont  des  employés  de  ministère  et  des  ren- 
tiers. La  civilisation  a  agi  ici  comme  dans  l'Amérique 
du  Nord  ;  en  avançant  elle  a  chassé  les  sauvages 
devant  elle.  Il  y  avait  jadis  des  cultivateurs  qui 
plantaient  quelques  groseillers  et  quelques  ceri- 
siers, pour  récolter  des  procès-verbaux  faits  aux 
Parisiens  qui,  le  dimanche  s'aventuraient  dans  ces 
contrées;  ils  ont  été  porter  leur  industrie  plus 
loin,  au-delà  des  fortifications.  Le  juge  de  paix  de 


—  235  - 

la  commune  n'a  plus  à  juger  les  griseltes  qui  chi- 
paient des  Heurs,  ni  les  gpniins  qui  gobaient  des 
raisins;  de  mém?  que  ses  confrères  des  douze  pre- 
miers arrondissements,  il  n'entend  plus  que  les 
plainles  des  créanciers  acharnés  et  les  doléances 
des  débiteurs  réc<ilcitranis. 

Et  cependant  Belleville  est  toujours  cher  aux 
Parisiens  de  l'empereur  Julien.  Ceux-là  montent 
toujours  gaiement  à  la  barrière;  s'ils  ne  rencontrent 
plus  les  lieux  qui  firent  la  j)ie  de  leurs  pères,  ils 
en  parlent,  ils  cor»tent  la  chronique  courtillaise, 
ils  décrivent  la  fameuse  descente  du  mercredi  des 
cendres,  les  plaisirs  du  temps  jadis,  et  ils  sont 
heureux  ;  ils  ont  fait  des  preuves  d'érudition ,  lors- 
qu'ils vous  disent  qu'il  y  a  trente  ans,  c'était 
un  trait  de  courage  que  de  remonter  le  faubourg 
jusqu'à  la  rue  Siint-Maur,  à  onze  heures  du  soir  ; 
ils  nagent  dans  la  joie  quand  ils  ont  narré  toules 
les  lugubres  histoires  du  canal  du  Temple  qui  n'a 
rien  à  envier  au  canal  Orphano  à  Venise.  Ley  eaux 
noirâtres  du  nôtre  ont  caché  presque  autant  de  ca- 
i  avres 


—  236  — 


II 


Mais  puisque  nous  voulons  parler  du  faubourg 
du  Temple,  parlons -en;  ne  prenons  pas  le  chemin 
des  écoliers,  ne  cherchons  pas  midi  à  quatorze 
heures. 

Savez-vous  pourquoi  le  faubourg  du  Temple  est 
un  des  plus  gais,  des  plus  vivants  et  des  moins 
pauvres  de  Paris?  C'est  qu'il  tient  au  boulevard 
du  Temple,  qui  touche  au  marché  du  Temple,  c'est- 
à-dire  aux  endroits  où  le  peuple  s'amuse,  où  il 
travaille,  où  il  s'habille,  où  il  s'enrichit.  Aussi 
esl-ce  un  des  quariiers  les  plus  amalgamés  de  la 
ville.  Voyez  donc:  le  bourgeois  y  coudoie  l'ouvrier, 
le  comédien,  le  peintre  en  décors;  par  là  le  sculp- 
teur, l'employé,  l'auteur  dramatique  vivent  à  leur 
aise,  au  centre  de  leurs  affaires.  C'est  tout  un  petit 
monde  que  celle  grande  montée  qui  commence  par 
un  boulevard  et  finit  par  un  boulevard.  C'est  une 
sorte  de  pays-libre,  de  quarlier  latin  de  la  rive 
droite.  Chacun  y  vit  indépendant,  à  sa  guise,  sans 
que  l'œil  du  voisin  vienne  interroger  son  domicile. 

En  partant  du  café  Hainselin,  rendez-vous  des 
rentiers,  et  de  la  boutique  de  Bertrand,  le  mar- 
chand de  viDSy  où  vont  souper  les  comédieDs  des 


—  237  — 

petits  théâtres  et  ces  dames  leurs  admiratrices, 
jusqu'au  fruitier  et  au  pâtissier  qui  occupent  les 
deux  dernières  maisons  du  côté  de  la  barrière, 
l'homme  le  moins  initié  à  la  vie  parisienne  doit  s'a- 
percevoir facilement,  au  nombre  des  boutiques  où 
l'on  boit  et  où  l'on  mange,  qu'il  parcourt  un  chemin 
conduisant  à  un  pays  de  bombances  toujours  renou- 
vehes.  Toutes  les  maisons  ont  leur  gargote,  leur  lai- 
terie, leurétablissement  de  bouillon,  leur  rogoniiste, 
leurmarchrind  de  liqueurs,  prunes  et  chinois;  toutes 
ont  leur  commerce  de  vins,  leur  café,  leur  charcu- 
tier, leur  épicier,  leur  restaurant  et  leur  tabagie. 
N'est-ce  pas  un  morceau  des  Flandres?  Et  tout  ce 
monde  de  victuailles  fait  des  affaires,  s'enrichit, 
élève  ses  enfants,  p;iye  ses  loyers,  malgré  la  dureté 
des  temps.  Dans  ce  pays  pantagruélique,  les  femmes 
portent  des  robes  à  cent  mille  volants,  vont  au 
spectacle  et  respb^ndissent  fniîchement  coiffées  der- 
rière leur  comptoir  tous  les  soirs.  Donc  le  faubourg 
du  Temple  est  un  bon  faubourg;  il  donne  la  vie 
rabelaisienne  à  ses  habitants,  et  Dieu  sait  où  l'on 
rencontrerait  'ori  pareil. 

Demandez  plutôt  à  Pessenf  lie,  l'heureux  succes- 
seur de  Pâssoir?  Le  faubourg  est  démoli,  le  mar- 
teau m  nicipal  abat  un  quartier  entier.  Tous  les 
commerçants  se  désolent;  il  leur  faut  porter  au 
loin   leurs  dieux  lares,  se  refaire  une  clientèle. 


—  23R  — 

S'appnyant  sur  la  réputation  du  Véfour  du  quar- 
tier, Pajsoir  a  dit  :  «  Tu  n'iras  pas  plus  loin!  »  et 
l'abaiiis  vient  s'arréler  à  sa  maison.  On  lui  fait  un 
roin;  il  aura  i  ne  entrée  par  deux  rues,  Sonl-ce 
1rs  gens  qui  ont  du  bonheur,  ou  les  maisons  qui 
portent  bonheur  aux  gens? 

Tel  est  le  lo  be  or  not  to  be  de  toutes  fortunes 
parisiennes. 


III 


Le  père  Passoir,  le  fondateur  de  cette  grande  ré- 
pulaiion  culinaire,  était  d'obnrd  simple  marchand 
de  \ins,  mais  c'était  un  homme  très-original  et  que 
nous  donnerions  volontiers  en  exemple  à  tous  les 
commerç  mts  de  Paris.  11  avait  l'originalité  de  ser- 
irir  ce  qu'on  lui  demandait. 

Riez  tant  que  vous  voudrez,  mais  essayez,  de- 
mandez ce  qu  vous  t'ésirez,  après  avoir  reconnu 
les  innombrables  difficultés  que  vous  aurez  à 
vaincre,  vous  verrez  que  nous  ne  nous  avançons 
pas  trop  eu  disant  que  le  père  Passoir  était  un  franc 
original. 

Lorsqu'il  commença  à  donner  à  df^jeuner  aux  en- 
tre{>reneurs  de  bâtiments,  ses  plus  assidues  prati- 
ques, on  lui  demandait  un  filet  de  bœu(  l  Et  lui  très- 


—  239  — 

intelligent  servait  un  filet.  Ses  confrères  riaient  à 
se  tenir  les  côtes  de  sa  trop  grande  naïveté. 

—  Mais,  lui  disait^oo,  avec  du  faux-filet,  ou  de 
la  culotte  bien  préj)arée,  on  remplace  avantageu- 
sement le  filet.  Fais  comme  nous,  apprends  ton 
état. 

—  Puisqu'il  y  a  quelque  chose  dans  le  bœuf 
qu'on  nomme  filet,  et  qu'on  me  demande  du  filet, 
je  sers  du  filet. 

—  Bah  !  tu  n'es  qu'un  maladroit,  un  gâte-mé- 
tier, tu  t'en  repentiras. 

—  Nous  verrons,  reprenait  naïvement  le  bon- 
homme, chacun  fait  son  commerce  comme  il  l'en- 
tend. 

Il  en  était  de  même  partout;  avec  de  la  chico- 
rée on  faisait  du  café;  avec  tel  amalgame  savam- 
ment combiné,  avec  une  mixture  quelconque,  on 
remplaçait  irès- gentiment  le  vin,  fùl-ce  même  le 
bordeaux,  qui  ne  demandait  qu'un  peu  de  violette 
pour  tromper  les  palais  les  mieux  exercés. 

Le  vieux  marchand  laissait  dire  et  laissait  faire. 
Quant  à  lui,  il  n'einploya.l  que  des  marchandises 
de  première  qualité,  achetées  aux  meilb  urs  comp- 
toirs. On  voulait  du  café,  n  servait  du  moka  ;  son 
rhum  lui  venait  de  In  Jamaïque,  son  eau-iiO-vie  de 
Cognac,  ses  vins  de  Médoc,  ou  de  Beaune,  ou  d'E- 
pernaj»  Encore  savait-il  faire  un  bon  choix. 


—  240  — 

Qu'est-il  arrivé  de  cette  façon  naï  e  d'agir?  C'est 
qu'aujourd'hui  le  père  Passoir,  honoré,  respecté, 
vit  grassement  de  ses  rentes;  il  fait  chaque  jour  sa 
parlie  de  piquetchez  Hainselin,  libre  de  tout  soucis. 
Deux  ou  trois  autres  fortunes  ont  été  faites  dans  la 
maison  qu'il  a  fondée,  tandis  que  les  autres,  les 
conseillers,  courent  encore  la  pratique  et  voient 
leurs  têtes  blanchir  dans  leurs  boutiques  solitaires. 

Y  aurait-il  vraiment  quelque  avantage  à  être  hon- 
nête dans  ce  monde?  Espérons-le,  grand  Dieu! 
Quand  ce  ne  serait  que  pour  qu'il  se  rencontre  encore 
quelques  commerçants  qui  entendent  le  commerce 
comme  ce  doyen  de  l'aloyau  et  du  ragoût  de  mou- 
ton. 


IV 


Avant  de  passpr  le  canal,  puisque  je  dois  vous 
guider,  nous  devons  nous  arrêter  au  Crocodile^  à 
la  maison  Doistan. 

Vous  qui  venez  étudier  les  mœurs  parisiennes,  il 
faut  aller  au  Croco. 

Là  se  réunissent,  de  trois  à  cinq  heures,  une  par- 
tie de  ceux  qui  vivent  du  théâtre.  Vous  y  rencontre- 
rei  depuis  le  petit  auteur  jusqu'au  soufïlour,  l'ac- 
teur et  le  machiniste,   le  musicien  et  le  garçon 


—  241   — 

d'accessoires.  Tout  ce  monde-là  vient  fralerneile- 
ment  y  chercher  de  soi-disanls  appéiils.  Aussi 
n'entend-on  de  tous  côtés  que  cet  éternel  cri  : 

—  Edmond,  une  absinthe  I 

Edmond  est  un  jeune  gars  dégourdi,  qui  a  fait 
son  apprentissage  au  milieu  de  cette  foule  artiste. 
11  va,  il  vient,  il  connaît  chacun  par  son  nom  et 
l'interpelle  sans  façon.  Il  s'intéresse  aux  partie»  de 
piquet,  donne  des  conseils  aux  joueurs,  et  prend 
tant  de  part  aux  fluctuations  du  besi  ou  du  remse, 
qu'il  oublie  de  verser  son  absinthe. 

Oh  1  l'absinthe  !  encore  une  des  plaies  de  notre 
époque.  On  ne  peut  se  figurer  le  nombre  de  gens  de 
talent  qui  s'abrutissent,  perdent  la  mémoire,  s'em- 
poisonnent, se  tuent  le  plus  gaiement  du  monde 
avec  celte  terrible  liqueur  d'alcool  et  de-vert  de- 
gris  que  nous  envoie  Pontarlier.  De  l'aveu  de  tous 
le  monde,  l'absinthe  est  dangereuse  et  n'a  aucune 
des  vertus  qu'on  lui  attribue,  et  cependant,  chaque 
annnée,  la  consommation  de  ce  poison  augmente 
d'une  façon  effrayante,  chaque  jour  ofïre  quelque 
nouvel  exemple  de  ses  vertus  délétères.  Qu'ira- 
porte  !  on  en  boit  de  plus  en  plus.  C'est  l'aurait 
du  gouffre  ;  il  attire  l'imprudent  qui  ose  mesurer 
ses  profondeurs.  Notre  génération  s'est  fatiguée  de 
vivre  par  la  tète,  elle  veut  vivre  par  le  ventre; 
elle  s'ennuie,  elle  ne  veut  plus  penser,  elle  s'éluui'- 


—  242  — 

dit  en  croyant  se  distraire.  Voilà  pourquoi  elle 
s'adonne  à  l'absinthe  et  au  cigare.  En  cela  elle  res- 
semble aux  orientaux  adonnés  au  hatchich  et  à 
l'opium.  Elle  ne  boit  plus,  ce  plaisir  s'en  est  allé 
avec  la  chanson  et  la  causerie,  elle  s'enivre  et  elle 
hurle.  Le  vin  ne  pouvant  suffire  à  ces  tempéra- 
ments brûlés,  ils  se  sont  jetés  sur  l'acool  et  l'ab- 
sÎDthe.  Nous  sommes  mornes  et  taciturnes;  ou  ba- 
vards, stupides,  diseurs  de  rien;  la  gaieté  et  l'es- 
prit nous  ont  décidément  quittés,  effrayés  de  nos 
cris. 

Au  Crocodile,  à  propos,  on  n'a  jamais  su  pour- 
quoi on  avait  ainsi  baptisé  l'établissement,  c'est 
une  fantaisie  d'absinthier ,  au  Crocodile  donc,  si 
l'esprit  devin  seul  y  abonde,  on  y  a  du  moins  un 
avantage,  c'est  de  n'y  point  rencontrer  de  buveurs 
bruyants,  de  n'y  entendre  ni  cris  ni  gros  mots. 
On  s'y  grise,  on  y  exagère  même  un  peu  le  mot 
griser  ;  mais  enfin  tout  cela  se  fait  en  gens  civili- 
sés qui  savent  vivre. 

Si  nous  voulions  nous  y  arrêter  au  lieu  de  pour- 
suivre notre  route,  et  de  faire  une  pose  au  cabaret 
des  croque-morts,  nous  écririons  tout  un  article 
sur  la  physionomie  de  ce  cabaret  qui  ne  laissera 
pas  de  devenir  aussi  célèbre  dans  l'histoire  de  notre 
siècle  que  la  Pomme-de-Pin  et  la  Bouteille-d'Or  Je 
sont  dans  les  deux  derniers  siècles.  Ainsi  le  nom  de 


—  -2i3  — 

M.  Doistan  passera  à  la  postérité,  à  côté  de  ceux 
des  grandes  réputations  qui  s'enivrent  chez  lui. 
Quel  honneur  !  pour  qui  ? 


Dans  dix  ans,  combien  en  restera- t-il  de  ceux 
que  nous  coudoyons  aujourd'hui  sur  le  boulevard 
et  sur  les  quais?  Tout  change,  tout  passe,  le  son 
des  cloches  funèbres  nous  l'anDonce  ;  nos  cercueils 
sont  prêts,  ils  attendent  leur  proie.  Le  nombre  des 
victimes  ne  diminuera  pas,  l'expérience  journalière 
est  là,  qui  nous  le  dit.  Mais  il  n'y  a  pas  de  ville  où 
le  spectacle  de  la  mort  ne  fasse  moins  d'impres- 
sion ;  on  est  accoutumé  aux  enterrements  ,  qui  veut 
être  pleuré  après  sa  mort  ne  doit  pas  mourir  à 
Paris.  L'on  y  regarde  passer  un  convoi  avec  une 
indifférence  vraiment  superbe. 

Cela  se  passe  assez  gaiemeut  dans  le  monde  (dia- 
logue entendu). 

—  Vous  savez,  dit  une  dame,  ce  pauvre  M.  Ber- 
nard est  mort.  —  Pique. 

—  Je  coupe,  cœur;  que  me  dites- vous  là?  — 
C'est  épouvantable  ! 

—  Vous  jouez  trèfle ,  madame  ;  —  c'était  un 
honnête  homme  ;  de  quoi  est-il  mort? 


—  244  — 

—  Carreau.  —  Il  s'est  avisé  de  mourir  subite- 
meiji. 

—  Je  reprends.  —  C'est  encore  heureux,  ses 
héritiers  n'auront  pas  de  médecins  à  payer.  —  Et 
passe  carreau. 

Et  la  partie  continue;  M.  Bernard  et  ses  vertus 
alternant  avec  les  atous  et  l'imijénal  d'as.  Caries, 
ce  n'était  pas  à  cet  honnête  citadin  qu'on  s'intéres- 
sait le  plus.  11  est  vrai  que  la  même  indifférence 
attend  ces  mêmes  joueurs  demain,  peut  être. 

Le  célèbre  Bicliai,  auteur  du  livre  de  la  vie  et  la 
mort  a  une  rue  qui  porte  son  nom  au  faubourg  du 
Temple.  C'est  là  qu'est  située  l'administration  gé- 
nérale des  pompas  funèbres,  en  face  de  la  rue  Cor- 
beau, près  l'hôpital  Saint-I.ouis.  On  chercherait 
vainement  des  noms,  un  voisinage  mieux  appro- 
prié à  la  chose.  IjPs  voituies  sortent  par  la  rue  Ali- 
bert.  Encore  un  médecin.  Cela  ne  semble-t-il  pas 
une  lugubre  ironie? 

Le  rendez-vous  des  croque-morts,  est  chez  un 
marchand  de  vins,  au  coin  delà  rue  Corbeau  !  Ahl 
nous  nous  plaignions  tout  à  l'heure  de  notre  gaieté 
qui  s'en  va  ;  c'est  là  qu'on  rit ,  c'est  là  qu'on  chante , 
c'est  là  qu'on  s'amuse.  Le  croque-mort  est  d'un 
naturel  grivois,  il  aime  le  vin,  le  jeu,  les  belles, 
comme  un  choriste  de  Robert  le  Diable,  il  les 
chante  à  tue-tête,  et  quand  l'ouvrôge  ?a  bien,  il  les 


—  24a  — 

fête  avec  joie  et  plaisir.  Il  plaisante  avec  grâce,  il 
conte  la  gaudriole,  il  sait  Thistoire  de  toutes  ses  pra- 
tiques ;   il  répète  gaiemeut  son  refraia  habituel  : 

Monsieur  le  mort,  laissez  vous  faire, 
11  ne  s'agit  que  du  salaire. 

Car  il  sait  calculer.  Il  faut  bien  vivre,  liélas  !  Si 
on  ne  meurt  pas  plus  gaiement  à  Paris  qu'ailleurs, 
on  y  enterre  du  moins  avec  joie.  Cela  fait  toujours 
plaisir. 


V! 


Figurez-vous  une  prande,  immense  salle,  peuplée 
d'une  population  tout  de  noir  habillée ,  absolu- 
ment comme  les  quatre-z-officiers  de  M.  Mal- 
borough.  Les  tables  sont  aussi  de  marbre  noir,  sans 
doute  pour  ne  point  jurer  avec  les  costumes  des  con- 
sommateurs. L'aspect  général  du  lieu  est  d'ailleurs 
convenablement  lugubre;  et  il  faut  tout  l'esprit  de 
messieurs  les  croque-morts  pour  l'égayer  un  peu. 
Ma  foi,  la  vie  des  gueux  mérite  d'être  observée  de 
près  ;  ou  y  découvre  de  la  franchise,  et  les  pas- 
sions qui  sont  à  nu  ont  une  originalité  piquante, 

nous  avons  assisté  au  fameux  souper  de  la  Tous- 
saint. 11  faut  l'avouer  cela  ne  se  passe  pas  autremeni 


—  246  — 

que  dans  les  autres  corporations,  fût-ce  même  celle 
des  agents  de  change.  C'est  auosi  bruyant,  les  pro- 
pos n'y  ont  pas  de  suite,  et  les  convives  semblent, 
comme  partout  ailleurs,  se  deviner  plutôt  que  de 
converser  ensemble  :  seulement,  au  lieu  des  vins 
frappés  à  la  glace  et  servis  dans  des  carafes  de  cris- 
tal taillé,  ce  sont  des  brocs  qu'on  porte  et  du  ca- 
chet noir  qu'on  demande.  Mais  hélas!  là  aussi,  ils 
ne  font  que  paraître  sur  la  table,  et  ils  ne  sont  déjà 
plus.  Les  dames,  car  elles  assistent  à  cette  agape 
fraternelle  ne  cèdent  en  rien  leur  part  aux  hommes, 
elles  boivent,  fument,  mangent  et  allaitent  leurs 
enfants  tout  à  la  fois.  Les  chiens  mêmes  sont  de  la 
partie,  et  s'est  à  qui  leHr  fournira  la  pâtée  la  plus 
abondante.  Ces  braves  gens  aiment  singulièrement 
leurs  chiens;  ils  les  embrassent  et  leur  parlent  avec 
une  aiïeclion  sentimentale  que  n'a  pas  la  plus  jolie 
femme  pour  son  king-Charles. 

Ces  gens  ont  le  bonheur  de  ne  connaître  ni  la  dis- 
simulation, ni  l'hypocrisie.  A  la  moindre  contra- 
diction, le  visage  des  femn)es  se  tuméfiait,  uneautre 
parlait  avec  euiporlemenl;  mais  les  hommes  cédaient 
constamment  à  la  voix  de  ces  femmes.  Ce  n'est  pas 
à  dire  pour  cela  que  la  soirée  se  soit  passée  sans 
rixes,  sans  combats  et  sans  horions  ;  non,  plus 
d'un  œil  a  dû  porter  le  lendemain  l'empreinte  des 
mains  vigoureuses  qui  le  rencontrèrent  sur  leur  pas- 


—  247  - 

sage.  Mais  cela  se  passait  en  famille,  et  une  dame 
ayant  pris  un  homme  au  collet,  et  le  secouant  si 
vigoureusement,  son  voisin  calma  tout  à  coup  sa 
colère  en  lui  disant  : 

—  Assieds-toi,  c'est  une  femme  qui  parle. 

Puis  vinrent  les  chansons  à  boire  et  les  rondes 
de  table  Les  femmes  criaient  des  airs  surannés,  el 
les  hommes  écoutaient.  Ces  chants  étaient  pour  a 
plupart  composés  d'une  multitude  de  mots  bizarres, 
espèce  d'argot  à  l'usage  de  certains  chansonniers 
de  ces  derniers  temps.  Ils  avaient  un  caractère  de 
liberté  absolue,  et  leur  idiome  grossier  rendait  faci- 
lement toutes  leurs  idées.  Ce  langage  est  précis, 
énergique,  et  S'»  fait  parfaitement  comprendre. 

Le  repas  dura  plus  de  dpux  heures,  non  comme 
des  affamés,  mais  comme  des  gens  qui  s'amusent. 
Tout  se  consomme  à  Paris,  la  chimie  a  beau  ôécora- 
poser  les  aliments  frelatés  et  nous  parler  de  ses  gaz  ; 
l'estomac  robuste  ne  connaît  pas  tous  ces  nouveaux 
systèmes,  vrais  ou  faux,  utiles  ou  erronés.  La  déli- 
catesse ne  régnait  pas  parmi  eux,  mais  il  y  avait 
profusion.  Eux  qu'on  ne  croirait  devoir  commander 
à  personne,  ils  se  faisaient  servir  d'une  voix  impé- 
rative,  et  le  garçon  était  vertement  admonesté  lors- 
qu'il n'avait  pas  répondu  à  la  voix  d'une  de  ces 
dames  ensevelisseuses. 

Les  petits  brocs  se  succédaient  sans  interruption. 


—  ïîiS  — 

on  en  demandait  de  tous  côtés  jusqu'à  dix  à  la  fois, 
les  litres  d'eau-de-vie  se  montraient  aux  deux  bouts 
delà  table,  tout  s'emmêlait,  les  conversations  et  les 
verres,  les  chansons  et  les  disputes;  on  jurait,  on 
criait,  les  chiens  hurlaient,  les  enfanls  piaillaient 
c'éiait  un  tohu-bohu  à  ne  plus  rien  comprendre,  on 
dansaitet  Ton  tombait  sousla table.  Etourdi  du  bruit 
et  suffoqué  d'une  odeur  désagréable,  nauséabonde 
de  viande,  de  vin  et  de  ménagerie,  je  quittai  la 
place. 


Vil 


Un  peu  plus  bas,  chez  Soulier,  est  une  population 
bien  autrement  corieuse,  se  sont  les  carapatas  ou 
MARINS  DE  LA  VIERGE  MARIE,  parce  qu'ils  uc  courent 
jamais  aucun  danger,  espèce  de  race  amphibie  qui 
ne  vil  que  sur  les  canaux.  Les  voyageurs  étonnent 
beaucoup  no»  bons  badauds  en  leur  disant  qu'en 
Chine  il  existe  une  race  d'hommes  qui  naissent,  vi- 
vent, et  meurent  sur  l'eau,  qui  n'a  d'autre  do^nicile 
que  son  bateau.  H  faut  entendre  les  lamentations 
qui  se  poussent  à  propos  de  la  misère  de  ces  inter- 
:essanis  Chinois;  comme  on  les  plaint,  que  leur  sor* 
estatfreux!  Dieu!  leurs  femmes  !  hélas!  leurs  pau- 
vres enfants!  Cela  fend  le  cœur  ;  rien  que  d'y  penser, 


—  240  — 

madame  est  émue,  sa  sensibilité  se  révolte,  sa  géné- 
rosité met  le  nez  à  la  fenêtre,  et  elle  pose  gravement 
son  nom,  celui  de  son  mari,  ceux  de  ses  enfants, 
elle  force  sa  bonne  à  mettre  le  sien  sur  une  des  in- 
nombrables listes  de  cette  fantastique  souscription 
qu'on  promène  depuis  cent  ans  d'un  bout  de  l'Eu- 
rope à  l'autre,  pour  le  rachat  des  malheureux  petits 
Chinois. 

Comment  peut-il  y  avoir  encore  des  Chinois  plus 
ou  moins  intéressants  à  racheter,  quand  avec  l'ar- 
gent qu'on  a  donné,  on  aurait  pu  acheter  la  Chi - 
ne  entière  ?  Ceci  est  un  mystère  qu'il  ne  ferait  peut- 
être  pas  bon  de  trop  approfondir.  Ne  faut-il  pas  que 
chacun  vive  de  sou  état,  même  lorsqu'il  s'occupe 
d'œuvres  pies  ! 

En  France  on  adore  les  misères  d'outre-mer,  on 
n'a  de  larmes  que  pour  les  misères  transatlantiques, 
la  philanthropie  aime  beaucoup  à  décrire  ce  q  -'elle 
n'a  jamais  vu.  Cela  pose,  cela  fait  une  réputation, 
cela  coûte  très-peu,  et  cela  rapporte  beaucoup. 
Ouant  aux  choses  navrantes  que  nous  avons  sous  les 
yeux  aux  enfants  qui  meurent  de  faim  près  du  cada- 
vre de  leur  mère,  morte  de  besoin,  aux  vieillards 
sans  lit  et  sans  pain,  relégués  dans  des  greniers  in- 
fects, aux  infirmes,  aux  aveugles,  à  toute  cette  race 
de  gueux  parlant  notre  langue,  vêtus  de  lambeaux, 
montrant  leur  face  hideuse  à  tous  les  coins,  on  les 


—  250  - 

abandonne  à  la  charité  publique.  C'est  assez  bon 
pour  de  telles  gens,  ne  rapportant  jamais  ni  hon- 
neurs ni  profits. 

A  Paris  nous  avons  une  population  entière  pour 
le  moins  aussi  curieuse  que  toute  la  nation  chinoise 
à  la  fois.  Elle  ne  connaît  aussi  que  ses  bateaux,  elle 
s'y  marie,  elle  y  meurt,  elle  y  vit.  Ce  sont  les 
Carapatas.  Il  est  vrai  qu'elle  travaille  avec  courage, 
qu'elle  ne  demande  jamais  rien  à  personne,  et  qu'elle 
ne  fait  pas  racheter  ses  enfants,  qui  sont  tous 
gras  et  joufflus,  bien  portants  et  joyeux,  espiègles 
et  mutins.  Que  diable  voulez-vous  qu'on  soit  inté- 
ressant avec  cela  ?  Et  d'ailleurs  pourquoi  est-elle 
si  près  de  nous  !  Est-ce  qu'on  regarde  ce  qu'on 
coudoie  à  chaque  instant  ? 

Les  mœurs  des  Carapatas  sont  des  mœurs  à  part 
qui  ne  ressemblent  à  aucunes  mœurs  connues  à  terre. 
Ce  sont  les  hommes  de  l'eau,  ils  ne  comprennent 
qu'elle;  ils  l'aiment  d'un  amour  sincère  ;  n'est-ce 
pas  elle  qui  les  fait  vivre  et  leur  fait  boire  du  vin  ? 
Ils  sont  plus  fanatiques  de  l'eau  que  les  matelots  ; 
ils  s'ennuient  dès  qu'ils  ont  mis  le  pied  hors  de  leurs 
bateaux;  ils  savent  à  peine  le  nom  des  villes  qu'ils 
traversent  ;  mais  ils  connaissent  les  cabarets,  car 
leur  profond  amour  de  l'eau  ne  nuit  nullement  à 
celui  qu'ils  professent  pour  le  vin.  Pour  eux  le& 
villes  sont  le  grand  Saint-Martin,  le  Soleil-d'Or,  le 


—  251  — 

Cheval-Blanc,    l'endroit   où    Ton  vend  du   meil- 
leur. 

On  est  vraiment  étonné  lorsqu'on  voit  ces  im- 
menses bateaux  du  Mans,  grands  comme  des  bateaux 
de  l'Etat,  conduits  par  un  homme  et  sa  famille,  com- 
posée d'une  femme  et  de  deux  ou  trois  enfants  en 
bas  âge,  traverser  les  écluses,  traînés  par  un  seul 
homme,  venir  prendre  quai  devant  un  de  ces  nom- 
breux magasins  du  canal  du  Temple,  vastes  comme 
des  villes. 

VIII 

A  côté  du  Carapata,  actif  et  laborieux,  voici 
venir,  le  dimanche,  l'Estelle  et  le  Némorin  de  la 
rue  Saint-Denis.  Ce  sont  de  bons  et  paisibles  bou- 
tiquiers, des  ouvriers  tranquilles,  qui  louent  dans 
le  haut  du  faubourg,  dans  une  de  ces  maisons 
connues  sous  le  nom  de  Cours;  un  petit  carré  de 
jardin,  grand  deux  fois  comme  un  mouchoir  de 
poche,  et  qu'ils  viennent  cultiver  de  leurs  mains. 
C'est-à-dire  qu'ils  y  transplantent  des  fleurs  ache- 
tées aux  divers  marchés  aux  fleurs  de  Paris.  A  dix 
lieues  à  la  ronde,  on  ne  connaît  de  fleurs  que  celles 
qui  s'achètent  à  Paris,  pour  orner  les  parcs  et  jar- 
dins de  la  campagne. 


—  252  — 

Le  petit  bourgeois  est  fanatique  de  son  petit 
jardin  et  de  ses  petites  pianles,  elles  lui  coulent 
cent  fois  plus  d'argent  à  soigne»'  que  s'il  les  ache- 
tait chaque  samedi  au  quai  pour  les  faire  trans- 
porter le  dimanche  à  son  petit  carré  de  terre.  Il  est 
obligé  de  payer  un  homme  pour  les  arroser,  heu- 
reuxencorequand  iln'est  pas  obligé  de  payer  unpor- 
teur  d'eau  pour  emplir  ses  arrosoirs.  Mais  aussi, 
avec  quelle;  joie  ne  revêtira-t-il  pas  la  blouse  et  le 
chapeau  de  paille  le  dimanche,  pour  y  conduire  sa 
famille  et  ses  amis!  C'est  avec  un  véritable  senti- 
ment d'orgueil  qu'il  offrira  un  bouquet  de  deux  ou 
trois  fleurs  aux  dames  de  sa  société.  Et  quel  bon- 
heur incompréhensible  de  pouvoir  dire  chaque 
jour  à  son  voisin  :  Voici  un  beau  temps  pour  ma 
vigne,  mon  poirier  se  ressentira  de  celte  chaleur; 
j'aurais  pourtant  besoin  de  monter  à  mon  jardin 
pour  voir  si  mon  jardinier  a  arrosé  mon  rosier  et 
77J^«  œillets.  Car  la  plupart  de  ces  propriétaires  ont 
plutôt  des  propriétés  pour  en  parler  que  pour  en 
jouir.  C'est  pour  eux  une  vanité  satisfaite,  un 
moyen  de  causer  avec  leurs  amis  et  de  leur  faire 
envie.  Que  n'envie-t-on  pas  aux  autres  !  hélas  !  J'ai 
connu  un  officier  qui  a  passé  toute  sa  vie  à  envier 
à  un  sergent  invalide,  un  vigoureux  coup  de  sabre 
que  lui  avait  donné,  en  plein  visage,  un  cuirassier 
russe,  à  Eylau.  Il  se  trouvait  malheureux  d'avoir 


—  253  ~ 

été  trente  ans  militaire,  sans  avoir  pu  recevoir 
un  aussi  beau  coup  de  bancal. 

Le  Parisien  passe  son  existence  à  rêver  le  bon- 
heur des  ch.imps,  les  clairs  ruisseaux  et  l'innocence 
du  vilbge.  Il  travaille  vingt  anspoui  s'acheter  une 
petite  maison  blanche  à  volets  verts,  dans  quel- 
qu'une de  ces  agglomérations  qu'on  fait  par  sou- 
scription aux  environs  de  Paris;  puis,  lorsque  ses 
vœux  sont  bien  accomplis,  qu'il  n'a  plus  rien  à 
désirer,  il  se  m^^t  à  regretter  le  ruisseau  bourbeux 
de  sa  rue,  le  mal  du  pays  s'empare  de  lui,  il  se 
défait  à  n'importe  quel  prix  de  son  cottaç;c,  et  il 
revient  tout  triomphant  faire  sa  partie  de  dominos 
au  café  de  son  quartier.  Il  dit  pis  que  pendre  delà 
vie  de  ces  pays  monotones,  des  bois  et  du  cham- 
pêtre, du  village  et  des  villageois,  et  il  s'écrie  en  se 
rengorgeant  : 

—  Enfin,  je  n'ai  trouvé  le  calme  qu'au  sein  des 
villes,  au  milieu  du  bruit.  Heureux  de  son  anti- 
thèse, il  jure,  mais  un  peu  tard,  qu'on  ne  l'y  pren- 
dra plusé  Car  il  est  guéri  de  sa  folie. 


234  — 


IX 


Et  ma  foi!  il  a  parfaitement  raison.  Il  n'y  a  per- 
sonne au  monde  qui  ait  moins  les  goûts  champêtres 
que  moi.  Je  préfère  un  coin  du  ciel  vu  par  la 
fenêtre  d'une  mansarde  aux  plus  beaux  paysages. 
Je  ne  comprends  la  belle  nature  qu'au  Luxembourg 
ou  bien  au  Jardin  des  Plantes.  Quant  à  la  cam- 
pagne, Ménilmonlant  et  Montmartre  sont  mes 
montagnes;  les  bois  de  Vincenoes  et  de  Boulogne 
mes  forêts.  Mon  rêve  n'a  jamais  été  de  vivre  parmi 
les  poules  et  les  canards,  je  les  préfère  à  la  Vallée 
tout  préparés.  Quand  on  a  vécu  dans  cet  atmo- 
sphère de  Paris,  au  milieu  de  cette  lutte  incessante, 
il  vous  faut  le  bruit,  le  tapage  et  l'animation  des 
(grandes  foules. 

Aussi  conçois-je  très-bien  que  le  Parisien  pur 
sang  regrette  tous  les  vieux  et  bruyants  usages  de 
sa  bonne  ville,  qui  tendent  chaque  jour  à  s'effacer 
déplus  en  plus.  En  effet,  qu'est  devenu  notre  bon 
vieux  carnaval  avec  ses  cavalcades,  ses  chie-en-lits 
en  guenilles,  ses  plaisanteries,  qui  toutes  étaient 
au  gros  sel  avec  accompagnement  de  moutarde.  Et 
les  attrapes,  ces  bêtises  du  peuple  de  Paris,  qui 
consistaient  à  appliquer  aux  mantelets  noirs  des 


—  255  — 

vieilles  femmes  qui  sortent  des  prières  de  quarante 
heures,  des  plaques  blanches  en  forme  de  rats,  à 
leur  attacher  des  morceaux  de  drap  ou  de  papier 
rouge  ;  et  ces  pièces  de  monnaie  clouées  au  pavé  ; 
enfin,  tout  ce  qu'on  peut  imaginer  de  plus  bête, 
divertissait  infiniment  tous  ces  grands  enfants. 
N'oublions  cependant  pas  la  plaisanterie  du  mar- 
mot, qui  se  faisait  à  tous  les  carrefours.  On  fagotait 
un  enfant  postiche,  il  avait  le  dos  tourné,  le  corps 
baissé,  il  semblait  vouloir  ramasser  à  terre  une 
pomme  tombée  de  sa  main,  vous  passiez,  et,  voyant 
l'attitude  embarrassée  de  l'enfant,  vous  ramassiez 
la  pomme  et  la  lui  présentiez.  Aussitôt,  vous  étiez 
en  butte  à  mille  quolibets,  plus  saugrenus  les  uns 
que  les  autres.  C'était  là  un  des  grands  plaisirs  du 
peuple  le  plus  spirituel  du  monde.  Des  attrapes,  il  y 
en  a  de  toutes  sortes.  On  se  souvient  de  l'éternel 
homme  en  chemise,  moutardier  ambulant,  que 
suivaient  d'autres  masques,  s'empressant  avec  des 
morceaux  de  boudin,  d'aller  puiser  de  la  moutarde 
au  derrière  de  cette  chemise.  Et  les  cris  perçaient 
la  nue,  on  applaudissait  à  toutes  ces  plaisanteries. 
Ce  n'était  peut-être  pas  très-attique,  mais  cela 
faisait  rire. 

La  grande  chose  du  carnaval  était  la  promenade 
en  voiture  et  les  chevauchées  du  boulevard,  qui 
devaient  se  retrouver  le  lendemain  à  la  descente 


—  256  — 

de  la  Courlille.  Ah  !    la  descente  de  la  Courlille, 

c'étaient  là  les  vériiables  bacchanales  du  peuple  fran- 
çais !  Quelle  cohue,  quelle  mêlée,  que  de  cris,  que 
de  bruit  Ides  pyramides  d'hommes  et  de  femmes 
grimpés  sur  des  calèches,  s'apostrophanl  d'un  côté 
de  la  rue  à  l'autre,  toute  une  ville  dans  une  rue. 
Aussi,  quelles  poussées,  quelles  orgies!  Ah!  oui, 
rappelons  nos  souvenirs  et  parlons-en  I 


En  perdant  la  descente  de  la  Courtille,  le  carna- 
val populaire  a  perdu  son  plus  beau  fleuron.  C'é- 
tait une  folie,  une  frénésie,  nous  le  voulons  bien  ; 
mais  c'est  de  cela  qu'on  pouvait  dire,  sans  crainte 
d'être  taxé  d'exagération,  que  tout  Paris  y  était. 
Tout  le  monde  disait  c'est  infâme,  c'est  ignoble, 
mais  le  plus  beau  monde,  les  duchesses  en  domi- 
nos, et  les  impures  court-vêtues,  dans  leurs  atours 
débraillés,  lescourtisanesen  poissardes  effrontées,  et 
les  bourgeoises  en  paysannes  ou  en  laitières  suisses, 
s'empressaient,  dès  qualres  du  malin,  de  quitter 
les  salons  de  l'Opéra,  les  bals  de  souscription,  ceux 
des  théâtres,  et  même,  faut-il  le  dire,  les  bals  offi- 
ciels !  pour  y  courir. 

C'était  la  bacchanale  moderne;  on  en  parlait  tant 


—  257  — 

et  tant,  qu'on  venait  de  province  et  de  Télranger 
pour  y  assister.  11  n'y  avait  pas  de  beau  carnaval 
sans  une  bruyante  descente  de  la  Gourtille;  toutes 
les  fenêtres  étaient  louées  un  mois  à  l'avance,  on 
les  payait  un  prix  fou.  Jamais  cérémonie  officielle, 
défilant  le  long  du  boulevard,  ne  pourra  lulter  avec 
cette  grande  fête  annuelle  de  la  population  pari- 
sienne. Que  de  familles  ont  vécu  des  mois  entiers 
et  payé  leur  loyer  d'une  année  avec  la  location  de 
leurs  fenêtres  !  Les  propriétaires  des  grands  terrains 
du  faubourg,  qui  n'était  presque  bâti  que  jusqu'un 
peu  au-dessus  du  canal,  faisaient  construire  des 
tentes  et  des  estrades  pour  ce  jour-là.  C'était  la 
foire  du  quartier;  en  ce  jour  de  bombance  et  d'or- 
gie, les  cabarets  regorgaient  de  monde,  il  y  en  avait 
partout,  même  sur  les  toits;  on  ne  voyait  que  des 
têtes,  et  tout  cela  criait,  hurlait,  s'aspergeait  de  vin. 
Les  voilures  montaient  chargées  de  masques,  et 
mettaient  trois  heures  pour  aller  du  boulevard  à  la 
barrière.  Longchamps  était  dépassé  de  cent  cou- 
dées. 

Celte  fête  était  tellement  populaire,  que  les 
ouvriers  économisaient  sur  leur  paye  pendant  toute 
l'année  pour  bien  finir  leur  carnaval.  On  se  jetait 
des  bonbons  d'une  voiture  à  l'autre  ;  puis  venait  le 
tour  des  œufs  pleins  de  farine,  car  les  patronnets  et 
les  marmitons,  au  lieu  d^  briser  les  œufs  dont  ils  se 

n 


—  2o8  — 

servent  dans  leur  métier,  y  faisaient  un  simple 
petit  trou  par  lequel  s'échappait  le  contenu,  puis 
ils  remplissaient  les  écailles  de  farine  et  les  ven- 
daient beaucoup  plus  cher  qu'ils  n'avaient  coûté  à 
leurs  patrons.  C'était  une  industrie  qui  rapportait 
^^s  sommes  folles  à  tous  les  gamins  des  restau- 
rants et  des  pâtisseries. 

Mais  quand  on  avait  épuisé  ces  œufs  d'attrapes, 
comme  il  fallait  encore  se  jeter  quelque  chose,  c'é- 
tait de  nécessité,  on  se  jetait  à  la  tête  des  œufs  frais 
ou  non  frais,  tant  pis  pour  ceux  qui  les  attrapaient. 
D'autres  aspergeaient  les  piétons  avec  des  sacs  de 
farine  blanchissant  tout  les  passants;  ceux  qui  n'a- 
vaient pas  le  moyen  de  se  procurer  de  la  farine,  ou 
de  la  poudre  répondaient  avec  du  plâtre;  puis  venait 
le  tour  des  projectiles  ;  les  pommes  cuites  commen- 
çaient, on  dévalisait  en  un  instant  les  charrettes  des 
marchands  ambulants,  les  boutiques  des  fruitières; 
les  fruits  et  les  légumes  crus  succédaient,  on  se 
canardait  avec  tout  ce  qui  tombait  sous  la  main, 
jusqu'à  la  boue  des  ruisseaux.  C'était  une  véritable 
guerre  intestine,  bienheureux  si  quelque  malin, 
emporté  par  son  ardeur,  n'envoyait  pas  des  pierres 
et  des  tessons  de  bouteilles.  Cependant,  justice 
était  bientôt  laite  dépareilles  gens.  Un  fort  de  la 
Lalle  déguisé  en  poissarde,  ou  quelque  hardi  gail- 
lard en  costume  de  prince  espagnol  descendait  de 


—  259  — 

son  char,  se  posait  en  vengeur,  et  corrigeait  l'en- 
tliousiasle  sur  l'heure  el  sur  le  lieu.  Il  élail  tacite- 
meni  défendu  de  se  fâcher,  mais  il  était  permis  de 
se  horionner. 

C'était  aussi  le  temps  de  ce  qu*on  appelait  les 
engueulemenls.  On  s'engueulait  d'une  voiture  à 
l'autre;  de  fenêtres  à  voitures,  de  piétons  à  fenê- 
tres; chaque  société  avait  son  ou  sa  forte-en-gueule, 
espèce  de  crécelle  à  poumons  d'acier  chargée  de  ré- 
pondre à  tout  le  monde,  d'arrêter  la  foule  par  ses 
propos  de  haut  goût  et  les  dialogues  grivois  qui 
s'établissaient  entre  camarades.  Car  le  suprême  du 
genre  était  de  diviser  la  bande  dans  deux  voilures 
et  de  s'échanger  les  plus  plus  jolies  choses  du 
monde  en  une  sorte  de  conversation  et  de  style 
poissard.  On  se  donnait  la  réplique  comme  au 
théâtre,  et  jouait  une  pièce  gratis  pour  les  badauds 
de  la  rue.  Ces  conversations  se  composaient  et  s'ap- 
prenaient par  cœur  longtemps  à  l'avance.  On  trouve 
encore  sur  les  quais  certains  exemplaires  du  Caté- 
chisme poissard  ou  l'art  de  s'engueuler  propretnenf 
en  société  sans  se  fâcher,  qui, 's'ils  ne  sont  pas  très- 
spirituels,  sont  du  moins  curieux  comme  genre  de 
littérature  populaire  et  quelquefois  fort  drôles. 
Cela  se  vendait  par  milliers  d'exemplaires  dans  les 
rues  pendant  toute  la  durée  du  carnaval. 

C'était  uûe  sorte  de  langage  par  assonnances. 


-  260  — 

n'ayant  aucune  prétention  à  la  raison,  exagérant  les 
rimes,  imitant  de  très-loin  le  vers,  et  dont  Vadé 
lut  l'inventeur  au  dernier  siècle.  Un  de  nos  plus 
spirituels  écrivains,  M.  Léon  Gozlan,  en  a  fait  une 
fort  heureuse  imitation  dans  une  pièce  jouée  aux 
Variétés  en  1848  ou  49. 


XI 


Le  carnaval  riche,  celui  qui  s'est  promené  pen- 
dant les  trois  jours  gras  en  voiture  à  qualre  che- 
vaux sur  le  boulevard,  s'emparait  au  petit  jour  du 
restaurant  des  Vendanges  de  Bourgogne,  dont  on 
avait  loué  les  salons  et  les  cabinets  longtemps  à 
l'avance.  C'éiait  devant  les  fenêtres  de  l'établisse- 
ment qu'on  venait  surtout  parader  pour  voir  le  fa- 
meux milord  l'Arsouille  La  maison  était  située  au 
coin  du  canal,  à  la  place  où  se  trouve  aujourd'hui 
Soulier,  marchand  de  vins,  renommé  dans  tout  le 
quartier  pour  ses  escargots  à  la  bourguignonne. 
Elle  était  immense;  on  a  bâti  sur  son  emplacement 
einq  ou  six  grandes  maisons  à  six  étages  avec 
cours. 

Là,  le  combat  changeait  d'aspect,  on  jetait  des 
dragées  et  des  oranges  aux  dames,  on  inondait  les 
hommes  avec  des  Ilots  de  Champagne  et  l'onrépon- 


—  261  — 

dait  aux  projectiles  par  des  écailles  d'huîtres  et  des 
assiettes  encore  pleines  des  morceaux  du  déjeuner. 
Car  la  mode  était  dans  ce  temps-là  de  tout  casser 
après  chaque  repas,  vaisselle  et  meubles,  el  de  tout 
jeter  par  la  fenêtre,  en  faisant  voler  les  vitres  dans 
la  rue.  Le  traiteur  en  était  quitte  pour  ne  servir  ce 
jour-là  que  les  assieties  ébréchées  et  les  plats  écor- 
nés qu'il  portait  sur  la  carte  comme  sortant  de  chez 
le  porcelainier.  C'était  une  façon  commode  de  re- 
nouveler son  mobilier  à  peu  de  frais. 

Un  jour  le  père  Passoir  eut  toute  la  devanture 
de  sa  boutique  enfoncée  par  une  cavalcade  entière 
qui  y  entra  et  vint  se  faire  servir  le  Champagne  à 
cheval,  au  milieu  de  sa  salle,  en  brisant  tout  ce 
qu'elle  rencontrait,  tables  de  marbre,  glaces  et 
verrerie. 

Personne  ne  fut  effrayé,  personne  ne  s'y  opposa, 
on  était  habitué  à  ces  excentricités  et  Ton  savait 
que  les  fils  du  premier  empire  ne  marchandaient 
jamais  leurs  plaisirs  et  ne  faisaient  pas  d'écono- 
mies. Ils  se  ruinaient  le  plus  gaiement  el  le  plus 
bruyamment  possible.  Us  avaient  hérité  de  leurs 
pères  d'  une  prodig;ilité  géante,  et  ils  en  usaient  en 
vrais  fous  qu'ils  étaient.  Nous  n'étions  pas  encore 
arrivés  aux  jeunes  gens  rangés,  calculateurs  et  crou- 
piers de  la  Bourse. 

C'était  une  nouvelle  société  qui  prenait  posses- 


-ces- 


sion de  la  France  ;  elle  s'amusait  à  corps  perdu, 
sans  arrière-pensée,  en  véritable  vainqueur.  La  ré- 
volution de  juillet  venait  d'avoir  lieu,  on  était  si 
heureux  d'être  libre  qu'on  ne  pensait  qu'à  jouir  de 
cette  bonne  liberté. 


XII 


On  se  minait  pour  se  costumer,  on  mettait  tout 
au  Mont-de-Piété,  sans  penser  au  lendemain.  Ah  ! 
bien  oui,  demain,  disait-on,  il  ne  viendra  jamais; 
amusons-nous  d'ubord,  nous  verrons  après.  On  était 
dans  un  enivrement  que  tout  le  monde  partageait. 
Les  riches  faisaient  des  folies,  les  pauvres  les  imi- 
taient, personne  n'avait  rien  à  se  reprocher. 

Un  artiste  aujourd'hui  très-célèbre  partit  le  sa- 
medi avec  tout  l'alelier  où  il  travaillait  ;  les  deux 
premiers  jours,  ils  dépensèrent  tout  leur  arjjenl. 
Il  fallait  cependant  faire  mardi-gras  et  enterrer 
mercredi  des  cendres.  Comment  faire?  Il  n'y  avait 
qu'une  visite  à  ma  tante  qui  pût  vaincre  la  difficulté. 
On  fit  un  paquet  général  des  har;ies  de  toute  la 
bande,  et  l'on  alla  frapper  à  la  porte  du  commis- 
sionnaire au  Monl-de-Piété.  11  prêta;  on  s*amusa  à 
la  Cûurlille  tout  le  jour,  on  dansa  toute  la  nuit,  on 
fit  la  pose  obligée  chez  Olivarî  et  chez  Passoir  en 


—  263  — 

descendant  le  lendemain.  Mais  il  fallait  aller  tra- 
vailler le  jeudi.  C'était  là  le  difficile;  comment  se 
rendre  à  l'atelier?  Tout  le  monde  était,  qui  en 
paillasse,  qui  en  pierrot,  cet  autre  en  malin  ;  l'un 
avait  pris  un  costume  poissard,  et  cet  autre  une 
longue  soutane  de  frère  ignorantin;  car,  après  1830, 
on  £6  déguisait  beaucoup  en  Basile,  en  haine  des 
Jésuites;  ces  imprudents  travaillaient  à  la  frise  de 
la  Madeleine. 

Leur  frère  ignorantin  fut  leur  providence;  il  se 
dévoua,  il  alla  chercher  de  l'ouvrage,  il  eut  le 
bonheur  d*en  trouver,  et  la  rue  fut  fort  étonnée  de 
voir  tout  un  atelier  de  sculpteurs,  de  ciseleurs  et  de 
modeleurs,  travailler  sans  relâche  huit  jours  durant 
en  grands  costumes  de  masques.  On  fit  tant  et  si 
bien  qu'en  huit  jours,  chacun  put  rentrer  dans  son 
vêtement  naturel  et  renvoyer  le  costume  au  loueur. 
Ce  fut  encore  le  digne  frère  qui  se  présenta  pour 
rapporter  l'ouvrage  et  courir  bien  vile  au  grand 
clou  de  la  rue  de  Paradis.  Lorsqu'il  revint,  c'était 
fête.  On  était  délivré  de  la  prison  du  carnaval. 

Vous  croyez  peut-être  que  cette  leçon  leur  pro- 
fita! Baste!  trois  semaines  après,  ils  faisaient  la 
mi-carême,  et  notre  artiste  passait  huit  jours  à  la 
Madeleine  en  turc  d*enseigne,  il  avait  recommen<ié 
la  même  fête. 


—  2G4  - 


XIII 


Un  nommé  Olivari,  de  Marseille,  ancien  figuran» 
danseur  du  Cirque,  avait  élabli  un  restaurant  au 
faubourg,  à  l'enseigne  du  Bœuf  provençal.  Lui 
aussi,  c'était  un  original.  Il  avait  la  manie  de  faire 
fortune  pour  voyager  et  voir  du  monde.  C'était  d'ail- 
leurs un  très-aimable  garçon;  il  avait  su  attirer 
chez  lui  la  société  des  artistes.  Aux  jours  de  folie 
orgie,  il  faisait  une  concurrence  souvent  avanta- 
geuse aux  Vendanges  et  à  la  maison  Passoir;  car 
les  sociétés  qui  occupaient  ces  trois  maisons  étaient 
Irès-distinctes.  Passoir  avait  les  entrepreneurs,  les 
commerçants  en  goguettes  et  les  riches  Israélites 
du  quartier;  on  s'y  connaissait,  on  se  réunissait  là 
en  voisins.  Les  Vendanges  étaient  occupées,  comme 
nous  l'avons  dit,  par  les  fils  de  famille,  ceux  que 
les  bourgeois  nomment  des  bourreaux  d'argent;  et 
Olivari  avait  ses  artistes  peintres,  comédiens,  gens 
de  lettres.  C'était  comme  on  le  pense  bien  un  assaut 
de  folies  et  d'excentricités  entre  les  trois  genres  de 
consommaleurs.  Si  les  uns  avaient  plus  d'esprit, 
les  autres  avaient  plus  d'argent. 

Un  jour  un  grand  seigneur  s'avisa  de  jeter  de 
Targent  au  peuple,  du  balcon  des  Vendanges.  Ce  fut 


—  265  — 

une  cohue  hideuse  à  voir  dans  la  rue;  des  furieux, 
des  enragés,  le  visage  sanglant  et  couvert  de  boue, 
se  précipiièrent  sur  le  pavé  à  se  rompre  bras  et 
jambes,  pour  ramasser  la  pièce  de  monnaie  n'im- 
porte où  elle  était  tombée;  fût-ce  même  sous  les 
pieds  des  chevaux.  C'était  une  masse  qui  tombait 
et  se  relevait  comme  des  énormes  marteaux  de  fer 
qu'on  voit  dans  les  forges  et  qui  écrasent  tout  sur 
leur  passage. 

La  chose  eut  un  succès  immense;  c'était  là  tout 
à  fait  une  plaisanterie  aristocratique;  aussi  toute  la 
matinée  ne  vit-on  que  des  imitateurs  des  largesses 
de  milord  l'Arsouille,  car  tout  ce  qu'on  faisait 
d'excentrique  était  à  l'instant  même  attribué  au  lord 
Arsouille.  On  ne  prête  qu'aux  riches,  dit  un  pro- 
verbe qui  par  hasard  n'est  pas  menteur. 

Les  habitués  de  Passoir  ne  voulant  pas  rester  en 
arrière  brisèrent  la  devanture  de  la  boutique  et  se 
mirent  à  verser  à  boire  gratis  à  tous  ceux  qui  vou- 
laient. Alors  ceux  d'CHivari  firent  dresser  toutes  les 
tables,  parer  tous  les  salons  et  les  cabinets,  et  arrê- 
tant le  monde  de  force  dans  le  faubourg  ils  offrirent 
un  déjeuner  et  un  bal  forcé  à  tous  les  masques 
qu'ils  purent  rencontrer. 

On  voit  que  d'un  côté  et  de  l'autre  on  savait  asser. 
proprement  faire  danser  les  écus  et  jeter  passable- 
ment l'argent  par  les  fenêtres. 


—  200 


V 


Toat  est  bien  changé.  Olîvarî  est  mort,  les  Ven- 
danges ont  disparu,  Passoir  est  un  bon  bourgeois, 
sa  seule  maison  garde  son  immense  renommée. 
Mais  les  excentricités  de  l'ex-danseur  lui  ont  fait 
une  telle  réputation,  qu'on  en  parlera  longtemps 
encore  dans  le  quartier  où  il  a  laissé  les  meilleurs 
souvenirs.  Sa  manie  de  voyager  était  poussée  si  loin, 
que  lorsque  les  affaires  allaient  bien,  il  prenait  de 
l'argent,  et,  sous  le  prétexte  d'aller  à  Bercy  ou  à 
l'Entrepôt,  faire  ses  achats,  il  partait;  deux,  trois, 
et  parfois  six  mois  s'écoulaient  sans  qu'on  en  eût  de 
nouvelles.  Sa  femme  ne  s'en  inquiétait  pas,  elle 
faisait  ses  affaires,  tenait  son  comptoir,  gourman- 
dait  son  chef  et  ses  garçons,  remplaçait  même  avec 
avantage  son  mari.  Elle  le  connaissait,  et  était,  (îès 
longtemps,  habituée  à  ses  escapades. 

Si  on  lui  demandait  des  nouvelles  du  volage, 
elle  répondait  naïvement  :  «  Je  ne  sais  pas  s'il  est  en 
Espagne  ou  bien  à  Marseille,  peut-être  en  Angle- 
terre. » 

Olivari  rentrait  un  beau  matin,  était  fort  étonné 
de  ne  pas  voir  son  couvert  à  la  table  du  déjeuner, 
se  faisait  donner  une  assiette,  prenait  place,  man- 


—  ^67  — 

geait  comme  quatre,  et  il  n'y  avait  pas  d'autre  ex- 
plication, tout  était  dit.  Jamais  sa  femme  ne  lui  fit 
un  reproche,  jamais  il  ne  lui  dit  quels  pays  il 
avait  visités  dans  ses  excursions.  Ils  faisaient  ainsi 
le  meilleur  ménage  connu. 


XV 


Noire  voyageur  était  d'une  adresse  presque  in- 
croyable; il  excellait  dans  tous  les  exercices  du 
corps;  c'était  une  f-çou  de  chevalier  de  Saint- 
Georges. 

Un  jour  l'idée  lui  vint,  après  avoir  lu  sans  doute 
fe  célèbre  livre  de  M.  Maldan,  VArl  d'élever  les  la- 
pins et  de  s'en  faire  3,000  livres  de  renie,  d'acheter 
une  petite  maison  dans  le  haut  du  faubourg,  avec 
un  petit  jardin,  presque  sur  le  mur  de  ronde,  d'eti 
faire  une  sorte  de  salle  d'armes  et  d'y  élever  des 
lapins.  Il  n'avait  cependant  pas,  il  faut  le  dire,  la 
prétention  affichée  par  le  célèbre  écrivain  Maldan. 
11  voulait  seulement  posséder  un  petit  pied-à-terre, 
un  petit  vide-bouteille  pour  se  distraire  avec  s?s 
amis  en  cassant  de  temps  en  temps  le  col  à  un  de 
ses  élèves  après  un  assaut. 

Pendant  quelque  temps  les  lapins  croissaient  et 
multipliaient  à  plaisir  ;  il  les  comptait  chaque  jour; 


—  ïr68  — 

il  les  caressait  d'un  œil  de  propriétaire;  il  les  soi- 
gnait et  les  choyait.  Ses  lapins  faisaient  sa  joie, 
quand,  un  jour,  il  s'aperçut  que  le  nombre  avait 
diminué;  les  plus  beaux,  les  plus  gros  avaient  dis- 
paru. Il  s'en  inquiéta;  il  crut  qu'ils  avaient  creusé 
un  terrier;  mais,  malgré  toutes  ses  recherches,  il 
ne  put  rien  découvrir.  Quelques  jours  après  le 
même  phénomène  se  renouvela.  Cela  devenait  fan- 
tastique. 

Olivari,  qui  était  brave,  voulut  éclaircir  le  fait;  il 
établit  un  affût  et  vint  passer  la  nuit  près  de  la  ca- 
bane aux  lapins. 

H  y  avait  déjà  trois  jours  que  duraient  ses  veil- 
lées, quand  une  nuit,  il  vit  un  grand  et  solide  gail- 
lard enjamber  son  mur  et  venir  sans  façon,  en  pre- 
nant bien  son  temps,  choisir  parmi  ses  chers  élèves, 
ceux  qui  lui  convenaient  le  mieux.  Il  sortit  furieux 
de  sa  cachette,  et,  prenant  le  voleur  par  le  bras,  il 
lui  dit  : 

—  Ah!  misérable,  c'est  toi  qui  vole  mes  lapins; 
je  pourrais  te  livrer  à  la  justice,  mais  non,  tu  me 
ferais  encore  perdre  mon  temps  à  témoigner;  tiens, 
gredin,  défends  ta  vie,  car  je  veux  me  faire  justice 
moi-même. 

En  disant  ces  mots,  il  jetait  une  épée  au  voleur, 
se  mettait  en  garde  et  attaquait.  Mais  le  gredin 
était  un  gaillard  qui  avait  fait  un  congé  aux  compa- 


—  269  — 

gnies  de  discipline  :  il  y  avait  été  prévôt  de  pointe, 
contre-pointe,  canne  et  chausson;  il  maniait  Tépée 
i^n  vrai  soudard;  il  chargea  notre  propriétaire  qui 
loinpit,  et  s'aperçut  qu'il  avait  alTaire  à  l'orle  partie. 
Mais,  par  un  dégagement  heureux,  il  perça  l'épaule 
de  son  adversaire,  celui-ci  poussa  au  cri,  laissa 
tomber  son  épée  en  demandant  merc*.  Olivari,  en 
vainqueur  généreux,  voulait  simplement  le  jeter  à 
la  porte  après  sa  victoire.  Hélas  !  le  vaincu  avait 
perdu  touto  connaissance  ;  il  était  couché  inanimé 
sur  le  terrain,  et  le  sang  sortait  à  gros  bouillons  de 
ses  plaie».  Voici  notre  homme  bien  embarrassé;  il 
transporte  son  voleur  dans  sa  maison  et  s'occupe 
de  le  faire  revenir  à  lui  ;  puis,  il  fallut  le  panser:on 
ne  peut  cependant  pas  jeter  un  chrétien  tout  san- 
glant sur  le  pavé. 

Si  Olivari  était  bon  tireur,  maître  en  fait  d'armes, 
il  était  très-mauvais  chirurgien,  si  bien  qu'il  passa 
toute  la  nuit  auprès  de  son  voleur  à  essayer  tous  les 
moyens  d'arrêter  l'hémorrhagie.  Au  jour,  il  fut  bien 
heureux  de  lui  remettre  un  louis  dans  la  main,  en 
lui  disant  : 

—  Va-t'en  te  faire  pendre  ailleurs. 

—  Ah  !  monsieur,  s'écria  le  gredin,  vous  êtes  un 
brave  homme,  et  si  dorénavant  on  vous  vole  vos  la- 
pins, ils  auront  affaire  à  moi. 

—  ^e  te  remercie  de  ta  bonne  intention,  mais  je 


—  270  — 

jure  que  sera  bien  fin  celui  qui  me  prendra  à  vou- 
loir eiK  ore  me  faire  justice  moi-même  et  à  élever 
des  lapins. 

Le  lendemain,  en  effet,  on  lisait  en  tête  de  la 
carte  du  jour  du  Bœuf  provençal  :  gibelotte  de  la- 
pin. Les  élèves  du  patron  avaient  été  sacrifiés,  ils 
lui  coùtaieni  trois  fois  le  prix  de  ceux  qu'on  achète 
au  marché. 


XVI 


Un  article  intitulé  le  Faubourg  du  Temple,  se- 
rait parfaitement  incomplet,  si  on  ne  parlait  pas 
des  célèbres  bals  Chicard,  qui,  pendant  cinq  ou 
six  ans,  ont  tant  occupé  Paris,  la  province  et  l'é- 
tranger ;  si  on  ne  s'occupait  pas  de  l'ancienne 
Courtille  et  de  ses  salons,  des  grandes  batailles 
qui  s'y  donnaient,  et  faisaient  la  joie  de  nos  devan- 
ciers; et  enfin,  des  personnages  célèbres  qui  fré- 
quentaient le  lieu.  Et  d'ailleurs,  il  a  été  trop  sou 
vent,  dans  ce  travail,  question  de  milord  l'Arsouille, 
pour  que  nous  ne  fassions  pas  faire  à  nos  lecteurs 
la  connaissance  de  ce  personnage  fantastique,  qui, 
pendant  dix  ans,  occupa  tous  les  bourgeois  de  Pa- 
ris, et  qui  aujourd'hui  encore  est  resté  à  l'état  lé- 
gendaire. 


—  271  — 

XVII 

) 

LE   BAL    CHICARD 

Faut-il  nous  écrier  avec  l'aigle  de  ûleaux  ;  Le  car- 
naval se  meurt,  Chicard  est  mort  ! 

«  Non,  non,  Chicard  n'est  pas  mort,  car  il  vit 
encore,  »  nous  répond  tout  un  chœur  de  joyeux 
drilles;  Chicird,  le  grand  Chicard,  Thomme-danse, 
l'époux,  en  pas  mal  de  noces,  de  la  Terpsichore 
faubourienne,  le  successeur  direct  des  Jérôme 
Carré  et  des  Cadet  Buteux,  ce  digne  écuyer  de 
VaiJé  et  de  Désaugiers,  Tamant  chéri  de  I\Ianon 
Giroux  et  de  Fauchonnelte,  ne  meurt  pas  ainsi.  Petit 
bonhomme  vit  encore,  seulement  petit  bonhomme 
est  passé  à  l'état  de  personnage  burlesque  et  légen- 
daire. 11  a  laissé  un  nom,  mais  qui  sait  ce  qu'il  a 
fait?  Quelques  érudits  à  peine.  On  est  obligé  de 
chercher  son  nisloire  dans  les  livres,  absolument 
comme  s'il  s'agissait  de  ce  bon  M.  de  la  Palisse.  El 
Chicard  vit  encore  ! 

Tout  le  monde  sait  du  moins  que  M  de  la  Pa- 
lisse est  mon,  qu'il  est  mort  de  maladie,  et  qu'un 
quart-d'heure  avant  sa  mort  il  était  encore  envie. 

M«ûs  Chicard,  où   est  Chicard 2  A-t-ii    eu   un 


—  272  — 

chantre  de  ses  hauts  faits,  comme  le  vaillant  guer- 
rier du  quatorzième  siècle?  Non,  il  n'a  même  pas 
eu  l'honneur  d'une  complainte  comme  le  sire  de 
Framboisy.  et  Chicard  vit  encore! 

Oh!  ingratitude  humaine!  oh!  gloire!  oh!  re- 
nommée! Allons  poètes,  à  vos  élaux,  aux  établis, 
limez,  rabotez  un  chant,  une  chanson,  un  poème, 
une  ode,  un  sonnet,  n'importe  quoi  ;  mais  chantez 
Chicard!  il  a  fait  assez  danser  les  autres,  ceux  de 
de  la  saison  dernière.  Eh!  quoi,  êtes-vous  donc  si 
dédaigneux  de  nos  gloires,  que  vous  n'ayez  pas  en- 
core songé  à  couler  cette  grande  figure  moderne 
dans  l'or  de  votre  poésie?  Chicard  est-il  donc  ap- 
pelé à  partager  le  sort  des  inventeurs  ?  Chicard, 
l'inventeur  du  cancan,  sera-t-il  méconnu  comme 
Quinquet,  Salomon  de  Caus,  l'inventeur  de  la  canne- 
flûte  et  celui  du  gaz  à  brûler?  N'aura-t-il  jamais  sa 
sutue  ? 


XVIII 

Mais,  si  Chicard  n'est  pas  mort,  son  bal  est  bien 
mon  et  enterré.  Si  sa  gloire  a  sfrvécu,  c'est  grâce 
aux  commis-voyageurs  et  non  aux  poètes  ingrats 
qni  n'ont  pas  su  le  chanter. 

Chicard  qui  est  romantique,  Chicârd  qui  a  in- 


—  273  — 

Venté  dès  inols  proscrits  de  rinstitut  !  Ouvrez  la 
dernière,  là  plus  récente  édition  du  dictionnaire  et 
chercliez  J  vous  ne  trouverez  jamais. 

Chic,  subs.  masc,  férn.  {prononcez  chick)  :  beau, 
bien  fait,  élégant  ;  on  dit  :  un  homme  a  du  chic 
quand  il  se  met  bien.  Ce  peintre  a  du  chic  (Coquille), 
il  fait  bien.  On  l'emploie  quelquefois  adjectivement; 
ainsi  on  dit  :  C'est  une  femme  chiquée  (Veuillot), 
c'est-à-dire  pleine  d'élégance,  ballonnée  de  crino- 
line et  peinte  au  pastel. 

Et  l'adjectif  chicard,  n'ayant  pour  superlatif  que 
chicandard,  et  tous  leurs  dérivés,  croyez-vous  que 
vous  les  trouverez  dans  ce  sempiternel  lexique,  tou- 
jours en  arrière  de  cent  ans  de  la  langue  qu'il  doit 


XIX 

C'est  assez  nous  amuser  aux  bagatelles  de  la  porte. 
Entrons  dans  ce  bal,  qui  est  devenu  aujourd'hui  ua 
sujet  curieux  d'études  archéologiques. 

Mais  comment  décrire  l'ensemble  de  cette  réu- 
nion vraiment  unique  qui  a  fait  pâlir  les  nuits 
de  Venise,  et  les  orgies  du  seizième  siècle,  et 
toutes  les  réunions  du  temps  de  la  régence  ? 
Imaginez,  iuveûlez,  accouplez  des  myriades   de 

18 


—  274  — 

voix,  des  cris,  des  chants,  des  vociférations,  des 
hurlements,  de  Targot,  des  épithèles  qui  volent 
comme  des  flèches  d'un  bout  de  la  salle  à  Tautre, 
des  tapages  à  rendre  sourds  les  habitués  de  tous  les 
concerts  du  monde,  des  trépignements,  des  contor- 
sions, une  pantomime  sans  nom,  un  pandémonium 
continu  de  figures  tour  à  tour  rouges,  blanches, 
violettes,  tatouées,  jaunes,  vertes,  bleues,  des  poses 
saugrenues,  impossibles,  des  tours  de  force,  des 
sauts  de  carpe  à  faire  mourir  d'envie  tous  les  sal- 
timbanques; l'un  marche  sur  les  mains,  l'autre  fait 
la  cabriole,  celui-ci  exécute  un  saut  périlleux,  en 
voici  un  autre  qui  contrefait  la  grenouille,  son  vis-à- 
vis,  exagérant  sur  lui,  produit  une  roue  irréprocha- 
ble, tandis  que  le  voisin  se  livre  au  grand  écart;  et 
les  quadrilles  où  chatoient  mille  couleurs,  des  plu- 
mets, des  casques,  des  flammes,  des  fleurs;  c'est 
une  folie,  un  éclat  de  rire  qui  dure  une  nuit,  un 
tohu-bohu,  une  sarabande  que  Dante  et  Millon 
n'ont  point  osé  décrire  dans  leurs  enfers;  c'est  sur- 
humain, démoniaque,  quelque  chose  comme  une 
danse  macabre,  si  jamais  on  a  dansé  cette  danse 
apocryphe;  c'est  un  tableau  qu'il  faut  renoncera 
peindre,  dont  rien  ne  pourrait  donner  une  idée;  à 
peine  si  la  photographie  pourrait  saisir  quelques- 
uns  de  ces  aspects  multiformes;  mais  reproduirait- 
elle  ces  masques  animés  par  le  vin  de  Champagne 


-  275  — 

et  ces  physionomies  rayonnantes  au  reflet  du  punch 
et  de  mille  voluptés?  Que  vous  dirai-je?  C'est  une 
ronde  du  sabbat  qui  commence ,  voilà  le  bal 
Chicard. 


XX 


On  rencontrait  à  ce  bal  le  plus  incroyable  pêle- 
mêmedenuances  sociales,  le  plus  curieux  méli-mélo, 
des  têtes  impossibles  à  accoupler  ensemble,  des 
contrastes  déguisés  et  inexplicables.  A  côté  de  tout 
ce  que  la  littérature  produisait  de  plus  fantaisiste, 
les  ateliers  de  plus  échevelé,  l'art  de  plus  abracada- 
brant, la  jeunesse  de  plus  gai,  la  bohème  de  plus 
insouciant  et  Paris  de  plus  spirituel,  on  voyait  des  pu- 
blicistes  graves,  des  banquiers  ennuyeux  et  des  phi- 
losophes gourmés.  Là,  tout  était  nivelé,  c'était  le 
temple  de  l'égalité;  on  était  fonda  dans  l'immense 
tourbillon  de  costumes  et  de  quadrilles  :  le  galop 
effaçait  toutes  les  catégories,  toutes  les  conditions 
et  rapprochait  tous  les  ordres. 

Plus  d'un  homme  haut  placé  dans  la  politique 
venait  en  catimini  assister  à  la  saturnale.  On  cite  un 
des  hommes  les  mieux  posés  de  France  qui  venait 
régulièrement  chaque  année  faire  son  pèlerinage  au 
bal  Chicard.  C'était  pour  lui  un  article  de  foi,  une 


—  276  — 

tradition  irrésistible.  Il  venait  s'y  délasser  de  ses 
lourds  travaux,  en  riant  chaque  année  des  nouvelles 
créations,  des  imbroglios  imprévus,  en  étudiant  ces 
physionomies  inédites  et  toujours  amusantes. 

Des  hommes  éminents  mendiaient  la  faveur  de 
leurs  secrétaires,  des  professeurs  flattaient  leurs 
élèves,  des  gens  politiques  faisaient  la  cour  aux  pe- 
tits employés,  des  industriels  renommés  souriaient 
aux  commis,  les  oncles  pardonnaient  à  leurs  neveux 
pour  obtenir,  avec  leur  protection,  une  lettre  de 
monsieur  Cliicard  plus  gros  que  le  bras.  Tout  le 
monde  en  voulait  :  TAnglais  passait  la  Manche,  le 
Russe  quittait  Titalie,  rAUemand  oubliait  le  che- 
min de  sa  brasserie  pour  accourir  à  Paris,  et  venir 
bumblement  présenter  leuss  hommages  au  grand 
homme,  aûa  d'obtenir  une  de  ses  bienheureuses 
invitations. 

Pendant  deux  mois  on  faisait,  à  la  rue  Jean-Jac- 
ques -Rousseau,  un  service  spécial  pour  monsieur 
Chicard.  11  lui  arrivait  de  tous  les  coins  du  monde 
les  lettres  les  plus  flatteuses,  les  sollicitations  les 
plus  obséquieuses.  Heureux  celui  qui  pouvait  lui 
dire  :  Monsieur,  je  suis  le  cousin  de  votre  apothi- 
caire. 

Ohl  si  Chicard  voulait  nous  laisser  un  jour  fouil- 
ler dans  sa  collection  d'autographes  I  Quelle  bonne 
fortune  pour  vous,  chers  amis  lecteurs. 


-  277  — 

Si  l'agiotage  actuel  avait  été  de  mise  dans  ce 
temps-là,  nul  doute  qu'on  eût  coté  à  la  Bourse  les 
invitations  aux  bals  Chicard.  Ces  bals  ont  cessé  à 
temps;  ce  n'est  du  moins  pas  l'ennui  qui  les  a  tués. 

XXI 

Mais  les  grands  personnages,  les  étudiants  rieurs, 
les  publicistes  graves,  les  rapins  échevelés,  les  in- 
dustriels enrichis,  les  commis  joyeux,  les  étrangers 
ahuris,  les  littérateurs  fantaisistes,  les  oncles  indul- 
gents et  les  clercs  de  notaire  dansants,  tout  cela  ne 
forme  que  la  moitié  du  public  d'un  bal;  l'autre  moi- 
tié, et  la  plus  belle,  où  Chicard  va-t-il  la  prendre? 
Qelles  sont  les  femmes  a-sez  grecques,  assez  Pom- 
padour,  assez  humanitaires,  pour  être  constamment 
è  la  hauteur  de  cette  chorégraphie,  de  cette  passion, 
de  cette  littérature? 

Chicard,  en  grand  éclectique  qu'il  était  et  qu'il 
est  encore,  sans  doute,  aujourd'hui,  prenait  ses  dan- 
seuses partout  et  nulle  part.  Il  les  choisissait  tantôt 
dans  le  magasin  de  la  lingère,  tantôt  au  comptoir 
des  cafés,  tantôt  dans  les  coulisses  des  théâtres.     , 

Dans  les  quartiers  retirés  on  trouve  encore  quel- 
ques débris  de  ces  nuits  dantesques,  qui  conservent 


^  278 


avec  orgueil  leurs  lettres  et  les  montrent  ainsi  que 
des  parchemins  constatant  qu'ils  sont  de  race. 


XXII 

Après  tout,  le  bal  Chicard  n'était  qu'un  bal  de 
souscription  et  encore  un  bal  dans  les  prix  doux  : 
il  ne  coûtait  de  bourse  déliée  que  dix  francs  d'en- 
trée, le  souper  compris.  Mais  on  n'y  allait  pas  pour 
souper,  on  y  allait  pour  cette  chicorée  où  chacun 
prenait  place  vers  le  milieu  de  la  nuit. 

Ces  dix  francs  étaient  le  droit  que  l'on  payait  à 
l'organisateur  pour  avoir  le  droit  de  bourgeoisie, 
place  au  lustre  et  aux  quadrilles.  Le  restaurateur 
n'y  aurait  pas  fait  ses  frais,  s'il  n'avait  pas  su  ce  que 
pouvait  eiiLiaîner  à  sa  suite  une  pareille  solennité 
carnavalesque;  à  peine  s'il  eût  traité  le  monde  ba- 
ro(iue  de  ces  nuits  exhilaritantes  avec  le  respect 
qu'il  témoignait  aux  bourgeois  en  goguette  et  aux 
noces  de  boutiquiers  qui  fréquentaient  ses  sa- 
lons. 

On  se  pressait,  on  se  foulait  dans  ces  vastes  sa- 
lons des  Vendanges  de  Bourgogne,  surtout  pour  con- 
templer à  son  aise  l'Olympe  grotesque  qui  se  dérou-" 
lait  sous  les  yeux  des  spectateurs  ébahis.  En  effet, 
c'est  au  bal  Chicard  que  l'on  doit  d'avoir  débar- 


—  279  — 

rassé  le  carnaval  des  pêcheurs  napolitains,  des  arle 
quins,  des  turcs,  des  paillasses,  des  pierrots,  de 
princes  espagnols,  des  troubadours  et  des  chevalier- 
abricots  qui  encombraient  tous  les  bals.  Ceci  est  un 
service  rendu  a  la  gaieié,  au  bon  goût  et  à  l'imagi 
nation  française,  qu'on  ne  doit  pas  oublier. 

Au  bal  Chicard,  tous  ces  costumes,  ces  oripeaux, 
ces  paillettes  s'y  trouvaient,  mais  réhabilités  par  l'i- 
magination. Des  adeptes  avaient  su  renchérir  en- 
core sur  la  cocasserie  des  costumes  traditionnel 
du  mélodrame  moyen  âge.  Ils  avaient  laissé  bien  loin 
derrière  eux  les  inventions  de  M.  d'Arlincourt,  ils 
avaient  dépassé  le  Soliiaire  de  cent  coudées  et  en- 
terré la  Gaule  poétique  de  cet  excellent  M.  Mar- 
changy  à  deux  cents  pieds  sous  terre.  Cela  tenait  du 
prodige,  mais  cela  était.  Ils  avaient  tué  le  ridicule 
sous  la  parodie.  N'est-ce  pas  un  tour  de  force  l 

Gavarni  a  légué  à  la  postérité,  dans  un  admirable 
album  de  dessins  comme  lui  seul  en  sait  faire,  toute 
cette  parodie  grotesque,  mais  spirituelle;  depuis 
Chicard  coiffé  de  ce  casque  si  attendrissant  et  si 
élégiaque  qui  avait  coiffé  M.  Marty  au  temps  glo- 
rieux du  Solitairey  alors  qu'avec  une  voix  de  ton- 
nerre il  pleurait  son  Elodie,  la  vierge  du  couvent, 
la  colombe  des  ruines,  l'ange  d'Unterwald,  jusqu'au 
Çovage  sivilizéj  cette  création  du  genre,  et  Flouman  I 
le  banquier,  et  Balocliard,  ce  type  nouveau,  et  Si- 


—  280  — 

lène,  le  servant  de  Raochus,  et  Pétrin,  en  un  mot 
toute  la  grande  famille. 

Nous  renvoyons  nos  lecteurs  à  l'album  du  bal 
Chicard. 

Nous  avouons  franchement  n'avoir  jamais  été  au 
bal  Chicard,  nous  n'étions  p^s  encore  de  ce  monde, 
alors  que  se  donnaient  ces  grandes  batailles  ;  nous 
sommes  donc  obligés  de  faire  ici  un  travail  d'ar- 
chéologue, c'est-à-dire  de  prendre  le  pkis  propre- 
ment possible  à  tous  les  écrivains  qui  en  ont  parlé 
leur  meilleure  description.  Nous  prendrons  tant 
notre  bien  où  nous  le  trouverons,  que  le  public 
finira  peut-être  par  dire  que  nous  empruntons  un 
peu  celui  des  autres.  Jules  Janin,  Léon  Gozlan, 
Alréric  Second,  Taxile  Delord,  Altaroche,  et  vous 
tous  qui  avez  parlé  de  ce  bal,  ne  dites  rien,  ne  ré- 
clamez pas,  saluez  seulement;  c'est  votre  esprit  qui 
va*  passer,  reconnaissez-vous. 


—  281  - 


XXIV 


L'orchestre  a  donné  le  signal,  c'est  le  moment 
le  plus  intéressant,  et  quel  orchestre  !  Dix  pisto- 
lets solo,  quatre  grosses  caisses,  trois  cymbales, 
douze  cornets  à  pistons,  six  violons  et  une  cloche. 
Au  premier  coup  de  ce  carillon,  de  ce  branle-bas, 
de  ce  tocsin,  la  ioule  s'est  élancf^e,  que  fait-elle  au 
milieu  du  tourbillon  de  poussière  que  soulève  ses 
pas  !  Quelle  danseexécute-t-ellt- !  Est-ce  la  sarabande 
la  pavane,  la  gavotte,  la  farandole,  la  percheronne 
de  nos  pères  ?  Est-ce  le  poëme  épique  auquel  les 
bayadères  ont  donné  le  nom  de  pas?  Est-ce  la  ca- 
chucha,  cette  espèce  d'ode  à  Priape  ,  que  l'on 
danse  en  Espagne,  au  lieu  de  chanter  ? 


XXV 

Certes,  la  chahut,  comme  on  la  dansait  alors,  était 
quelque  chose  de  hideux,  de  monstrueux,  mais 
c'était  la  mode,  avant  d'arriver  au  cancan  parisien, 
c'est-à-dire  à  celte  danse  élégante,  décemment  las- 
cive lorsqu'elle  est  bien  dansée.  Chicard,  à  vrai 
dire,  n'a  rien  inventé,  mais  il  a  perfectionné,  et  en 


__  582  

parodiant  la  chahut,  en  l'exagérant,  il  en  a  montré 
toutes  les  faces  honteuses,  il  l'a  tuée.  11  ne  fut,  en 
un  mot,  qu'un  précurseur,  un  démolisseur,  le  Vol- 
taire de  la  vieille  danse,  mais  le  révolutionnaire,  le 
fondateur  devait  arriver  plus  tard,  et  ce  fut  le  cé- 
lèbre Brididi.  Aujourd'hui ,  le  cancan  en  l'école 
moderne  triomphe,  la  chahut  n'est  plus  guère  con- 
nue que  des  titis  des  Funambules. 

Chicard  a  fait  son  temps,  Brididi  règne  ;  les  ven- 
danges sont  mortes  ;  vive  le  bal  Musard  î 

Cependant,  remontons  un  moment  dans  ces  sa- 
lons ,  le  moment  de  se  mettre  à  table  est  arrivé. 
Ce  n'est  point  le  fin  souper  de  la  Régence,  ce 
n*est  pas  non  plus  celui  de  Trimalcion  ;  c'est  là 
seulement  qu'on  pouvait  rencontrer  par  hasard  , 
égaré,  nous  ne  savons  comment,  un  tout  petit  brin 
de  cet  esprit  national  qui  fait  notre  gloire.  Mais  la 
grosse  charge,  la  bêtise  exhilarante  y  régnaient  en 
maîtresses.  Tout,  même  les  mots,  y  était  assai- 
sonné au  gros  sel,  cela  faisait  boire. 

Alors  venaient  les  chansons,  la  parole  graveleuse, 
la  charge  chantée  par  les  poètes  et  les  troubadours  du 
lieu.  Mais  le  vin  et  la  chanson  ont  volcanisé  les 
têtes,  le  Champagne  produit  son  effet  ;  c'est  ici  que 
commence  la  grande  orgie  de  la  Vénus  pandémo- 
nie  ;  filles,  femmes,  griseltes,  Tcuves,  dames  ga- 
lantes, tout  se  mêle,  tout  se  confond,  tout  est  en 


—  283  — 

délire.  C'est  le  moment  où  If  s  bacchantes  deThrace 
entrent  en  scène;  la  morale  est  en  péril  :  laissons 
parler  un  des  écrivains  spirituels  de  ce  temps-ci,  il 
décrit  de  visu. 

« Quelques  bergères  faciles  ont  toléré 

les  familiarités  indiscrètes,  quelques  couples  hardis 
prennent  des  poses  excessivement  mythologiques, 
d'autres  sont  sur  le  point  de  faire  tableau.  Une  voix 
a  crié  d'éteindre  les  lustres,  il  ne  resterait  plus  qu'à 
nous  esquiver,  si  à  un  coup  d'œil  de  Chicard,  la 
musique  n'éclatait  de  nouveau. 

«  L'orchestre  roule  comme  le  tonnerre  sur  les 
flots  soulevés,  et  à  chaque  éclat  de  la  fouJre  musi- 
cale, la  tempête  recommence  plus  ardente,  plus 
furieuse,  plus  échevelée  jusqu'à  ce  que  la  voix  de 
Dieu  se  fasse  entendre  par  l'intermédiaire  du  ca- 
dran, et  dise  à  ces  vagues  indomptées  :  «  Vou? 
n'irez  pas  plus  loin.  »  —  Quelquefois  au  milieu  de 
cette  frénésie,  les  fichus  s'en  vont,  les  corsages 
craquent,  les  jupons  se  déchirent,  malheur  à  celle 
qui  voudrait  s'arrêter  en  chemin  pour  réparer  le 
désordre  de  sa  toilette,  l'impitoyable  galop  passe- 
rait sur  elle  comme  une  trombe,  et  la  foulerait  aux 
pieds  qui  songe  d'ailleurs  à  sa  toilette  dans  un  pa- 
reil moment?  Qu'importe  ce  que  les  périls  de  la 
danse  pourront  livrer  aux  regards  d'appas  inatlen- 


dus,  de  trésors  cachés,  un  peu  plus  ou  un  peu 
moins  de  nudité  ne  fait  rien  à  l'affaire;  d'ailleurs, 
tous  ces  danseurs  sont  trop  artistes  pour  s'en  aper- 
cevoir ;  il  n'y  a  guère  que  les  gardes  municipaux 
sur  qui  ces  sortes  de  choses  fassent  encore  quelque 
impression  ;  et  tout  garde  municipal  qui  se  présen- 
terait aux  vendanges  de  Bourgogne,  serait  immé- 
diatement conduit  au  violon.  Laissez  donc  passer 
ces  tailles  que  le  lacet  ne  retient  plus,  ces  bra§ 
dont  nulle  gaze  ne  cache  les  contours  ;  on  ne  songe 
plus  à  toutes  ces  bagatelles.  Demain  seulement 
toutes  ces  femmes  si  belles,  si  fraîches  la  veille, 
se  demanderont  d'où  vient  la  pâleur  de  leur  leint, 
la  maigreur  de  leur  bras  ;  elles  chercheront  à  sa- 
voir ce  qui  a  pu  les  vieillir  ainsi  en  un  instant,  sans 
songer  qu'elles  se  sont  livrées  pendant  toute  une 
nuit,  à  ce  minotaure  moderne  qui  s'appelle  le  galop- 
chicard.  » 

XXVI 


Vous  le  voyez,  le  bal  Chicard  n'avait  pas  été  créé 
ad  usum  delphini,  et,  cependant,  voilà  ce  qui  pen- 
dant six  ans  ht  tressaillir  tous  les  provinciaux  et 
tous  les  étrangers.  Les  mères  le  redoutaient  pour 
leur  fils  à  l'égal  de  l'enfer    et  lorsqu'on  prononçait 


—  285  — 

ce  seul  nom,  Chicard,  en  province,  les  jeunes  filles 
se  voilaient. 

Eh  bien  !  autant  que  j'ai  pu,  d'après  les  livres  et 
les  renseignements  fournis  par  des  amis,  je  vous  ai 
fait  assister  au  bal  Chicard,  et  vous  savez  à  peu  près 
ce  qui  s'y  passait.  Jugez  et  prononcez  vous-mêmes, 
quant  à  moi,  depuis  longtemps  j'ai  adopté  pour 
principe  de  ne  plus  louer  ni  blâmer,  abritant  mon 
indulgence  derrière  ce  vieil  adage  de  la  sagesse  des 
nations  : 

Chacun  prend  son  plai^r  où  il  le  trouve. 


286  — 


XXVIl 


MYLOnO    L  ARSOUILLE 

(Lord  S ) 

Nous  Tavons  dit,  c'était  un  temps  où  l'on  voulau 
8'amuser,  on  ne  pensait  même  qu'à  ceh.  Les  pères 
avaient  trop  fait  la  guerre,  avaient  trop  travaillé, 
pour  que  les  fils  pen^asse!lt  à  gagner  de  l'argent. 
Ils  savaient  que  les  caisses  paternelles  étaient  bien 
fournies;  et  puis,  que  leur  importait  de  se  ruiner! 
Une  société  nouvelle  prenait  possession  de  la 
France  ;  elle  avait  besoin  de  s'étourdir,  elle  était 
encore  ahurie  de  sa  victoire,  elle  faisait  du  bruit 
pour  que  l'on  parlât  d'elle,  elle  voulait  prouver 
qu'elle  aussi  savait  bien  faire  les  choses.  Les  bour- 
geois d'alors  jetaient  leur  argent  avec  autant  d'in- 
souciance que  les  grands  seigneurs  d'autrefois. 
Oh  !  quantum  mutatus  ! 

Un  homme  de  beaucoup  d'esprit,  un  noble  lord, 
un  pair  d'Angleterre,  ou  à  peu  près,  s'était  jeté  au 
milieu  de  la  foule;  il  était  à  lui  seul  plus  excentri- 
que, plus  débraillé,  plus  ardent  au  plaisir  que  tous 
nos  Français  nés  malins  à  la  fois  ;  il  avait  les  ima- 


—  287  — 

ginations  les  plus  amusantes.  L'établissement  qui 
avait  le  bonheur  de  le  posséder  parmi  ses  habitués, 
était  certain  de  faire  fortune. 

C'est  qu'aussi  tous  les  gens  à  sa  suite,  tous  ceux 
qui  n'ont  aucune  idée  originale  pour  dépenser  leur 
argent,  étaient  on  ne  peut  plus  heureux  de  s'accro- 
cher d'une  façon  ou  d'autre  à  ce  poêle  de  plaisir, 
qui  avait  des  inventions  à  revendre.  Puis,  venaient 
derrière  lui,  en  second  ordre,  tous  ces  bons  gar- 
çons, gens  d'esprit  et  de  gaieté,  inventeurs  de 
mots  et  de  drôleries,  qui  savent  chanter  ,  rire  et 
boire,  mais  qui  ont  un  malheur  :  ils  n'ont  pas  le  sol. 

Milord,  riche  à  millions  de  rentes,  bon  vivant, 
généreux  comme  un  roi  d'Espagne,  ainsi  que  disait 
monsieur  Bocage  dans  Don  Juan  de  Marana,  les 
adoptait.  Il  voulait  une  cour  auio  ir  de  lui,  il  avait 
eu  l'immense  bon  sens  de  la  composer  jeune,  gaie, 
amusante,  folle,  spirituelle,  insouciante. 

Avec  lui,  jamais  d'ennuis,  jamais  un  moment  de 
tristesse,  on  était  là  pour  s'amuser,  il  fallait  s'amu- 
ser coûte  que  coûte  ;  il  suffisait  d'avoir  un  esprit  ori- 
ginal, une  gaieté  à  tous  crins,  pour  avoir  près  de 
ce  noble  étranger  droit  au  pain,  au  sel  et  au  vin  : 
aussi  sa  royauté  était-elle  rayonnante,  pétillante, 
bruyante,  riante  et  des  plus  tolérantes. 

Il  aimait  la  jeunesse  et  la  vie,  et  le  plus  âgé  de 
»es   commensaux  n'avait   pas  vingt-cinq  ans  ,    le 


—  288  — 


boins  spirituel  pouvait  être  diplomate  de  la  vieille 
roche,  et  descendait,  de  près  ou  de  loin  de  Vol- 
taire ou  de  Telleyrand. 

Depuis  la  ODur  du  bon  roi  René  de  t*rovehce,  on 
LVavait  jamais  vu  une  telle  réunion  de  gens  amu- 
sants. 


XXVIII 

Dans  les  derniers  jours  de  la  Tlestauration,  et 
dans  les  premiers  jours  du  gouvernement  de  juil- 
let, on  vivait  beaucoup  pour  vivre.  Heureux  temps!  !! 
On  faisait  des  farces,  les  mystifications  étaient  en- 
core presque  à  la  mode  ;  on  tenait  à  prouver  haute- 
ment, ouvertement  qu'on  avait  de  l'esprit.  On  chan- 
tait encore,  on  racontait  l'historiette  avec  grâce, 
et  lorsqu'on  ne  savait  ni  conter,  ni  chanter,  on  agis- 
sait, on  faisait  en  action  ce  que  les  autres  inven- 
taient. Il  y  avait  les  gens  d'esprit  d'action,  elles 
gens  d'esprit  d'imagination. 

Milord  réunissait  les  deux  qualités. 

C'était  un  homme  accompli,  jeune,  gai,  fort,  spi- 
rituel et  immensément  riche  ;  il  avait  donc  toutes 
les  qualités  requises  pour  l'existence  qu'il  menait  à 
grandes  guides. 

Ou  conçoit  donc  facilement  qu'un  homme  ainsi 


—  289  — 

taillé  devait  engendrer  des  jaloux  à  chaque  pas.  En 
effet,  c'est  qu'il  n'y  avait  pas  moyen  de  lutter  avec 
lui.  il  écrasait  ses  rivaux  par  son  luxe  extraordi- 
naire et  par  ses  colossales  excentricités  ;  ses  millions 
avaient  bientôt  raison  de  tous  les  imprudents  qui 
osaient  se  mesurer  à  sa  colossale  réputation. 

Mais,  cependant,  une  lutte  devait  nécessairement 
s^établir  :  la  jeunesse  parisienne  était  humiliée  de  se 
voir  vaincu,  par  un  fils  de  la  perfide  Albioa,  car  cette 
naïveté  s'employait  encore  dans  la  conversation.  Le 
Corittitutionnel  avait  jeté  celte  locution  dans  notre 
langue.  Aussi  nos  jeunes  gens  conspiraient  sourde- 
ment contre  cet  étranger  venu  des  bords  brumeux 
de  la  Tamise. 

La  nécessité  est  mère  du  génie,  dit-on  ;  ils  inven- 
tèrent alors  l'association,  quoique  aucune  des  théo- 
ries sociales  qui  ont  depuis  tant  préconisé  celte 
excellente  idée,  n'exisiât  encore  à  l'état  populaire. 

On  vit  partout  se  former  des  sociétés  de  plaisir  ; 
les  jeunes  gens  se  cotisaient  pendant  toute  une 
année,  ils  formaient  des  lonlines,  créaient  des  tire- 
lires pour  faire  concurrence  à  milord  l'Arsouille, 
pendant  les  trois  grandes  journées  du  carnaval.  Ils 
voulaient,  ne  fût-ce  qu'un  jour,  lutter  à  armes  égales 
avec  cet  étranger,  et  lui  prouver  que  les  écus  de 
l'Anglelerre  ne  pourront  jamais  abattre  l'esprit  ^ 
l'entrain  français. 

19 


—  290  — 


XXIX 


Les  étndiants,  qui  n*ont  jamais  cédé  à  personne 
en  lait  de  folies,  formèrent  la  société  des  Badouil- 
latis. 

Ah!  c'étaient  de  rudes  jouteurs  que  ceux-ci!  On 
passait  des  examens  pour  être  admis  dans  celte 
société,  absolument  comme  pour  se  faire  recevoir 
docteur  en  médecine  ou  licencié  en  droit;  seule- 
ment, ces  épreuves-lâ  devaient  être  un  peu  plus 
dangereuses  et  fatigantes  que  celles  qu'on  subit  aux 
facultés. 

<o  L'aspifant  devait  faire  preuve  de  force  et  d'a- 
gilité, car  il  était  alors  convenu  qu'il  ne  pouvait  y 
avoir  de  bonne  fête  sans  coups  de  poing  et  horions  ; 

2°  11  devait  fréquenter  assidûment  les  salles 
d'escrime,  de  boxe  et  chausson,  canne,  bâton,  sa- 
vate, tirs,  etc.,  etc. 

30  11  devait  avoir  prouvé  aulhentiquement  son 
courage  dans  une  ou  plusieurs  rencontres  ; 

4°  A  la  Chaumière  et  aux  bals  de  l'Odéon,  on 
devait  l'avoir  distingué  entre  tous,  par  ses  grâces 
chorégraphiques  et  sa  façon  élégante  d'^npM^i//er  le 
pékin  ; 

5°  Il  jurait  haine  aux  bourgeois,  à  leur  sommeil 


-  291  — 

et  à  leur  repos,  en  fournissant  un  répertoire  de 
chants  et  chansons  politiques,  erotiques  et  autres, 
à  faire  trembler  toute  une  \illede  province  ; 

6»  Il  devait  passer  une  nuit  au  bal. 

On  se  préparait  à  cette  épreuve,  car  c'était  la 
grande,  l'épreuve  solennelle,  la  nuit  d'armes,  par 
un  dîner  des  plus  copieux,  suivi  de  force  libations 
de  Champagne,  punch,  café,  pousse-café^  rincettes^ 
sur-rincettes,  bière  et  pousse-le-tout.  Cela  durait 
jusqu'à  minuit,  puis  on  entrait  au  bal.  Là,  encore, 
il  ne  devait  rien  refuser,  il  était  tenu  de  faire  tout  ce 
que  laisaieot  les  vieux  initiés. Le  lendemain  au  déjeû- 
ner, il  était  tenu  d'engueuler  tous  ceux  qui  se  pré- 
sentaient devantlui,  la  parole  à  la  bouche,  la  blague 
aux  lèvres. 

Vous  croyez  peut-être  que  c'est  fini,  qu'après  de 
tels  exploits  on  n'a  plus  qu'à  gagner  son  lit,  à  le 
faire  bassiner  et  à  se  tenir  cinq  ou  six  jours  à  la 
tisane,  à  redouter  une  pleurésie  ou  une  pneumonie, 
ah  !  bien  oui  ! 

L'impétrant  passait  la  journée  costumé,  courant 
de  cafés  en  cafés,  jouant  au  billard,  courtisant  les 
belleSy  et,  le  soir,  on  recommençait  la  même  vie 
que  la  veille.  Il  ne  devaitse  coucher  que  la  troisième 
nu't  à  minuit.  Ainsi  il  avait  passé  deux  jours  et 
dcLX  nuits  à  subir  son  épreuve.  Lorsqu'il  n'était 
pas  tombé  sous  la  table,  qu'il  ne  s'était  endormi  sur 


202  

aucune   banquette  de   café,    qu'il    n'avait     reculé 
devant  aucune  proposition  faite  par  les  vieux,  alors, 
mais  seulement  alors,  on  prononçait  le  :  dignus  est 
ihtrare. 
11  était  proclamé  Badouillard. 

XXX 

Etily  en  avait  dix,  vingt  de  ces  sociétés  :  on  citait 
les  Purs-sang,  les  Bousingots,  les  Infatigables,  etc., 
et  tant  d'autres  dont  les  noms  nous  échappent. 
Celles-ci  étaient  composées  de  lils  de  familles,  d'ar- 
tistes et  même  de  négociants,  car  tout  le  monde 
avait  alors  les  mêmes  goûts;  tout  le  monde  se  tuait 
eu  riant  à  gorge  déployée. 

C'était  le  lempsoùEug.  G.  rencontrait  un  de  ses 
amis  et  lui  disait  : 

u  Ah  !  je  suis  fatigué,  voilà  cinq  jours  que  je 
«  suis  en  malin,  cela  m'ennuie;  je  vais  me  mettre 
«  en  bergère.  » 

Ces  hommes-là  étaient  de  fer;  N.  D.  A...,  un  des 
grands  noms  du  premier  empire,  partit  le  jeudi 
gras  de  chez  lui,  déguisé  en  postillon.  Il  passa  les 
trois  premiers  jours  du  carnaval  monté  sur  le  pre- 
mier cheval  d'une  voilure  à  six  chevaux,  et  ue  ren- 
tra que  le  mercredi  des  cendres  à  trois  heures,  après 


—  293  — 

avoir  passé  toutes  les  nuits  à  danser  et  toutes  les 
journées  à  festoyer. 

Vous  dire  ce  que  pouvait  couler  une    lête  aussi 
prolongée,  les  usuriers  seuls  peuvent  le  savoir. 


XX  Xi 


Cependant,  plus  on  conspirait  contre  la  prépon- 
dérance de  milord  l'Arsouille,  plus  il  redoublait  de 
soins  pour  se  bien  entourer.  Il  appelait  5  lui  tous 
les  viveurs  connus.  Dès  qu'un  homme  se  faisaij 
une  réputation,  soit  comme  fort  en  gueule,  soil 
comme  buveur  émérite  ou  danseur  de  premier 
ordre,  il  savait  se  l'accaparer.  Il  avait  ua  talpnt 
exquis  pour  mettre  chacun  en  sa  lumière  et  le  faire 
briller  à  son  tour. 

Lorsque  sa  voiture,  attelée  de  six  chevaux,  ac- 
compagnée de  piqueurs  donnant  de  la  trompe,  et  de 
courriers  enrubannés,  montait  le  boulevard,  c'était 
un  grand  hourrah,  comme  aux  jours  de  feu  d'arti- 
fice, quand  part  des  Tuileries  la  fusée-signal.  On 
s'arrêtait,  on  se  pressait,  on  se  bousculait  pour 
voir  passer  la  mascarade  modèle.  Tous  les  gens  de 
la  suite,  les  cavaliers,  les  amazones,  les  cavalcades 
et  les  voitures  de  masques  lui  faisaient  cortège,  ils 


-  294  — 

étaient  glorieux  de  faire  croire  au  bon  public 
massé  sur  les  irotloirs,  aux  femmes  qui  paradaient 
dans  les  calèches  des  deux  files,  et  même  aux  mu- 
flicipaux,  qu'ils  faisaient  parti  de  celle  arislocratique 
salurnale.  Et  lui,  calme  et  tranquille  comme  un 
dieu  antique,  il  inondait  de  bonbons  et  de  dragées 
tous  ses  obscurs  admirateurs. 

Les  autres  venaient  bien  après,  ils  avaient  aussi 
des  étendards  frissonnants,  des  costumes  superbes, 
des  chevaux  chamarrés,  des  orchestres  entiers  les 
accompagnaient,  cent  clairons  et  cornets  à  piston 
leur  sonnaient  des  tintamarres;  hélas!  on  les  lais- 
sait passer  si  on  ne  les  huait. 

Ce  n'était  pas  mi'ord  l'Arsouille  :  lui  seul  était 
populaire,  lui  seul  avait  la  vogue,  lui  seul  savait 
captiver  cette  foule,  parce  que  lui  seul  était  original, 
lui  seul  était  inventeur. 

On  cite  un  jeune  homme  très-riche,  une  sorte  de 
parvenu  qui  est  allé  mourir  en  Italie  de  désespoir 
de  n'avoir  pu  détrôner  le  grani  monarque  du  car- 
naval. Les  excentricités  de  milord  l'Arsouille  n'ont 
pas  duré  plus  de  trois  ou  quatre  ans. 

Ce  jeune  enrichi  qui  se  ruinait  pour  lutter  avrc 
lui,  voyant  que  le  grand  maître  se  retirait  volonlai- 
remen   de  la  lice,  se  dit  : 

—  I  quitte  la  partie,  son  règne  finit,  le  mien 
commence.    Il  ne  savait  pas,  l'anibilieux,  ce  que 


—  295  — 

coûte  la  gloire.  Il  ne  savait  pas  combien  il  est  dif- 
ficile de  persuader  un  peuple,  comb'en  il  faut  de 
temps  pour  le  déshabituer  d'un  nom  qui  lui  est  fa- 
milier. Certes,  ni  les  excentricités  ni  les  dépenses 
ne  lui  firent  faute  :  il  savait  prendre  toutes  les 
précautions  imaginables  pour  bien  faire  savoir  que 
c'était  bien  lui  et  non  pas  un  autre  qui  s*amusait. 
Dès  le  matin  il  exposait  sa  voiture  devant  son  hôtel, 
ses  amis  se  montraient  à  toutes  les  fenêtres  en  cos- 
tume, ils  buvaient  du  éhampagne  coram  populo, 
leur  déjeuner  se  faisait  au  bruit  de  douze  trompes  de 
chasse  sonnant  des  fanfares. 

Ah  !  bah  !  efforts  superflus,  précautions  inutiles,  à 
peine  avait-il  dépassé  sa  maison  de  dix  pas,  ses  af- 
fidés,  placés  à  tous  les  coins  du  boulevard  avaient 
beau  dire  :  C'est  la  voiture  de  M.  un  tel,  on  s'ar- 
rêtait, on  admirait  son  luxe  et  tout  le  monde 
s'écriait  : 

—  C'est  miiord  l'Arsouillel  vive  milord  l'Ar- 
souille.  exclamaient  les  gamins. 

Arrivé  au  boulevard  Poisssonnière,  Paris  entier 
disait  avoir  vu  milord  l'Arsouille,  et  M.  un  tel  de- 
meurait toujours  aussi  inconnu  le  jour  de  sa  folie 
que  la  veille.  Il  était  écrasé  par  la  grande  renom- 
nicc  du  fondateur,  comme  tous  les  généraux  et  ma- 
réchaux quoiqu'ayant  gagné  des  batailles,  sont  en- 
globés par  le  peuple  dans  la  gloire  impériale.  C'est 


—  290  — 

Napoléon  qui  a  tout  fait,  qui  a  tout  vaincu  le  même 
jour,  en  Autriche  et  en  Espagne. 

Enfin  dégoûté,  ennuyé,  se  plaignant  de  l'ingra- 
titude publique,  le  jeune  homme  se  retira  en  Italie, 
où  il  est  mort,  rêvant  encore  à  celte  popularité  qu'il 
n'avait  pu  atteindre.  A  la  vallée  de  Josaphat,  nous 
ne  serions  pas  étonnés  d'entendre  une  voix  clamant  : 

Milord  l'Arsouille  rends-moi  ma  gloire  que  tu  as 
usurpée  !  1  !  Et  ce  sera  celle  de  M.  un  tel  qui  ne  sera 
pas  encore  consolé  de  ses  déboires  parisiens. 


XXXI! 

L'excentricité  était  à  l'ordre  du  jour,  parce  que 
dans  ce  temps-là  on  était  jeune  pour  de  bon,  sans 
arrière-pensée,  sans  calcul.  Aussi  comme  on  s'amu- 
sait de  bon  cœur.  Les  bals,  il  y  en  avafl  partout,  et 
tous  plus  gais  les  uns  que  les  autres. 

Il  suffisait  qu'il  y  eut  là  une  de  ces  bandes  joyeu- 
ses pour  leur  donner  un  entrain  que  nous  ne  con- 
naissons plus. 

Les  Variétés  jouissaient  d'une  réputation  im- 
mense, milord  y  avait  son  quartier  général. 

C'est  là  que  s'est  passée  la  fameuse  histoire  de 
rÈve  moderne. 


—  207  — 

C'étaient  les  plaisirs  du  temps.  Cela  fit  sensation, 
il  est  vrai. 

On  s'occupait  tant]  d'art  et  de  plastique  à  cette 
époque- là  ! 

XXXlïl 


Après  la  vogue  des  Variétés,  vint  celle  des  bals 
du  théâtredu Palais-Royal.  Le  Palais-Royal  avec  ses 
galeries,  ses  nombreux  restaurants,  ses  cafés,  était 
bien  fait  pour  donner  asile  à  une  société  aussi  vi- 
veuse. Là  au  moins  on  pouvait  déjeuner  tout  un  jour 
sans  déranger  personne.  Dès  longtemps  les  habitants 
du  lieu  étaient  habitués  à  tous  les  dérèglements  de 
la  fantaisie  parisienne.  On  sortait  de  table  après  boire 
pour  courir  se  placer  devant  le  tapis-vert;  et  si  !a 
chance  était  favorable,  on  venait  reprendre  ses  pla- 
ces avant  que  le  cabinet  ne  fût  desservi  par  les  gar- 
çons restaurateurs. 

Un  jour  une  des  bandes  joyeuses  déjeuna  comme 
on  savait  le  faire  dans  ce  bon  temps  des  estomacs 
d'acier.  On  mangea  tout  le  jour,  on  but  une  partie 
de  la  soirée,  enfin  on  se  rendit  au  trente  et  qua- 
rinte, 

H  y  avait,  parmi  les  plus  spirituels  convives,  un 
jeune  pair  de  France  ;  celui-là  était  à  sa  quatrième 


—  298  — 

nuit;  il  ronflait  dans  un  coin  à  assourdir  le  bour- 
don de  Notre-Dame.  C'était  vraiment  conscience 
d'interrompre  un  si  joli  sommeil  d'ivrogne,  aussi 
fut-il  décidé  qu'on  le  laisserait  dormir  pendant  que 
les  autres  iraient  tenter  le  sort.  Mais  notre  homme 
qui  ne  dormait  que  bercé  par  le  bruit  des  conversa- 
tions de  ses  amis,  fut  bientôt  réveillé  dès  qu'il  n'en- 
tendit plus  le  murmure  monotone  des  voix.  Se  voyant 
seul,  il  appelle,  le  garçon  arrive. 

—  Où  sont  mes  amis? 

—  Ces  messieurs  sont  partis. 

—  Où  ont-ils  été? 

—  Ils  ne  l'ont  pas  dit. 

—  Alors,  vite  une  voilure. 

—  Eh  !  monsieur,  nous  n'en  avons  pas  pu  trouver 
une  seule  pour  ramener  cf  s  dames.  11  est  trois  heu- 
res du  malin,  c'est  aujourd'hui  mercredi  des  cen- 
dres; les.  cochers  ne  se  sont  pas  couchés  depuis 
cinq  ou  six  jours,  ils  profilent  de  celte  nuit  pour  se 
reposer. 

—  Ils  ont  ma  foi  raison;  je  vais  en  faire  autant. 
Mon  manteau,  bonsoir. 

Arrivé  dans  la  rue,  notre  gentilhomme  se  trouva 
les  jambes  roides;  la  fatigue  l'empêchait  de  metlre 
un  pied  devant  l'autre,  lorsqu'il  avisa  un  chiffon- 
nier qu'il  héla  ainsi  : 

—  Eh!  l'ami,  veux- tu  gagner  vingt fraucs? 


—  299  — 

>*— Parbleu!  que  faut-il  faire  pour  cela? 

—  11  faut  me  prendre  dans  ta  holle  et  me  porter 
chez  moi. 

—  Si  ce  n'est  que  cela,  montez,  et  en  route. 
Notre  gentilhomme  ne  se  le  fit  pas  dire  deux  fois, 

à  peine  fut-il  établi  les  pieis  de  ci,  la  tête  de  là, 
qu'il  entonna  d'une  Yoix  de  stentor  cette  romance 
qui  faisait  fureur  : 

Entre  dans  ma  tartane, 
Jeune  Grecque  à  l'œil  noir, 
Tu  seras  ma  sultane, 
Mon  bonheur,  mon  espoir. 

Arrivé  à  l'hôtel ,  les  domestiques  attendaient 
M.  le  comte,  mais  comme  il  fallait  pousser  l'ex- 
centricité jusqu'au  bout,  il  fit  monter  le  philo- 
sophe nocturne  dans  son  appartement  et  se  fit  ser- 
vir du  punch  par  son  valet  de  chambre.  Porteur  et 
porté  en  burent  tant,  tant,  tant,  que  bientôt  ils 
s'endormirent  dans  les  bras  l'un  de  l'autre  en  cau- 
sant politique. 

Et  voilà  comme  il  se  fit  que  le  jeudi  malin  du  ca- 
rême-prenant de  l'an  de  giâce  d831,  madame  lo 
comtesse  D...  voulant  voir  si  son  fils  qui  était  parti 
depuis  huit  jours,  était  rentré,  le  trouva  couché  sur 
un  tapis  dans  les  bras  d'un  frère  et  ami. 


—  300 


XXXIV 


Maintenant  milord  l'Arsouille  nVst  pas  encore 
mort  dans  le  souvenir  du  peuple,  seulement  il  est 
passé  à  l'état  légendaire.  C'est  pour  la  nouvelle  gé- 
nération un  prince  Rodolphe,  une  sorte  de  redres- 
seur des  torts  doué  d'une  force  herculéenne,  qui 
dans  son  jeune  temps  parcourait  les  cabarets  en  pro- 
tégeant les  faibles  ou  châtiant  les  méchants. 

Quand  un  homme  avait  commis  une  lâcheté  en 
abusant  de  sa  force,  milord  arrivait,  lui  administrait 
une  correction  d'importance,  et  lui  donnait  de  l'ar- 
gent pour  se  faire  soigner  s'il  était  blessé.  Quant  h 
lui,  il  a  abattu  tous  les  forts  et  purgé  la  Courtille  de 
tous  les  batailleurs,  les  monstres  et  les  mangeurs  de 
nez. 

Nous  ne  serions  pas  étonnés  qu'un  jour  on  ne  con- 
fondît milord  l'Arsouille  avec  Hercule,  Thésée,  Ja- 
son  et  tous  les  destructeurs  de  monstres  de  l'anti- 
quité. 

Ainsi,  nous  avons  monté  ensemble  le  faubourg  du 
Temple,  j'ai  sans  doute  oublié  beaucoup  de  choses 
dans  celte  esquisse;  mais  j'ai  voulu  vous  amuser  un 
seul  moment,  cher  lecteur.  Si  j'y  ai  réussi,  je  dois 
en  remercier  mes  bons  amis  Boutin  et  Marchand, 


—  301  — 

ces  spirituels  artistes  que  vous  avez  applaudis  tan 
de  fois  à  la  Porle-Sainl-Martin,  et  qui  ont  bien 
voulu  me  conter  à  peu  près  toutes  les  choses  amu- 
santes que  contiennent  ces  articles.  Encore  merci 
aux  écrivains  dont  les  spirituels  articles  m'ont 
guidé. 


PARIS  INCONNU 


PARIS  INCONNU 


Il  existe  un  fait  curieux  et  qu'il  est  bon  de  cons- 
tater par  ce  temps  de  statisticomanig  où  nous  vi- 
vons. La  misère  hideuse,  sale,  crasseuse,  fainéante, 
vicieuse  se  cache  dans  les  bas-fonds  de  Paris,  dans 
les  rues  humides,  noires,  encaissées  dans  la  Cité, 
au  faubourg  Saint-Marceau,  sur  les  bords  de  la 
Bièvre,  autour  de  l'hôtel  de  ville,  dans  l'enchevê- 
trement inextricable  de  petites  rues  tortueuses  que 
le  marteau  de  l'édilité  vient  heureusement  de  faire 
disparaître;  tandis  que  la  misère  remuante,  hon- 
nête, travailleuse,  artiste,  si  nous  pouvons  nous  ex- 
primer ainsi,  cherche  l'air,  les  plateaux  élevés,  les 
sommets  des  montagnes  qui  encaissent  la  ville.  Lt 

20 


—  306  — 

montagne  Sainle-Geoeviève,  la  bulte  Saint-Claude, 
les  Deux-Moulins,  sont  occupés  par  les  chiffonniers, 
les  ravageurs,  les  gens  qui  exercent  les  mille  petites 
industries  de  la  fantaisie  parisienne.  Les  abords  de 
la  place  Maubert,  les  rues  du  bas  de  la  rue  Saint- 
Jacques  sont  habités  par  cette  race  patibulaire, 
hâve,  sombre,  rachitique  qui  fait  la  désolation  de 
toute  capitale,  et  qu'on  est  convenu  d'appeler,  nous 
ne  savons  pas  pourquoi,  les  bons  pauvres.  Autant  le 
chiffonnier  est  gai,  gouailleur,  chanteur,  insou- 
ciant, autant  le  bon  pauvre  est  triste,  désolé,  mo- 
rose, ennuyeux.  L'un  boit,  rit,  plaisante,  se  porte 
bien,  se  donne  des  airs  casseurs;  l'autre  se  fait  pe- 
tit, parle  bas,  est  cagot,  ivrogne  en  cachette,  ma- 
lingre, hypocrite;  le  peuple,  qui  est  bon  juge,  dit 
du  chiffonnier  :  «  C'est  un  bon  zig^  il  peut  faire  ce 
qu'il  veut  de  son  argent  :  il  lui  coûte  assez  cher  à 
gagner.  De  l'autre,  il  vous  dira  :  «  C'est  un  faignant, 
il  ne  se  remue  pas.  »  Ne  pas  se  remuer,  c'est  le  nec 
plus  ultra  de  la  fainéantise,  car  le  contraire  peut  se 
traduire  par  cette  maxime  de  La  Fontaine  : 

Travaillez,  prenez  de  la  peine, 
C'est  le  tonds  qui  manque  le  moins. 

En  effet,  s'il  est  un  ouvrier  qui  se  donne  du  mal, 
qui  se  remue,  c'est  bien  le  chiffonnier;  il  fait  ionl 


—  307  — 

ce  qu'il  peut  pour  gagner  honorablement  sa  viepap 
le  travail  ;  landis  que  l'autre,  conliaut  en  la  cha- 
rité publique,  laisse  doucement  couler  sa  vie,  at- 
tendant nonciialanimeut  les  dons  du  bureau  de  Tad- 
minislration  de  l'assistance;  intrépide  au  repos,  il 
fait  des  efforts  inouïs  pour  se  rendre  complètement 
inutile. 

Nous  avons  eu  souvent  occasion,  pour  nos  études 
particulières  et  pour  des  missions  que  nous  cou- 
raient des  personnes  charitables,  de  voir  de  près 
toutes  les  classes  nécessiteuses  que  renferme  Paris, 
et,  nous  ne  pouvons  nous  le  dissimuler,  nous  nous 
sentons  une  propension  toute  particulière  pour  le 
chiffonnier.  C'est  là,  en  effet,  que  nous  avons  ren- 
contré le  plus  de  probité,  de  courage,  de  volonté, 
de  philosophie.  Nous  y  avons  trouvé  des  types  uni- 
ques, des  caractères  à  part  qui  semblent  avoir  adopté 
instinctivement  pour  devise  ce  précepte  d'Horace  : 
Sperat  infestiSf  meluit  secundis  bene  prœparatum 
pectus 

Généralement  le  chiffonnier  vit  par  bande  ;  il 
n'est  jamais  seul,  il  aime  la  société  parce  qu'il  est 
causeur,  parleur,  conteur.  Dès  que  l'un  d'eux  a  dé- 
couvert une  maison  ou  un  terrain  à  louer,  tous  les 
autres  le  viennent  visiter  et  finissent  bientôt  par 
former  une  colonie,  un  clan,  une  famille,  une  espèce 
de  société  de  secours,  où  ils  s'aident  généreusement 


—  30S  - 

quand  viennent  les  mauvais  jours.  C'est  ce  qui  est 
arrivé  pour  la  maison  de  la  mère  Marré. 


LA    MÈRE    MARRÉ 

A  l'extrémité  de  la  rue  Grange-aux-Belles,  sur  la 
colline  qui  domine  le  canal  Saint-Martin,  rhôpiial 
Saint-Louis,  à  deux  pas  de  nos  splendides  boule- 
vards, au  milieu  des  riches  usines  des  iaubourgs  du 
Temple  et  Saint  Martin,  au  centre  du  quartier  le 
plus  peuplé  et  le  plus  travailleur  de  Paris,  s'élève 
une  grande  bâtisse  blanche  de  quatre  étages  ayant 
toutes  les  apparences,  mais,  hélas  l  rien  que  les  ap- 
parences, du  comfort  ;  son  aspect  e«it  même,  il  faut 
le  dire,  guilleret  et  fort  plaisant.  En  un  mot,  c'est 
une  maison  de  celles  qu'on  nomme  convenables. 
C'est  la  demeure  de  la  mère  Marré. 

La  mère  Marré?  Tliat  is  ihe  question. 

Keu  M.  Marré,  car  il  y  a  cinq  ou  six  ans  que  ce 
digne  citoyen  est  parti  pour  rendre  ses  comptes  au 
Juge  éternel,  était  un  ancien  militaire,  un  vieux  de 

vieille,  un  vrai  dur  à  cuire.  Il  avait  attiré  autour 
d«  lui  tous  les  débris  de  la  vieille  armée  qui  exer- 


-  309  — 

çaîent  k  Paris  les  petites  professions  des  abords  des 
barrières,  tels  que  marchands  de  gâteaux,  d'allu- 
mettes chimiques,  de  radis  noirs,  de  cahiers  de 
chansons,  de  lacets,  fils  et  aiguilles.  Sa  maison 
avait  Tair  d'une  succursale  de  la  caserne  des  vété- 
rans; on  n'y  parlait  que  de  guerres,  de  batailles,  de 
marches  forcées,  de  redoutes  emportées,  de  batte- 
ries enlevées,  de  canons  encloués.  Les  soirées  du 
coin  du  feu  y  étaient  des  veillées  d'armes.  Assis  au- 
tour du  poêle  de  la  chambre,  plus  d'un  commensal 
s*y  croyait  au  bivouac  de  la  Bérézina  ou  de  Leipzig. 
On  y  jugeait  les  généraux,  les  maréchaux,  les  bri- 
gades et  les  régiments.  Chacun  avait  servi  avec  les 
plus  braves,  et  le  tout  finissait  par  des  disputes,  des 
gros  mots,  des  jurons,  quelquefois  des  horions 
échangés  en  l'honneur  d'un  des  corps  de  la  grande 
armée. 

Tout  est  bien  changé  ;  maintenant  les  vieux  ont 
suivi  leur  ancien  au  tribunal  suprême.  C'est  à 
peine  si,  par-ci  par-là,  on  y  rencontre  encore  quel- 
ques débris  de  notre  gloire.  La  mère  Marré  a  pris 
le  gouvernement  de  la  maison,  et  tout  n'en  marche 
que  mieux.  Elle  a  la  victoire  en  horreur,  les  succès, 
les  Français,  les  guerriers,  les  lauriers  lui  donnent 
d:  s  nausées.  Elle  a  tant  et  tant  entendu  parler 
d'Eylau,  Wagram,  Austerlitz,  Moscowa,  qu'elle  ra- 
conterait ces  grandes  pages  de  l'histoire  impériale 


—  310  - 

comme  le  ferait  un  écrivain  stratégique  bien  rea 
seigné. 

La  mère  Marré  a  soixante-cinq  ans;  c'est  une 
femme  de  petite  taille,  replète,  alerte,  à  l'œil  fin  et 
narquois,  à  la  voix  nasillarde,  toujours  grognon- 
nant,  de  mauvaise  humeur,  au  demeurant  la  meil- 
leure femme  du  monde,  un  cœur  d'or,  un  véritable 
diamant  au  milieu  d'un  faisceau  d'épine.  11  s'agit  de 
savoir  la  prendre,  voilà  tout.  Elle  compatit  à  toutes 
les  douleurs,  car  elle  a  tant  vu  de  misères  poignantes 
qu'elle  a  fini,  la  bonne  nature,  par  sympathiser  avec 
le  malhenr,  comme  tant  d'autres  ne  sympathisent 
qu'avec  la  fortune  et  le  bonheur. 

La  mère  Marré  est  nue  femme  d'une  activité  in- 
croyable, à  minuit  on  la  voit  assise  dans  son  vieux 
fauteuil  près  de  la  porte-cochère,  à  trois  heures  du 
malin  on  la  retrouve  à  son  poste,  l'œil  au  guet,  sur- 
veillant ses  nombreux  locataires  au  moment  de  leur 
sortie.  La  case  de  la  mère  Marré,  car  ce  n'est  ni 
une  chambre,  ni  une  loge,  ni  un  salon,  ni  une  pièce, 
ni  un  logis,  la  case  donc  de  la  mère  Marré  est  une 
véritable  ménagerie,  compliquée  d'une  voliè-'î, 
chiens,  chats,  serins,  pinsons,  tourterelles,  char- 
donnerets, moineaux  francs  et  friquets  y  vivent  en 
parfaite  intelligence,  y  ont  signé  un  traité  de  paix. 
Depuis  la  mort  de  son  pauvre  Augustin,  elle  a  re- 
][>orté  toutes  ses  afifectiop*^  <^ur  les  pauvres  petites 


-  311  — 

bêtes  qui,  du  moins,  ne  se  soûlent  pas  et  ne  font 
pas  enrager  maîtresse. 


III 

LE     PÈRE   UOSGOU 

Il  se  passe  les  scènes  les  plus  curieuses  dans  le 
bouge  delà  mère  Marré;  elle  est  toujours  en  dis- 
pute avec  ses  locataires  pour  leur  faire  payer  leur 
loyer,  qu'ils  acquittent  par  petits  à-comptes.  Le  père 
Moscou  surtout  lui  donne  un  mal  de  galère.  Le 
père  Moscou  est  le  vieil  enfant  gâté  de  la  mère 
Marré,  il  était  l'intirae  de  son  pauvre  défunt,  aussi 
malgré  toutes  ses  frasques  l'aime-t-elle  toujours. 
Dès  deux  heures  et  demie  on  entend  la  voix  du 
vieux  soldat  chiffonnier  fredonnant  de  toute  la  force 
de  ses  poumons  d'acier  : 

Si  vous  passez  sur  la  place  Vendôme, 
N'oubliez  pas  le  grand  vainqueur  des  roisl 

Il  est  fièrement  campé  sur  sa  jambe  nerveuse,  le 
bonnet  de  police  crânement  posé  sur  l'oreille,  il 
porte  sa  hotte  en  vrai  troupier  fini,  comme  jadis  il 


—  312  — 

portait  sou  sac  de  soldat,  il  semble  manier  une  poi- 
gnée d'épée  en  faisant  voltiger  son  crochet  entre  ses 
doigts.  Malgré  ses  soixante-dix  ans  il  a  conservé 
son  allure  militaire,  ses  airs  de  grognard  trouba- 
dour, et  son  aplomb  de  vainqueur  de  l'Europe  coa- 
lisée. 

La  mère  Marré  l'arrête  au  passage  : 

—  Ah!  le  beau  chanteur,  et  mes  dix  sols,  quand 
me  les  donneras-tu,  mes  dix  sols,  vieux  sac  à  vin? 
ça  ne  peut  pas  durer  comme  ça,  je  ne  paye  pas  les 
impôts  avec  des  sornettes,  et  le  propriétaire  avec 
des  chansons,  moi.  Il  me  laut  de  Targent,  à  moi: 
ah!  mais,  ou  pas  de  clef. 

—  Allons^  vieille,  pas  de  mots  inutiles;  il  y  aura 
à  la  Saint-Marengo  quarante  ans  que  tu  me  dis  la 
même  chose,  et  je  suis  toujours  ici.  Que  ferais-lu 
sans  ton  petit  Moscou,  ton  ami,  ton  chéri? 

—  C'est  bon,  c'est  bon,  je  ne  me  contente  plus  de 
belles  paroles,  moi,  il  me  faut  des  espèces. 

—  Cependant. 

—  Il  m'en  faut. 

—  Je  n'en  ai  pas,  la  vieille crème  des  bonnes 

femmes.  Déclare-moi  en  faillite,  fais-moi  faire  ban- 
queroute, déshonore  ton  vieil  ami,  cloue  son  nom 
au  pilori,  envoie -le  à  Clichy,  pour  dix  sols  qu'il  te 
doit  après  quarante  ans  de  location.  Mais  je  le  Tai 
payée  la  baraque;  allons  ouvre,  et  ne  fais  pas  de 


—  313  — 

peine  à  celui  qui  a  l'honneur  d'être  ton  très-humble 
et  très-obéissant  servileur,  Antoine  Joseph  Dallaud, 
dit  Moscou  la  Bravoure, 

11  profile  du  moment  où  la  mère  Marré  a  le  dos 
tourné,  il  allonge  le  bras,  tire  le  cordon  et  sort  en 
chantant  :  La  victoire  est  à  nous^  zim^  boum,  boum. 
La  pauvre  vieille  le  regarde  s'éloigner  et  dit  : 

—  Cet  être-là  fait  de  mol  ce  qu'il  veut. 

En  effet,  le  père  Moscou  est  le  seul  débiteur  de 
la  maison,  personne  n'oserait  faire  attendre  sa  se- 
maine à  la  iiière  Marré,  car  elle  loue  indifféremment 
à  la  semaine,  au  jour,  au  mois  et  au  terme,  et  il  y  a 
des  gens  qui  y  sont  logés  au  jour  depuis  vingt  ans 
et  plus.  Mais  chez  le  pèfe  Moscou,  c'est  un  prin- 
cipe. Il  laisse  toujours  une  petite  queue  chez  tous 
ses  fournisseurs  pour,  dit-il,  avoir  des  gens  qui  le 
rearetteront  et  penseront  à  lui  après  sa  mort. 

Sa  journée  commence  à  trois  heures  du  matin, il 
fouille  de  droite  et  de  gauche  tous  les  tas  d'ordures 
sur  son  passage,  jusqu'à  ce  qu'il  arrive  à  sa  rue,  aux 
bons  las  qui  lui  sont  réservés,  car  Moscou  étant 
connu  pour  sa  probité,  a  sfs  clients  et  ses  maisons. 
Les  portiers  lui  gardent  les  paniers  des  bonnes,  à 
condition  qu'il  jettera  tons  les  détritus  à  la  borne 
avant  le  passage  des  boueux  de  la  salubrité  et  avant 
l'arrivée  des  lanciers  du  préfet  de  police,  c'est  ainsi 
qu'il  norame  les  balayeurs  embrigadés.  En  quelques 


—  3U  — 

minutes,  il  a  visité  tous  ces  paniers,  supputé  la  va» 
leur  de  chaque  objet,  les  papiers,  chiffons,  tessons 
tout  lui  sert,  tout  lui  est  bon.  A  huit  heures  sa  bot- 
tée pleine,  il  va  au  faubourg  du  Temple  prendre  son 
rang  h  la  queue  du  restaurant  Passoir. 

C'est  encore  là  une  coutume  toute  parisienne,  qui, 
malheureusement,  tend  chaque  jour  à  disparaître  et 
qu'il  faudrait  cependant  conserver.  Les  anciennes 
maisons  de  traiteurs,  celles  qui  datent  de  trois  ou 
quatre  générations,  ont  l'habitude  de  faire  distri- 
buer chaque  jour  aux  malheureux  tous  les  restes  de 
victuailles  laissés  par  les  consommateurs,  elles  ont 
la  pudeur  de  ne  pas  tirer  un  bénéfice  de  ce  qu'elles 
oui  une  fois  déjà  vendu.  Maisla  spéculation  moderne 
est  venue,  elle  a  tout  changé,  maintenant;  on  a  trouvé 
un  moyen  de  tirer  profil  de  ces  rogatons,  on  leslivre 
à  forfait  aux  marchands  d'arlequins,  qui  revendent 
aux  pauvres  ce  qui  leur  appartient  en  toute  justice. 
Les  successeurs  de  M.  Passoir  ont  religieusement 
et  charitablement  conservé  le  vieil  usage;  de  la  des- 
serte de  leurs  tables  ils  nourrissent  plusieurs  fa- 
milles. C'est  une  bonne  action  qui  n'a  pas  besoin 
d'être  louép,  c'est  là  un  exemple  qui  devrait  être 
suivi  par  tous  les  restaurateurs,  qui  ainsi,  auraient 
les  bénéfices  d'une  charité  toute  gratuite. 

Le  père  Moscou  est  un  des  plus  fervents  habitués 
4e  ces  distributions  matinales.  Il  vient  y  chercher 


—  315  - 

son  pain  quotidien.  Sa  journée  est  finie  lorsque  celle 
des  :iutres  commence; lorsque  Paris,  s'éveillant. ou- 
vre à  peine  ses  boutiques,  et  que  les  quartiers  riches 
reposent  encore  tout  entiers  dans  le  calme  et  le  si- 
lence, il  regagne  ses  appartements  en  fredonnant 
quelque  vieille  marche  militaire,  il  est  fier  et  heu- 
reux, il  a  la  vie  assurée  pour  vingt-quatre  heures  ;  le 
roi  n'est  pas  son  cousin,  il  porte  dans  sa  hotle  assez 
de  marchandises  pour  boire  tout  un  jour. 

Son  triage  fait;  il  entonne  le  refrain  :  A  demain 
les  affaires  sérieuses,  et  il  monte  à  la  barrière  de 
la  Cf/opinetie,  à  l'enseigne  du  Petit  pot  gris.  Là, 
il  trouve  nombreuse  compagnie  :  c'est  la  petite 
bourse  des  chiffonniers;  c'est  dans  ce  cabaret  qu'on 
discute  le  prix  du.  chifTon,  du  papier,  des  os,  des 
tessons  de  bouteilles,  marchandises  qui  pour  n'être 
pas  portées  aux  mercuriales  des  journaux  de  com- 
merce, ne  sont  pas  moins  soumises  à  la  hausse  et  à 
la  baisse  comme  toutes  les  autres,  et  excitentla  cu- 
pidité de  plus  d'un  spéculateur. 


—  31G  — 


TAPlS-FRAJiCS. 

Dès  qje  Moscou  a  déjeuné,  vidé  chopine,  prit 
son  café,  son  pousse-café,  sa  rincette  et  sasur-rin- 
ceite,  et  qu'il  connaît  le  cours  de  sa  marchandise, 
il  commence  à  vivre,  dit-il;  c'est-à-dire  qu'il  se 
rend  à  V Abattoir  pour  se  rafraîchir.  V Abattoir  est 
une  sorte  de  cave  enfumée,  sombre,  basse,  hu- 
mide, sans  air,  que  le  soleil  n'a  jamais  été  assez 
audacieux  pour  visiter  ;  ses  murs  squalides  suintent 
la  misère  et  la  puanteur,  ses  tables  boiteuses  et,  ses 
bancs  écloppés  servent  de  dortoir  à  toute  une  popu- 
lation d'êires  abrutis,  n'ayant  plus  conscience  de 
leur  existence,  ni  rien  d'humain.  C  est  un  des  spec- 
tacles les  plus  navrants  qui  se  puisse  voir  qu'une 
réunion  de  ces  pauvres  idiots  brûlés  par  les  liqueurs 
fortes,  annihilés  par  la  débauche,  qui  ne  pensent 
plus,  agissent  mécaniquement  comme  des  auto- 
mates, vous  regardent  avec  de  gros  yeux  ternes 
hébétés,  et  n'ont  mémeplus  assez  d'intelligence  pour 
comprendre  ce  que  vous  leur  dites.  Ils  ne  mangent 
pas,  Teau-de-vie  suffit  à  tous  leurs  besoins  animaux; 


—  317  — 

ils  vivent  on  ne  sait  comment;  un  matin  on  ies 
trouve  morls  au  coin  d'une  borne  ou  bien  au  fond 
de  quelque  bouge,  et  personne  ne  s'inquiète  de  ce 
qu'ils  sont  devenus;  ils  ont  disparu  comme  l'insecte 
qu'emporte  la  bourrasque,  sans  qu'on  s'en  émeuve. 
Il  faut  un  tempérament  de  fer  pour  résister  aux  in- 
fluences délétères  de  cette  eau-de-mort  qu'on  dé- 
bite aux  alentours  des  barrières.  Et  le  Grand-Sainî- 
Nicoîas,  l'estamiuet  des  pégossiers,  et  VAbattoir 
sont  peut-être  ies  plus  dangereux  de  ces  débits,  et 
cependant  les  plus  fréquentés,  parce  que  les  gouttes 
y  sont  très-copieuses,  c'est-à-dire  qu'ils  tuent  en 
moins  de  temps  que  leurs  confrères. 

Lorsque  le  père  Moscou  a  absorbé  une  dizaine  de 
tournées  de  cet  horrible  breuvage,  ivre  de  poison 
déguisé  sous  le  nom  d'eau-de-vie,  il  regagne  en 
chancelant  son  pauvre  gîte,  se  jette  sur  le  tas  de 
paille  maculé  qui  compose  son  mobilier,  et  s'endort 
en  fredonnant  son  refrain  favori  : 

Si  vous  passez  sur  la  place  Vendôme,  etc.,  etc. 

Le  lendemain,  il  recommencera;  de  longues  an- 
nées s'écouleront  toujours  semblables,  toujours  ac- 
compagnées des  mêmes  joies,  des  mêmes  souffran- 
ces; il  ne  sera  jamais  plus  heureux  ni  plus  malheu- 
reux un  jour  que  l'aulr^,  U  aura  toujours  froid  en 


-.  318  — 

décembre,  il  grillera  en  juin,  sans  se  plaindre,  sans 
murmurer,  sans  accuser  le  son,  sans  mau«iire  les 
heureux  de  ce  monde;  en  ayant  toujours  une  parole 
compatissante  pour  ceux  qui  souffrent  de  la  faim  et 
de  la  maladie,  une  larme  pour  ceux  qui  pasuent 
Varme  à  gauche.  Et  c'est  là  l'existence  de  milliers 
d'individus  qui  chaque  jour  foulent  le  pavé  de  la 
grande  ville.  Parmi  eux  il  se  trouve  des  hommes 
jeunes  et  vigoureux,  d'autres  qui  ont  occupé  des 
positions  élevées  dans  le  monde,  des  femmes  jeunes 
et  quelquefois  belles,  qui  vivent  avec  une  résigna- 
tion toute  philosophique,  s'habituent  à  la  misère  et 
meurent  sans  avoir  jamais  envié  ce  qu'elles  voient 
aux  autres,  mais  aussi  souvent,  sans  avoir  pensé  uu 
seul  moment  à  l'abjection  de  leur  position.  L'eau- 
de-vie  leur  a,  dès  l'enfauce,  anéanti  l'intelligence. 


l'aristocratie  de  la  chiffe. 


Vjnelquefuis,  lorsque  les  bras  manquent  dans  les 
usines  d'alentour,  les  industriels  viennent  deman- 
der des  h  mmes  de  bonne  volonté  à  la  maison  delà 


—  319  — 

mère  Marré,  où  ils  sont  cerlaius  de  rencontrer  beau- 
coup de  monde,  car  il  n'y  a  pas  moins  de  trois 
cents  locataires  dans  les  chambrées  de  la  vieille 
femme.  S'il  fait  mauvais,  s'il  pleut,  par  exemple,  ils 
trouveront  quelques  rares  individus  qui  daigneront 
peut-être  leur  donner  un  coup  de  main;  mais  dès 
que  le  beau  temps  reviendra,  au  moindre  rayon  de 
soleil,  ils  s'envoleront  comme  une  nichée  d'oiseaux 
aux  premiers  jours  du  printemps  en  disant  ; 

—  Nous  aimons  mieux  chiffonner,  vivre  à  notre 
guise,  en  liberté,  au  grand  air,  comme  devrais  ani- 
maux que  nous  sommes. 

Un  goujat,  un  marmilon  est  fier  de  son  métier,  du 
Pascalyilen  est^e_mêmftdu  cbiffonnifir  qui  aime  son 
industrie,  parce^iJL.gllfiIuLiiûime-dxoit  au  vagabon- 
dage dans  les  rues  de  Parix4uUl^>4ofer^ù  il  vil  dans 
une  indépendance  ^omj^lèlp,  sans  soufjs  du  lende- 
main, sans  souvenirsj:iu  passéj-à4a-grâce  de  Dieu, 
se  fiant  aux  bonnes  ^  m  es  p  t  à  1  a  multiplicité  des  publi- 
cations liiléraires,  et  bénissant  la  fécondité  toujours 
croissante  des  auteurs  dramatiques,  des  romanciers  et 
des  écrivains  qui  fournissent  de  quoi  ne  pas  mourir 
de  faim. 

Aussi  y  a-t-il  une  espèce  d'aristocratie  dans  la 
chiffe,  ils  comptent  leur  noblesse  par  génération; 
il  y  a  des  chiffonniers  de  naissance  et  des  parve- 
nus ;  ceux-là  £ont  liers  de  leurs  ancêtres,  ils  eu  par- 


^  320  — 

leat  avec  une  espèce  d'orgueil;  il  n'est  pas  rare 
d'entendre  un  de  ces  hommes  bizarres  vous  dire  en 
relevant  la  tête  : 

—  Dans  notre  famille  on  porte  la  hotte  de  père 
en  fils,  il  n'y  a  jamais  eu  d'ouvriers  Chez  nous  on 
a  le  fusil  sur  l'épaule  ou  le  crochet  à  la  main. 

En  effet,  il  y  a  des  familles  entières  qui,  depuis 
six  générations,  exercent  cet  étrange  métier.  Lors- 
qu'un des  fils  part  pour  l'armée ,  tous  les  parents, 
jusqu'aux  cousins  les  plus  éloignés  et  leurs  amis, 
se  réunissent  pour  faire  la  conduite  au  jeune  soldat; 
il  font  une  quête  entre  eux,  qui  lui  est  remise  au 
moment  de  la  séparation,  et  tous  les  mois  ils  lui 
envoient  régulièrement  une  petite  somme  pour 
l'aider  à  charmer  les  ennuis  de  la  garnison.  Dès 
qu'il  a  fini  son  temps,  en  revenant  dans  ses  foyers, 
mot  un  peu  prétentieux  pour  désigner  les  bouges  où 
gît  cette  population,  le  jeune  soldat,  libéré  du 
service,  change  son  havresac  contre  une  hotte;  il 
redevient  chiffonnier  comme  devant;  ils  s'accou- 
plent chiffonniers  et  chiffonnières;  ils  donnent  le 
jour  à  de  jeunes  chiflonniers,  qui,  à  leur  tour, 
seront  glorieux  de  prouver  un  jour  aux  populations 
à  veuir  que  bon  sang  ne  peut  mentir;  ils  mourront 
la  hotte  au  dos,  le  crochet  à  la  main,  en  explorant 
quelque  monceau  d'immondices.  L'ambition  n'est 
pas  encore  venue  troubler  la  cervelle  de  ces  braves 


—  321  — 

gens  et  leur  faire  rêver  pour  leurs  fils  des  positions 
plusélevé?s  que  celle  des  parents.  Ils  n'ambition- 
nent ni  le  doctorat,  ni  le  notariat,  ni  Vélude  d'a- 
voué ou  d'huissier ,  ni  ce  fameux  barreau  qui  mène 
à  tout,  disent  les  vaudevillistes,  et  qui,  en  résumé 
de  compte,  a  produit  plus  d'existences  déclassées 
que  de  gens  arrivés.  Ils  ne  se  laissent  point  leurrer 
par  les  apparences,  ils  sont  trop  philosophes  pratique 
pourcela;  d'ailleurs,  ils  connaissent  les  goûts  de  leurs 
enfants;  ils  savent  qu'en  chassant  le  naturel  vio- 
lemment, ils  ne  feront  que  précipiter  son  retour  au 
grand  galop. 

Devenu  vieux  et  infirme,  le  chiffonnier  n'ira  pas  à 
l'hôpital,  ses  voisins  ne  le  souffriraient  pas;  ils  l'as- 
sisteront; ils  feront  des  collectes  pour  lui  don- 
ner le  nécessaire,  ils  se  priveront  pour  lui  procu- 
rer quelques  petites  douceurs.  C'est  à  qui  lui  por- 
tera du  tabac,  des  pipes  et  le  demi-setier  d'eau- 
de-vie,  qui  est,  pour  ces  natures  brûlées,  d'une 
nécessité  plus  immédiate  que  le  pain.  Le  chiffonnier 
pur  sang  a  horreur  de  l'assistance  publique;  il  re- 
garde comme  un  déshonneur  d'être»^inscrit  au  bu- 
reau de  bienfaisance.  Il  proclame  tout  haut  à  qui 
veut  l'entendre  que  tout  homme,  à  moins  qu'il  ne 
soit  infirme,  doit  gagner  sa  vie,  nourrir  sa  famille, 
élever  sesenfanls  jusqu'à  leur  première  communion. 
Après,  ilss'arrangerout;  ils  feront  comme  les  autres. 

ParU  (mçcdote  o  | 


—  322  — 
VI 

LE    GÉNÉRAL. 

Mais,  place!- place!  voici  venir  le  général,  l'anta- 
goniste du  père  Moscou,  son  rival,  mais  son  meil- 
leur ami;  il  est  monté  sur  son  grand  cheval,  la  ba- 
taille sera  rude. 

Le  général  est  un  vieillard  de  soixante  ans, 
grand,  maigre,  allongé,  qui  marche  toujours  pensif 
et  la  tête  baissée,  semblant  se  conformer  à  sa  triste 
pensée;  il  parle  peu  parce  qu'il  réfléchit  beaucoup, 
dit-il.  Lorsqu'il  fait  seller  son  grand  cheval  pour 
partir  au  pays  des  chimères,  c'est  à  peine  s'il  daigne 
adresser  la  parole  aux  valets  qui  lui  offrent  le  coup 
de  l'élrier. 

Seller  son  cheval,  veut  dire  pour  le  général  ava- 
ler quinze  ou  vingt  grands  verres  d'cau-de-vie,  qui 
vont  joindre  une  dizaine  de  litres  de  vin  qu'il  a  ab- 
sorbés pendant  sa  journée,  en  faisant  ses  courses 
avec  les  amis.  Il  ne  boit  jamais  que  debout,  devant 
le  comptoir,  il  n'y  a  que  les  ivrognes  qui  s'asseoient 
au  cabaret,  dit-il,  c'est  un  principe  arrêté  chez  lui. 
Son  heure  «Tivée,  à  la  nuit  close,  il  fait  sa  tournée 


—  323  — 

de  rogomisteen  rogomiste;  il  arrive  au  pont  de  Ve- 
nise du  faubourg  du  Temple  vers  minuit  et  demi; 
c'est  là  qu'il  livre  ses  batailles. 

Avec  une  gravité  imperturbable;  il  pose  sa  hotte 
contre  une  borne;  il  est  absorbé;  il  ne  voit  plus 
les  passants  attardés  qui  le  regardent  avec  curio- 
sité; il  se  frappe  le  front,  selon  qu'il  est  mécon- 
tent ou  satisfait  de  l'inspection  qu'il  vient  de  passer 
de  son  armée  imaginaire  ;  il  s'écrie  : 

—  Tant  pis  !  nous  attaquerons,  Dieu  protège  nos 
armes!  Tudieu  !  Ils  sont  à  nous;  soldats!  imitez 
votre  général  et  vous  ferez  votre  devoir;  l'affaire 
sera  chaude,  mais  j'ai  confiance  en  ce  courage  dont 
vous  m'avez  donné  tant  de  preuves. 

Il  compose  son  étal-major  avec  tous  les  noms 
des  boutiquiers  qu'il  lit  sur  les  noms  d'alentour, 
noms  qu'il  sait  par  cœur.  D'ailleurs,  les  liquoristes, 
les  marchands  de  vins  qui  lui  font  crédit  sont  tou- 
jours ses  généraux  de  division  et  ses  chefs  de  corps. 
Une  heure  sonne,  la  bataille  commence,  voilà  notre 
chiffonnier  général  pour  deux  heures, 

—  Commandant  Renard,  prenez  deux  escadrons 
de  hussards  et  a'iez  faire  une  reconnaissance  jus- 
qu'à ce  bouquet  de  chênes,  qui  domine  cette  colline 
à  notre  droite,  tandis  que  vous,  général  Briant,  vous 
vous  porterez  avec  toute  votre  division  sur  le  vil- 
lage, vous  n'attaquerez  qu'après  avoir  reçu  des  oir- 


-  32i  - 

dres  formels.  Dailleurs,  vous  serez  soutenus  par  la 
brigade  Germain,  qui  tiendra  le  ravin,  et  par  le  ré- 
giment léger  du  colonel  Vessier,  qui  a  dû  s'empa- 
rer des  hauteurs  et  dont  j'allends  des  nouvelles. 

Puis,  il  monte  sur  la  passerelle,  fait  une  lor- 
gnette de  sa  main,  regarde  tout  autour  de  lui  : 

—  Rien ,  rien ,  le  colonel  aurait-il  été  prévenu 
par  Tennemi?  Non,  c'est  impossible,  nous  aurions 
entendu  sa  fusillade!  —  Ah!  voici  la  division 
Briant  qui  s'étend  dans  la  plaine.  —  Braves  en- 
fants !  —  Votre  général  salue  ceux  d'entre  vous  qui 
ne  répondront  pas  à  l'appel  de  ce  soir!  —  Oh!  la 
gloire!  la  gloire I —  Mais,  que  vois-je  ?  un  aide  de 
camp;  il  est  blessé.  Eh  bien?  —  Le  colonel  Vessier 
a  emporté  la  hauteur  à  la  baïonnette.  — C'est  bien, 
je  suis  content.  Où  est  donc  mon  porte-cartes?  Fir- 
miii!  Firmin!  prends  le  nom  du  capitaine,  je  ne 
l'oublierai  pas.  —  Le  canon...  il  écoute.  Un,  deux, 
trois,  et  un  quatrième  coup  double.  —  Ceci  m'an- 
nonce que  le  deuxième  corps  d'armée  commandé 
par  le  général  Boyer  est  en  ligne  devant  l'ennemi. 
—  Tout  va  bien.  —  Maintenant  c'est  à  moi,  qui  ré- 
ponds à  la  patrie  de  tout  s  ces  têtes,  de  tous  ces 
braves  et  beaux  régiments,  c'est  à  moi  de  faire  mon 
levoir  en  ménageant  la  vie  de  tous. 

Une  des  horloges  de  l'hôpital  Saint-Louis  sonne. 
-  C'est  le  moment,  dit  le  général.  Le  signal  donné 


—  3£?î  — 

d'un  iiôpital,  mauvais  présage,  un  Romain  recule- 
rait ..  Non,  c'est  que  ce  soir  nos  ennemis  encom- 
broront  les  vastes  salles  de  douleurs. 

11  se  recueille  un  moment  comme  pour  prier,  et 
il  retourne  prendre  son  poste  d'observation  sur  le 
Rialto  du  faubourg  Saint-Antoine;  un  moment 
après  il  redescend,  consulte  une  vieille  carte  géo- 
graphique posée  sur  une  borne;  il  prend  son  cro- 
cîiot  d'une  main  ferme,  et  s'écrie  d'une  voix  pnis- 
s:inie  :  — Vous,  monsieur,  attaquez  le  bois;  empa- 
rez-vous-en ,  coûte  que  coûte.  Vous,  monsieur, 
vous  soutiendrez  le  général  Briant  avec  toutes  vos 
forces,  et  vous,  colonel,  à  la  tête  du  pont...  Lieu- 
tenant, à  cheval,  portez  ceci  au  général  Bri^nt... 
C'est  l'ordre  d'attaquer,  messieurs...  A  vos  postes 
ei  souvenez-vous  que  la  patrie  compte  sur  vous. 

Pendant  quelques  minutes  il  parcourt  les  bords 
du  canal,  il  descend  sur  la  berge,  il  examine,  re- 
monte l'escalier  de  la  passerelle,  puis  s'écrie  : 

—  Deux  régiments  pour  enlever  cette  redoute.. . 
Allons,  enfants,  je  vous  envoie  à  la  gloire  et  à 
l'immortalité,  car  on  saura  que  c'est  vos  invincibles 
drapeaux  qui  ont  les  premiers  été  plantés  au  milieu 
de  ces  bouches  à  feu  meurtrières.  —  En  avant,  à  la 
baïonnette! — Grand  Dieu  !  ils  sont  repoussés  !  Géné- 
ral Roumy,  assemblez  toute  votre  cavalerie  et  jetez- 
la  fiurces  insolents;  culbutez-moi  ça...  Chargez. — 


—  326  - 

Oh  !  nous  n'eu  vien  Irons  donc  pas  à  bout  ?  —  Qu'on 
amène  rartillerie,  el  vous,  général  Prévost,  faites 
jeter  un  pont  sur  ce  bras  de  rivière,  je  me  charge 
de  conduire  toute  ma  réserve- 

Enfin  la  bataille  est  engagée  sur  toute  la  ligne, 
«anons  et  caissons  roulants  font  crier  leurs  essieux, 
cavalerie,  infanterie  et  artillerie,  tous  se  mêlent, 
se  culbutent,  se  tuent,  le  général  passe  le  pont  du 
canal;  il  se  remue,  marche,  court,  avance,  recule, 
■^uis,  il  pousse  un  grand  cri  et  s^assied  sur  une 
"îorne. 

—  Encore  une  victoire,  dit-il;  oh!  la  guerre,  le 
sang!  Demain,  que  de  mères  éplorées!  que  de  fa- 
milles en  deuil  !  que  d'amantes  et  de  femmes  veu- 
ves! Seigneur!  Seigneur!  que  celui  qui  le  premier 
a  porié  sur  la  terre  ce  terrible  fléau  soit  maudit  à 
jamais! 

Parcourons  ce  vaste  champ  de  carnage  et  donnons 
à  chacun  les  éloges  qui  lui  sont  dus. 

Il  reprend  tranquillement  sa  hotte  et  continue 
sa  récolte  de  chiffonnier  comme  si  rien  n'était.  Il 
se  croit  sans  douie  revêtu  de  son  brillant  uniforme, 
distribuant  ses  récompenses  et  ses  encouragements 
à  ses  troupes  rangées  sur  le  champ  de  bataille  con- 
quis par  elles. 

C'est  là  un  fait  psycologique  bien  curieux  à  ob- 
serve". Voici  un  homme  qui  n'a  jamais  eu  le  bon- 


—  327  — 

heur  d'avoir  eu  un  mauvais  numéro  et  de  servir. 
Lorsqu'il  est  à  jeun  il  ne  parle  jamais  ni  de  victoires 
ni  de  gloire;  il  ne  pense  même  pas  à  l'état  militaire, 
et,  dès  qu'il  est  ivre,  il  ne  rêve  que  victoires  et 
conquêtes,  batailles  et  combats.  Quelle  révolution 
se  fait-il  donc  dans  son  cerveau  ?  Par  quelles  transi- 
lions  ce  bonhomme  si  pacifique  arrive-t-il  à. ces 
idées  de  mort,  de  haine  et  de  carnage?  G'est-là  un 
problème  que  nous  laissons  à  résoudre  aux  mem- 
bres de  l'Académie  des  sciences  morales. 


VU 


LÀ   PÉNITENCE. 

Le  général  ne  se  grise  qu'à  ses  heures;  depuis 
deux  ans  que  nous  habitons  le  faubourg  du  Temple, 
nous  avons  eu  occasion  d'assister  à  plu»  de  vingt 
de  ses  victoires,  soit  au  canal,  soit  au  marché  Saint- 
Martin.  Enfin  nous  avons  Uni  par  causer  avec  lii 
quelques  soirs  où  il  n'était  pas  moulé  sur  son  grand 
cheval  de  baliille. 

Un  soir,  nous  le  renconlràmes,  il  était  encore 
plus  pensif  que  de  coutume  ;  il  éiait  tristement  assis 
sur  un  des  bancs  du  boulevard  Saint-Martin: 


—  328  - 

—  Eh  bien,  général,  quelles  nouvelles?  il  fait 
beau  temps  pour  une  bataille  ce  soir,  n'est-ce  pas? 

—  Ne  m'en  parlez  pas,  j'ai  mal  agi  aujourd'hui, 
je  m'en  veux. 

—  Grand  Dieu  !  mais  qu'avez-vous  donc  fait  2 

—  Je  me  suis  ivrogne  hors  de  mes  heures,  dans 
?a  journée,  c'est  ignoble! 

—  Bdh  !  bah  !  avec  un  verre  de  vin  ça  s'oubliera. 

—  Non,  monsieur;  certes,  je  ne  suis  pas  de  ceux 
qui  disent  :  je  ne  me  soûlerai  plus,  ça  me  serait 
impossible;  je  manquerais  à  mon  serment  tous  les 
jours;  c'est  absolument  comme  si  je  disais  :  Je  veux 
un  autre  nez.  Mais  je  croyais  être  arrivé  à  ne  me 
griser  qu'à  mes  heures,  1,^  nuit,  quand  les  gamins 
sont  couchés  qu'ils  ne  peuvent  plus  nous  suivre. 
Aujourd'hui  je  suis  rentré  chez  moi  avec  tout  un 
collège  à  ma  suite;  c'est  niais,  c'est  ignoble;  je  me 
punirai,  je  ne  boirai  pas  de  huit  jours. 

—  Comment  ferez-vous? 

—  Oh!  c'est  facile,  je  n'ai  pas  de  crédit,  pas 
d'argent,  je  ne  travaillerai  pas,  il  ne  m'en  viendra 
pas,  je  serai  sobre  forcément. 

Ainsi  le  général  s'imposait  lui-même  sa  pér.i- 
tence,  et  il  l'exécutait  jusqu'au  bout. 


VIII 


L    ABSOLUTION. 


Il  tint  son  serment,  mais  le  neuvième  jour  ol 
plutôt  la  neuvième  nuit,  il  galopa  tellement  sur 
son  grand  cheval,  qu'à  minuit  on  le  trouva  ivre, 
endormi  au  milieu  de  la  rua  du  Faubourg-du- 
Temple,  il  n'avait  pu  regagner  sou  donicile.  Un 
acteur  sortant  de  son  théâtre  le  trouva  là  gisant.  Il 
en  eut  pitié  et  le  releva  pour  le  mettre  au  coin 
d'une  borne,  de  peur  qu'il  ne  fût  écrasé  par  les 
voitures. 

Le  général,  se  sentant  remuer,  se  réveille  tout  à 
coup. 

-  Que  me  veut  on?  dit-il. 

—  On  ne  vous  veut  rien ,  mais  vous  pouvez,  être 
écrasé  là  où  vous  êtes. 

—  Tiens,  c'est  vrai!  vous  êtes  un  bon  diable, 
vous.  Nous  allons  prendre  une  goutte  ensemble. 

—  Non,  je  n'ai  pas  soif;  rentrez  chez  vous. 

—  Je  tiens  à  vous  remercier;  vous  boirez  ce  que 
vous  voudrez. 


—  Je  ne  veux  rien. 

—  Vous  ne  voulez  rien,  vous  faites  le  fier. 
L'arlisle  s'éloignait  à  ces  mois. 

—  Ah!  vous  me  refusez;  eh  bien,  je  veux  vo« 
donner  des  remords  ;  je  me  recouche  là,  on  m'écra- 
sera et  ce  sera  votre  faute. 

Et  il  se  recoucha;  l'arlisle  revint  le  relever,  et  il 
fallut  passer  par  où  il  voulait,  c'est-à-dire  entrer 
chez  le  marchand  de  vin  avec  lui,  car  il  s'était  déjà 
rendormi. 

Voilà  le  général  au  moral  et  au  physique.  Quant 
à  ses  ant^îcédenls,  personne  ne  les  connaît  ;  per- 
sonne ne  sait  d'où  il  vient  ni  ce  qu'il  a  fait  jadis.  Il 
n'est  pas  chiffonnier  de  naissance,  il  parle  français 
avec  pureté,  il  est  poli,  bien  élevé;  on  voit  que  cet 
homme  a  dû  avoir  éié  autre  chose  que  ce  qu'il  est. 
Quant  aux  mille  histoires  qu'on  lui  a  fabriquées, 
nous  n'en  croyons  pas  un  mol. 


—  331  — 
IX 

PROBITÉ    DES    CHIFFONiNIERS. 

Nous  avons  fini  notre  dernier  article  en  parlant 
des  secours  que  les  chiffonniers  se  donnaient  entre 
eux,  en  citant  quelques  traits  de  probité  et  d'or- 
gueil de  cette  classe;  mais  nous  ne  nous  sommes 
peut-être  pas  assez  étendu  sur  l'ariicle  probité,  car 
devant  les  tribunaux  on  ne  rencontre  jamais  de  chif- 
fonniers proprement  dits,  ce  sont  des  receleurs,  des 
marchands  de  bric  à  brac  qui  prennent  ce  titre  et 
non  de  véritables  enfants  de  la  chiff't;. 

Du  reste,  c'est  une  chose  remarquable,  en  parcou* 
/ant  les  statistiques  des  bagnes  pendant  les  quinze 
dernières  années,  il  n'est  que  trois  professions  qu'on 
n'y  voie  pas  figurer;  ce  sont  les  huissiers,  les  co- 
médiens et  les  chiffonniers  :  les  trois  professions 
les  plus  calomniées  des  temps  modernes. 

Le  chiffonnier  est  ami  de  l'ordre;  il  respecte  Tau- 
tOTJlé  qui  du  reste  le  tolère,  et  d'assez  bonne  grâce, 
et  l'a  souvent  soutenu  contre  les  projets  de  certains 
spéculateurs  qui   ne  tendaient  à  rien  moins  qu'à 


—  332  — 

anéantir  celte  inléressante  profession  bohémienne. Ce 
sentiment  de  soumission  et  ce  respect  apparent  tien- 
nent d'ailleurs  à  plusieurs  causes.  D'abord  sa  position 
v's-à-visde  l'administration  delà  police  qui,  pour  lui 
accorder  sanicdaille.  exige  plus  de  garanties  que 
pour  un  inspecteur  général.  Il  lui  faut  des  certificats 
de  toutes  s'ortes^^dë'^^oone  vie  (  t  mœurs,  de  bonne 
conduite,  des  quittances  de  loyers  et  enfin  des  pa- 
piers. Ce  mot  de  papier  semble  bien  innocent  au  pre- 
mier_abiij:d»jaaiiiL_çache  son  jeu  ;  il  est  terrible, 
gros  de  menaces  et  de  difficultés,  il  est  inexplicable, 
multiforme,  muliilogue,  il  ne  veut  rien  dire,  il  si- 
gnifie tout.  Dans  notre  civilisation  un  homme  qui. 
n'a  pas  de  papiers  est  un  homme  perdu. 

Qu'est- ce  que  le  papier?  Personne  ne  Ta  jamais  su. 
C'est  un  des  termes  de  cette  terrible  langue  admi- 
nistrative que  personne  ne  parle  et  ne  comprend,  et 
qui  s'écrit  sur  de  si  vilaines  petites  feuilles  de  pa- 
pier, entachées  du  timbre,  qui  coûte  si  cher. 

Eofîn  pour  être  chiffonnier  reconnu,  patenté,  mé, 
daillé,  il  faut  n'avoir  jamais  subi  de  condamnation, 
et  presque  fournir  un  examen  de  conscience,  pour 
être  digne  d'entrer  danse:  noble  corps.  Aussi  vous 
disent-ils  avec  fierté  : 

—  N'exerce  pas  natre  métier  qui  veut!  il  fauv 
être  des  bons. 

La  probité  de  cette  classe  est  proverbiale,  chaque 


_  333  — 

jour  on  voit  de  ces  hommes  en  guenilles,  venir 
porler  chez  les  commissaires  de  police  des  objets 
d'une  grande  valeur,  des  couverts  d'argent,  des  nion- 
»rcs,  des  bourses  et  des  porleteuilles  qu'ils  trou- 
vent dans  leurs  fouilles.  Ces  faits  se  renouvel'eni  si 
fréquemment  que  l'administration  a  décidé  qu'une 
lécompense,  médaille  ou  argent,  nous  ne  savons,  se- 
rait accordée  aux  auteurs  de  ces  actes  de  probité. 

Toutes  les  semaines,  depuis  quelque  temps,  le 
Moniteur  insère  sous  le  titre  d^ Epaves  parisiennes^ 
une  longue  liste  d'objets  trouvés  dans  les  rues.  Les 
cochers  de  voitures,  les  garçons  de  café  et  de  res- 
taurants et  les  chilîonniers  sont  ceux  qui  figurent  le 
plus  fréquemment  parmi  les  personn:  s  qui  viennent 
faire  la  déclaration  du  dépôt. 

Pour  nous  donner  un  exemple  de  la  probité  de 
ces  industriels,  le  propriétaire  d'un  de  ces  immon- 
des bouges,  connus  à  tort  sous  le  nom  de  garnis, 
nous  racontait  qu'un  jour  il  s'était  commis  un  vol 
dans  son  hôtel  ;  on  avait  volé  à  un  vieux  mendiant 
deux  paquets  d'allumettes  On  fît  des  recherches,  on 
bouleversa  la  maison,  on  ne  put  découvrir  le  voleur; 
six  mois  se  passèrent;  on  ne  pensait  plus  à  ce 
crime,  lorsqu'un  matin  un  jeune  chiffonnier,  qui 
n'était  plus  locataire  de  la  maison  depuis  plus  d'un 
terme,  vint  le  trouver  dans  son  cabinet  et  lui  dit  : 
—  Monsieur  Jean,  j'ai  des  remords  ;  j'ai  perdu 


—  334  — 

le  sommeil;  je  ne  peux  pas  vivre  ainsi.  J'ai  commis 
un  crime;  il  faut  que  vous  m'aidiez  à  réparer,  au- 
tant que  je  puis,  le  mal  que  j'ai  fait.  C'est  moi  qui 
ai  volé  les  allumeites  de  ce  pauvre  père  X...  Voici 
cinq  francs  que  j'ai  économisés  ;  prenez-les  ;  dé- 
sinléressez  la  victime  ;  mais,  je  vous  en  prie,  ne 
me  déshonorez  pas  ;  qu'on  ne  sache  jamais  que  c'est 
moi  qui  suis  le  voleur. 

Le  logeur  fut  très-embarrassé  à  son  tour  ;  enfin, 
le  soir,  il  assembla  ses  locaîuires  et  leur  dit  i 

—  Vous  vous  souvenez  de  Z...?  il  a  hérité;  et, 
comme  il  n'a  pas  oublié  les  amis,  voici  deux  francs 
qu'il  a  remis  pour  qu'où  boive  à  sa  santé. 

Puis,  il  glissa  les  trois  autres  francs  dans  la 
main  du  vieux  mendiant.  Il  faut  avouer  que  ce  lo- 
geur était  un  homme  bien  ingénieux  et  surtout 
plein  d'imagination.  Il  avait  passé  tout  un  jour  à 
trouver  ce  subterfuge. 


—  snii  — 


MONSIEUR    BASTIE^^  —  SON     ÉCOLE. 


Avant  de  quitter  pour  jamais  la  maison  de  !a  mère 
Marré,  nons  devons  dire  un  mot  de  M.  Bastieii, 
l'instituteur  sans  diplôme. 

Jadis  le  chiffonnier  vivait  dans  une  ignorance 
complète;  le  papier,  pour  lui,  n'avait  qu'une  valeur 
mercantile.  Aujourd'hui  il  s'est  piqué  d'honneur,  il 
a  voulu  marcher  avec  le  siède  des  lumières.  H  s'est 
senti  le  besoin  de  savoir  ce  que  pouvaient  dire  ces 
loques  qu'il  entassait  pêle-mêle  dans  sa  hotte.  11  a 
voulu  faire  comme  tout  le  monde,  il  a  envoyé  ses 
enfants  à  l'école;  et  lui-même  il  a  làché, autant  que 
faire  se  pouvait,  de  réparer  la  négligence  de  ses 
parents  ;  il  s'est  mis  à  apprendre  à  lire,  il  suit  la 
politique  dans  les  journaux,  il  discute  la  question 
d"Oiient  et  les  opérations  de  la  Baliique. 

M.  Bastien,  qui  est  un  homme  d'intelligence  et 
d'initiative,  a  vu  tout  le  parti  qu'il  pouvait  tirer  de 
;ette  fureur  de  connaître  et  s'est  établi  maître  d'é- 


-  33G  — 

cole,  sans  brevet  du  gouvernement  A  huit  heures 
du  soir,  moment  où  les  travaux  du  jour  ont  cessé, 
et  les  magasins  n'étant  pas  encore  fermés,  ceux  de 
la  soirée  ne  commencent  qu'à  dix  heures,  la  nichée 
de  la  maison  Marré  est  complète,  M .  Bastien  des- 
cend dans  la  cour  et  fait  entendre  ce  cri  : 

—  Les  amis,  les  amis,  à  l'école,  à  lécole  ! 

Quelques  instants  après,  jeunes  filles,  hommes, 
femmes,  petits  garçons  et  vieillards  viennent  se 
mettre  sur  deux  rangs  en  silence. 

M.  Bastien  passe  Tinspection  de  sa  troupe,  compte 
ses  élèves,  frappe  deux  coups  dans  ses  mains,  et 
l'on  entre  en  classe.  C'est  un  grand  hangar,  une  sorte 
d'écurie.  Au  milieu  de  la  salle  il  y  a  deux  tonneaux 
sur  lesquels  est  posée  une  grande  planche  qui  sert 
de  chaire  au  professeur.  Les  élèves  sont  assis  qui 
sur  de  la  paille,  qui  sur  des  escabeaux,  d'autres  sur 
des  bancs  formés  de  deux  piquets  fichés  en  terre  et 
d'une  barre  transversale. 

A  un  signal  donné  par  le  moniteur,  tout  le  monde 
se  lève,  et  M.  Bastien  fait  son  entrée  triomphale. 
On  se  découvre,  on  salue  ;  les  dames  font  la  révé- 
rence. Le  professeur  s'incline  devant  son  auditoire 
et  fait  la  prière  en  latin,  ne  vous  en  déplaise.  Au 
signal  du  moniteur,  tout  le  monde  se  rassied,  et 
M.  Bastien  commence  sa  leçon  par  la  lecture  à  haute 
voix  en  commun,  puis  chacun  lit  à  son  tour,  et  les 


-  337  — 

élèves  se  reprennent  entre  eux,  comme  à  la  mu- 
tiielle. 

C'est  un  spectacle  curieux  que  de  voir  professer 
M.  Bastien,  avec  quelle  gravité  il  rappelle  à  Tordre 
les  insubordonnés,  et  combien  il  est  pénétré  de  son 
importance.  Une  chose  non  moins  curieuse,  c'est  le 
respect  des  disciples  pour  le  maître.  Tout  ce  qu'il 
dit  est  parole  d'Évangile  ;  M.  Bastien  est  un  savant; 
il  y  a  soixante  et  dix  ans  qu'il  sait  lire;  il  n'a  pas 
oublié!  N'importe!  ce  que  vous  lui  présentez,  li- 
vres, journaux,  écriture,  lettre,  il  lit  tout  couram- 
ment sans  tâtonner  ! 

La  bibliothèque  de  M.  Bastien  se  compose  d'une 
vieille  grammaire  de  Lhomond  mise  à  la  réforme 
par  quelque  écolier  mutin  et  tapageur,  d'un  alma- 
nach  de  Napoléon  par  Marco  deSaint-Hilaire,  et  du 
Guide  de  l'ouvrier,  par  Emile  Jacglé,  le  législateur 
des  carrefours.  Après  la  leçon  de  lecture,  M.  Bas- 
lien  commente  ce  code  en  miniature  ;  il  enseigne  à 
chacun  ses  droits  et  ses  devoirs  envers  la  société, 
les  patrons,  le  gouvernement  et  T Église.  Puis  il 
finit  par  quelques  petites  anecdotes  de  troupiers. 
Lorsque  la  mère  Marré  n'a  pas  été  sage,  qu'elle  a 
trop  crié,  qu'elle  a  tarabusté p:ir  trop  ses  locataires, 
M.  Bastien  égayé  l'auditoire  en  lisant  quelques  ar- 
ticles du  Code  des  portierSj  du  même  législateur, 
précieux  cade^  u  fait  à  l'école  par  le  père  Moscou, 

9T( 


—  338  — 

qui  est  inflexibk  sur  ses  droits,  dont  il  veut  jouir 
dans  leur  plénitude  ;  il  ne  paye  pas  son  loyer  pour 
rien.  M.  Bastien  ne  manque  jamais  de  terminer  sa 
lecture  comique  par  cette  facétieuse  observation  : 

—  Messieurs,  remercions  M.  Jacglé  d'avoir  com- 
posé cet  ouvrage  ;  il  était  bien  nécessaire,  il  paraît, 
pour  mellre  un  frein  à  la  tyrannie  de  monsiei)r  et  de 
madame  Ducordon,  puisqu'il  a  été  vendu  à  cent 
mille  exemplaires  Faut  il  qu'il  y  ait  du  monde  qui 
ait  eu  à  se  plaindre  de  cet  aimable  couple  ! 

Il  se  lève  ;  il  récite  une  prière  en  lalin  que  je 
soupçonne  être  un  distique  emprunté  à  Horace.  Mais 
le  pauvre  vieillard  l'aura  trouvé  dans  un  livre  en 
épigraphe;  il  a  vu  que  c'était  du  latin;  donc  ce  doit 
être  une  prière,  se  sera-t-il  dit.  Il  frappe  dans  ses 
mains;  on  reprend  les  rangs,  le  moniteur  en  tête;  on 
sort  en  silence  et  l'on  ne  se  sépare  que  dans  la  cour, 
après  une  admonition  et  sur  un  signal  du  maître. 

M.  Bastien,  ne  voulant  pas  compromettre  sa  di- 
gnité de  professeur,  ne  cbilfonne  plus  depuis  six 
ans;  il  est  d'ailleurs  vieux,  infirme  et  presque 
Lvcugle.  Son  école  et  la  lecture  du  journal  de  la 
veille,  qu'il  fait  tous  les  jours  à  haute  voix  depuis 
le  titre  jusqu'au  nom  de  rimprimeur,  lui  rapportent 
à  peu  près  de  quoi  vivre,  deux  francs  par  jour,  sans 
compter  les  nombreuses  gouttes  qu'on  lui  offre  à 
l'Abattoir.  M.  Bastien  tient  son  public  au  courant 


-  339  — 

de  tout  ce  qui  s'imprime  pour  ou  contre  les  chif^ 
foniiiers.  Nous  ne  désespérons  pas  qu'un  de  ces 
soirs  cet  article,  tombant  de  chez  un  abonné  de 
Fiyaro  dans  la  hotte  d'un  de  ces  philosophes  noc- 
turnes, M.  Basiien  n'eu  fasse  la  lecture  à  son  audi- 
toire. Ayant  lait  tous  nos  efTorls  pour  être  vrai,  noui 
réclamons  son  indulgence. 


TABLE  DES  MATIERES 


Pagfl*. 

LES  INDUSTRIES  INCONNUES. 

ï,  La  loueuse  de  voilures  à  bras  et  sa  remise. 
—  Le  fabricant  d'asticots 5 

IT.  Un  mot  sur  les  artistes  populaires.  —  La 
cuiseuse  de  légume?.  —  Un  rentier  à  cinq 
francs  de  capital.  — Le  Tzigan  musicien.     21 

III.  L'Arlequin.  — L'employé  aux  yeux  de  bouil- 

lon. —  Les  loueurs  de  viande.  —  Le  peintre 
de  pattes  de  dindons.  —  Le  boulanger  en 
vieux,    elc Li 

IV.  Le  marchand  de  feu.  —  Les  bricoleurs.  — 

Les  réveillcurs.  —  L'ange  gardien.  —  Le 
favori  de  la  déesse.  —Les  contre-marques 

judiciaires 62 

V.  Correspondances.  —  Les  fêtes  et  foires.  — 
Les  jeux.  Le  90.  —  Le  lapin  immortel.  Le 
pâtissier  ambulant ...... 86 

2i2 


—  342  — 

VI,  Le  ptre  putatif.  —  Les  vieux  rubans.  — 
L'alelier  des  écloppées,  —  Le  berger  en 
ciiambre.  —  Un  (teraier  mol  surles  anges 

gardiens »  .  •  •     103 

VII.  La  fabrique  de  café  à  deux  sous  la  tasse.  — 
Manufacture  de  pipes  culoUées.  —  Le  de* 
vineur  de  rébus.  —  L'éleveuse  de  fourmis. 
—  L'exterminateur  de  chats.  —  Le  fabii- 
cant  de  crêtes  de  coq.  —  Le  pêcheur  de 
buissons.  —  La  loueuse  de  sangsues.  — 
Les  souris  blanches  el  les  rats  blancs.  .  .  125 
VIII.  Le  professeur  d'oiseaux.  —  La  bouillie 
pour  les  chats.  -  La  famille  Mcurt-de- 
Soif.  —  La  mère  Moskow.  —  Les  ribouis 
et  les  dix-huit.  —  La  zesteuse.  —  Un  der- 
nier mot  sur  le  berger  en  chambre.  —  Le 
fabricant  d'os  de  jambonneaux.  —  Le  mar- 
chand de  fumée.  —  Allumettes  chimiques 
deuxième  qualité.  —  Le  canardier.  —  Lt 
fabricant  de  Codes.  —  Un  poëte  lyrique 
vivant  de  son  état .     149 

LA   CHILDEBERT 172 

LES  OISEAUX  DE  NUIT 201 

LA  VILLA  DES  CHIFFONNIERS 217 

VOYAGE  DE  DÉCOUVERTE  DU  BOUI FVARD 
A  LA  COURT ILLE  PAR  LE  FAUBOURG 
DU  TEMPLE 233 


—  343  - 

I.  Le  bal  Chicard 271 

II.  Milord  l'Arsouille   (lord   S...) 286 

PARIS  INCONNU 303 

1.  La  villa  des  chiffonniers 305 

2.  La    mère    Marré.  .  .  .  , C08 

3.  Le  père  Moscou 311 

à.     Tf.pis-francs 3:6 

5.  L'aristocratie  de  la  cLiffe 318 

6.  Le   général 322 

7.  La  pénitence 327 

8.  L'absolution  . .  ,  329 

9.  ProbiLé   des  chiffonniers 331 

10.  Monsieur  Bastien.  Son  école. 335 


PARIS.  —    IMP.   BLOT  ET  FILS  AI^B,  ROE  BLBDB,  1. 


l.l;ys  4 
351 


.0  Bibliothèque 
iversité  d'Ottawa 
Echéonce 


The  Library 

University  of  Ottawa 

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CCC       PRIV/iT    C»ANG 
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PARIS    /NECC 


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